C’est pratiquement au rythme de l’escalade politique enclenchée par le 8 Mars que la délégation de journalistes libanais en visite depuis mardi à Ankara a tenu sa série de réunions avec de hauts responsables officiels et des députés du parti de la Justice et du Développement (AK) au pouvoir depuis plusieurs années.
Cette visite d’information a été initiée par le gouvernement turc dans le but bien précis d’exposer les grands objectifs géopolitiques d’Ankara dans la région. Et la crise gouvernementale provoquée par les alliés du camp syro-iranien aura permis d’illustrer explicitement cette ligne de conduite suivie par les dirigeants de la Turquie au Moyen-Orient.
C’est au cours de leur réunion hier après-midi au siège du Parlement avec le député Abdurrahman Kurt (d’origine kurde), président du groupe d’amitié parlementaire libano-turc, que les journalistes libanais ont eu confirmation de la décision des ministres du 8 Mars de claquer la porte du gouvernement. La discussion a aussitôt été naturellement axée sur les circonstances de cette démission collective qui pointait donc à l’horizon dès le début de la semaine. M. Kurt a indiqué que lorsque les premiers indices de l’escalade sont apparus, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, et son ministre des Affaires étrangères, Ahmed Davutoglu, ont entamé des contacts urgents avec les dirigeants saoudiens et syriens afin d’empêcher tout dérapage sur la scène libanaise.
Au Yémen où il se trouvait, M. Erdogan est entré en contact par téléphone, mardi, avec le président syrien Bachar el-Assad pour souligner clairement que la Turquie était contre la démission des ministres du 8 Mars, mettant en garde contre toute déstabilisation du pays du Cèdre. C’est cette même position de principe qui a été aussi au centre de l’entretien que le chef de la diplomatie turque a eu mardi, également au Yémen, avec son homologue saoudien, l’émir Saoud el-Fayçal. De source turque on indique que lors de cette entrevue, aussi bien M. Davutoglu que l’émir Fayçal se sont prononcés contre la chute du cabinet Hariri et contre toute escalade au Liban.
Cette question a été en outre discutée au cours de la réunion que M. Davutoglu a tenue hier, à Ankara, en fin de matinée (soit avant l’annonce de la démission des ministres du 8 Mars) avec le ministre syrien des Affaires étrangères, Walid Moallem. La visite de celui-ci à Ankara était programmée à l’avance, mais l’escalade politique au Liban a quand même été largement discutée entre les deux ministres et M. Davutoglu a souligné clairement devant son interlocuteur syrien que la Turquie était opposée à l’éclatement du gouvernement et à toute déstabilisation. Au cours d’une conférence de presse conjointe tenue à midi, M. Davutoglu devait réitérer sa position de principe sur ce plan.
Commentant les démarches pressantes des dirigeants turcs, M. Kurt a indiqué que la Turquie est disposée à entreprendre les démarches de médiation nécessaires et de faire même pression sur les parties concernées, afin d’éviter un dérapage à Beyrouth. Et dans ce cadre, il a précisé que M. Davutoglu pourrait effectuer sous peu une visite de conciliation au Liban afin d’entrer en contact avec « toutes les parties ». « Notre objectif fondamental est la stabilité du Liban et c’est pour cette raison que nous étions contre la démission des ministres et du gouvernement car, précisément, une telle démarche porte atteinte à la stabilité de votre pays », a déclaré (lors de la réunion de l’après-midi) le député du parti de la Justice et du Développement qui a précisé que des contacts au plus haut niveau devaient avoir lieu dans les heures qui viennent, après le retour de M. Erdogan à Ankara hier en fin de soirée, afin d’examiner l’opportunité d’une visite de M. Davutoglu à Beyrouth.
Les motivations d’Ankara
Dans le contexte présent, le gouvernement turc pourrait-il réussir là où l’Arabie saoudite et le Qatar ont échoué, et posséderait-il des moyens de pression efficaces sur la Syrie pour la contraindre de s’abstenir de toute escalade au Liban ? Rien n’est moins sûr. Mais il reste que les contacts entrepris dès mardi par les dirigeants turcs ainsi que les efforts de conciliation qu’ils pourraient lancer s’inscrivent parfaitement dans la nouvelle stratégie d’Ankara dans la région.
L’une des principales motivations de la Turquie dans le contexte présent est de jouer un rôle géopolitique prépondérant dans la région et de renforcer, dans ce cadre, son initiative de partenariat entre elle, le Liban, la Syrie et la Jordanie, parallèlement à ses efforts soutenus visant à paver la voie à son adhésion à l’Union européenne. Si elle désire jouer véritablement un rôle de trait d’union entre l’Europe et le Moyen-Orient, la Turquie se doit de consolider ses liens aussi bien économiques que géopolitiques avec le M-O, et plus particulièrement avec Beyrouth, Amman et Damas, d’une manière concomitante avec le processus d’adhésion à l’UE. Ce qui explique son souci de jouer, à titre d’exemple, un rôle de médiateur entre la Syrie et Israël. Et ce qui explique qu’elle se doit aussi d’affirmer sa présence lorsqu’une crise aiguë ébranle la scène libanaise.
Dans le sillage de ce rôle d’acteur régional qu’elle désire renforcer, la Turquie joue la carte de la stabilité et de la paix à l’échelle moyen-orientale. C’est cette option stratégique qui la pousse à intervenir directement, et de façon de plus en plus marquée et pressante, pour juguler et empêcher tout dérapage au Liban, ou aussi, d’une manière plus générale, pour assainir les relations libano-syriennes.
C’est par voie de conséquence sous ce double angle qu’il convient de percevoir les démarches urgentes entreprises par le Premier ministre turc et son ministre des AE dès que se sont manifestés les premiers indices de l’escalade. Il paraît évident, eu égard au contexte présent, qu’Ankara ne possède pas de baguette magique. Mais son rôle grandissant dans la région et à l’échelle internationale, combiné à sa puissance économique en pleine expansion, lui confère à n’en point douter d’importants atouts et des moyens de persuasion qui ne sauraient être négligés et sous-estimés.
Source L’Orient le jour