Propos recueillis à Istanbul par Aliénor Ballangé
Comme le disait si justement Malraux, « le cinéma est une industrie ». Une industrie, une entreprise, qui nécessite des sources de financement, des clients, des magasins. Pour comprendre ce que l’on appelle aujourd’hui le « renouveau du cinéma turc », il ne suffit pas de regarder les films présentés pendant les festivals internationaux. Il faut, nous semble-t-il, nous interroger sur les moyens dont dispose ce jeune cinéma, jauger l’impact qu’il peut, ou non, avoir sur les politiques artistiques gouvernementales. En bref, nous demander si le renouveau n’est qu’artistique et culturel, ou s’il y a réellement rupture dans la façon d’appréhender économiquement le cinéma en Turquie. Pour nous aider à nous faire une idée de la question, nous avons rencontré Erkan Aktug, journaliste spécialisé dans le cinéma travaillant actuellement pour la très célèbre revue Radikal.
Selon le magazine français Cahiers du Cinéma du mois de juillet 2009, « le ministre de la Culture et du Tourisme a créé, en 2005, un département spécial pour le développement et la production des films turcs ». Il semblerait qu’environ 30 films sont produits chaque année pour un investissement de 150 000 à 250 000 € par film. Confirmez vous ces chiffres ? Le gouvernement turc s’intéresse-t-il vraiment à l’industrie du cinéma et a-t-il l’intention de développer ce secteur dans l’avenir ? Quels sont les critères de sélection des producteurs et des sujets ?
Avec la nouvelle Loi de 2005, le Ministère de la Culture et des Arts supporte effectivement la production cinématographique. L’information des Cahiers du Cinéma est … approximativement vraie. Pour la production, environ 10-12 millions de Livres turques (5-6 millions d’Euros) sont accordés. La plus grande partie de ce financement est destinée aux longs métrages. Il y a également un financement pour les documentaires et les courts métrages. En fait, 30% de cet argent va aux nouveaux metteurs en scène et aux premier long métrage. Par ailleurs, il existe un soutien financier pour une vingtaine de projets d’environ 10,000 Livres qui encourage l’écriture de scénarii.
Toutefois, tout ce financement ne signifie pas que le gouvernement s’intéresse au développement de l’industrie du cinéma turc. Par exemple, il n’y a toujours pas de Centre National du Cinéma en Turquie. Les conditions de travail sont très dures, surtout pour les gens qui œuvrent dans les séries télé. La plupart ne sont pas assurés, il n’y a pas de sécurité de l’emploi, le travail est incertain et on peut se faire renvoyer à tout moment. D’autant que les unions syndicales ne sont pas très écoutées. Quelques ONG mettent la pression sur le gouvernement pour imposer un Centre National du Cinéma et de meilleures conditions de travail dans le cinéma, mais l’Etat ignore encore ces demandes.
En dehors de l’investissement gouvernemental, il semblerait qu’il existe trois autres sources de financement pour le cinéma turc : l’ONG « Tursak », le financement Eurimage du Conseil Européen et le secteur privé. Ces trois structures se spécialisent-elles dans le développement de ce que l’on pourrait appeler « le jeune cinéma turc indépendant » (Erdem, Estaoglu, Ozge) en vue d’une reconnaissance internationale ? A quel public s’adressent elles ?
En ce qui concerne les films financés, il existe un conseil de 10 personnes qui lisent des centaines de scénarii dans un laps de temps très court, je me demande même s’ils les lisent tous... Au moment de la sélection, ils se disputent toujours. Par exemple pour le film Miel de Semih Kaplanoglu, qui a remporté l’Ours d’Or à Berlin, ils n’ont pas voulu le soutenir parce qu’il avait déjà eu un financement pour Lait. Les critères de financement limitent les sommes qui peuvent être allouées et l’on ne peut pas être financé deux fois dans la même année.
Il existe effectivement un financement d’Eurimage et du secteur privé. Mais Eurimage n’aide au financement qu’un ou deux films par an. Le secteur privé ne finance généralement pas les films indépendants, ils ne sponsorisent que les films qui ont une chance de figurer au box office. Je n’ai jamais entendu parler d’ONG, telles que Tursak offrant un support financier au cinéma... A vrai dire, ces organismes ont plutôt besoin de se supporter elles-mêmes en Turquie. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que les acteurs et actrices, les équipes techniques qui sont bien payés pour faire des séries tv, travaillent souvent bénévolement pour le cinéma. C’est la principale participation offerte aux metteurs en scène indépendants. Quelquefois, les producteurs de ces séries financent aussi les films pour le prestige.
Les films réalisés par des metteurs en scène indépendants, tels que Nuri Bilge Ceylan, Reha Erdem, Yesim Ustaoglu, Zeki Demirkubuz, Dervis Zaim, Semih Kaplanoglu, Ash Ozge ont un public très limité en Turquie. Généralement, les entrées pour des films qui ont remporté un prix dans des festivals internationaux ne dépassent pas les 50 000. Ces films sont vus par des jeunes qui s’intéressent personnellement au cinéma.
Pouvez vous me communiquer le nombre de salles de cinéma en Turquie ? Les films sont ils distribués dans tout le pays ? Peut on voir les mêmes films à Istanbul, Ankara, Antalya ou Diyarbakir ?
Il y a environ 500 complexes, et 1500-2000 salles de cinéma en Turquie. Comme c’est une activité commerciale, on peut dire qu’elles sont également réparties sur le territoire. Mais il existe encore 8 à 10 villes sans salle de cinéma. Qu’ils soient nationaux ou internationaux, les films sont visionnés en même temps à Istanbul et Diyarbakir, selon leur place au box office.
Enfin, existe-t-il des écoles nationales de cinéma ? Existe-t-il une conscience cinématographique parmi l’actuelle génération d’étudiants ?
Il n’y a que ça ! Je n’en connais pas le chiffre exact, mais il existe quelque 40 écoles, privées ou publiques. Mais il n’y en a que 5 ou 6 sérieuses.
Non, je ne pense pas que la jeune génération ait une conscience cinématographique. Si c’était le cas, de bons films indépendants, même de bons films hollywoodiens trouveraient une audience d’au moins 200 000 personnes. Miel, qui a eu l’Ours d’or à Berlin, n’a été vu que par 30 000 personnes... De même, le film américain et oscarisé de Kathryn Bigelow, Démineurs, n’a été vu que par 20 000 personnes. Il y a environ 75 M d’habitants en Turquie, et il n’y a eu que 36,3 M de billets vendus en 2009, c’est à dire environ la moitié de la population.
Turquie 2009 :
Nombre de films visionnés : 255
Chiffre d’affaires : 302 Millions livres turques
Nombre total d’entrées : 36,3 M
Nombre de films nationaux : 69
Source : Il était une fois le cinema