Turquie : "L’attentat de Suruç punit à la fois les Kurdes et l’Etat turc"
L’attentat suicide qui a fait au moins 30 morts ce lundi à Suruç, en Turquie a été commis par l’EI, selon le Premier ministre turc. Il souligne l’incroyable laissez-faire du président Erdogan face aux djihadistes. L’analyse d’Henry Barkey, spécialiste de la Turquie.
Le fait que l’attentat ait été perpétré à Suruç, ville à majorité kurde voisine de Kobané n’est pas un hasard ?
Non, en effet. L’attaque a un double objectif pour Daech. D’abord elle punit les Kurdes, qui en Syrie ont infligés une série de revers militaires à l’organisation Etat islamique. Ensuite elle fait payer son revirement à l’Etat turc qui a commencé à mener des arrestations dans les rangs des pro-Daech en Turquie. L’attaque montre aussi qu’il est incapable d’assurer la sécurité de ses concitoyens. Au passage, le fait que l’EI sache où et quand se tenait ce rassemblement de jeunes pour la reconstruction de Kobané, illustre une nouvelle fois le degré d’infiltration des djihadistes du côté turc de la frontière.
Cette attaque souligne une fois de plus l’ambivalence du président Recep Tayyip Erdogan vis-à-vis de Daech...
Oui. Pour Erdogan, les Kurdes de Syrie sont plus inquiétants que l’EI. Erdogan n’a pas caché son envie de voir Kobané tomber aux mains des djihadistes plutôt que dans celles du PYD, le principal parti kurde de Syrie. Il avait sévèrement critiqué les Etats-Unis pour leur aide militaire apportée aux Kurdes à Kobané. L’AKP (le parti islamo-conservateur d’Erdogan), très nationaliste, s’accommode des Kurdes qui lui sont soumis, en Turquie ou en Irak. Il maintient une alliance avec le dirigeant kurde irakien, le conservateur Massoud Barzani, qui a encouragé une partie de l’électorat kurde de Turquie à voter pour l’AKP. Mais il est très hostile au PYD, pendant syrien du PKK.
Un fait très récent illustre le laissez-faire des autorités. A l’occasion de l’Aïd, le 17 juillet, des centaines de sympathisants de l’EI se sont réunis dans le quartier d’Omerli, à Istanbul pour une prière publique. Un dirigeant de l’EI, Halis Bayancuk, également connu sous le nom d’Abu Hanzala, a exhorté les partisans de l’organisation à s’en prendre aux autorités qui ont commencé, ces derniers temps, à mener des arrestations dans les rangs de Daech en Turquie. On peut s’étonner que la police soit intervenue avec force gaz lacrymogènes à l’occasion la Gay Pride, fin juin, et laisse un millier de partisans de l’EI se réunir dans la plus grande ville du pays sans rien faire.
Le gouvernement Erdogan va-t-il enfin se montrer plus ferme face aux djihadistes ?
L’attentat de Suruç lui donnera peut-être le prétexte pour accélérer son revirement. Les signes d’impatience des Etats-Unis devenaient trop nombreux, et le soutien de Washington aux Kurdes de Syrie a sérieusement inquiété Ankara. Erdogan a trois façons de mettre en oeuvre cette nouvelle ligne : d’abord stopper les combattants en provenance d’Europe. Ensuite démanteler les infrastructures de Daech en Turquie : Jusqu’à récemment, un jeune ne parlant pas un traitre mot de turc pouvait débarquer à l’aéroport d’Istanbul et se trouver une semaine plus tard en Syrie. Cela suppose une organisation structurée d’accueil et de de soutien. Enfin il doit augmenter sa coopération avec la coalition en lutte contre Daech, en ouvrant, notamment, l’accès à la base d’Incirlik, ce que le gouvernement a refusé jusqu’à présent.
Henri Barkey est directeur du programme Moyen-Orient au Centre international Woodrow Wilson, à Washington.
Source : L’Express