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Editos & Tribune libre

RENCONTRE AVEC CEM ADRIAN

Publié le | par Dilek, Pakize | Nombre de visite 1090
RENCONTRE AVEC CEM ADRIAN

«  Je me suis battu pour un art libre et le plus souvent je me suis battu pour moi  »

Cem Adrian était en tête d’affiche de FESTITOURISME, le salon de la Turquie et de l’amitié franco-turque à Villefranche-sur-Saône ce 2 novembre dernier. Formidable ! J’entends déjà le cri des fans Franco-Turcs sautant de joie. Les organisateurs peuvent s’enorgueillir de recevoir, pour une première édition, le très célèbre chanteur musicien turc.

Certes, Cem Adrian est méconnu dans l’hexagone, ce qui est fort regrettable mais en Turquie, ses albums rencontrent un vif succès.

Turquie News a eu l’immense privilège d’échanger de manière très conviviale avec l’artiste qui n’accorde plus d’interviews depuis quelques années puisque « tout a été dit », dixit Cem Adrian.
Nous vous invitons à découvrir ce chanteur exceptionnel qui fascine tant les Turcs et que le public français perd tant à ne pas connaitre.

Découverte d‘un virtuose

Nous sommes en 2004, avant de faire entrer Cem Adrian sur la scène de l’université de Bilkent d’Ankara, accompagné de l’orchestre symphonique, Fazil Say prononce ces paroles devant l’auditoire pour le présenter : « il y a deux mois un ami m’a envoyé une démo, quand je l’ai écoutée, je me suis trouvé face à une voix, celle de Cem Adrian. J’ai pu me rendre compte que sa voix peut couvrir 7 octaves. Quelle personne peut être à la fois basse, soprano, baryton, ténor ? J’ai écouté le second morceau, cette même personne peut chanter aussi bien du Louis Amstrong, que du Ray Charles, ou du Mariah Carey, du Sezen Aksu. Dans le troisième morceau il pouvait reproduire le son de la trompette, de la clarinette, du trombone ; et dans le quatrième, le bourdonnement d’une mouche. Cette personne est capable de sortir tous les sons. Après avoir écouté le cd, je n’ai pas dormi de la nuit j’ai appelé Ibrahim, l’expert des voix qui a dit qu’une voix comme la sienne apparait une fois tous les mille ans peut être. ».

La capacité de l’auteur-compositeur-interprète à chanter de la basse au soprano fascine Fazil Say, ainsi que les professionnels et fait l’admiration de tous. Envoyé chez un médecin spécialiste, ce dernier affirme que ses cordes vocales sont trois fois plus longues que la normale. Le célèbre pianiste, convaincu d’une carrière internationale pour son protégé, veut le produire. Il l’invite comme un « étudiant spécial » à la Faculté de musique et des arts de l’université de Bilkent la même année, alors âgé de 24 ans, afin de baigner dans un univers musical et artistique et d’apprendre l’anglais par ailleurs.

La presse est subjuguée par sa prouesse vocale : c’est la consécration. En effet, le succès est au rendez-vous, il compte aujourd’hui plus de 10 albums à son actif, tous plus différents les uns des autres.

Avant de recevoir les éloges des médias, Cem Filiz, qui a choisi pour nom de scène celui de sa ville natale : Edirne (anciennement Adrianople), a étudié le théâtre et la photographie. Le désir de percer artistiquement le conduit à Istanbul. Pour joindre les deux bouts dans cette mégalopole, il est obligé de concilier plusieurs métiers, il est à la fois serveur, danseur, DJ dans une station radio et enfin un emploi plus baroque, il exerce la cafédomancie, il est « falcı », art divinatoire qui consiste à lire dans le marc de café, une pratique très courante en Turquie.

Ses multiples activités ne l’éloignent pas pour autant de son objectif artistique, Il fonde le groupe ethnique Mystica. Il a par ailleurs déjà enregistré 250 chansons dans les studios de la station de radio où il a travaillé.

« Je ne suis pas une bête de foire »

L’artiste craint qu’on ne réduise son talent qu’à sa voix exceptionnelle « vous allez étonner une fois, pas la troisième et on vous demandera encore plus  ». Il reconnait volontiers qu’elle l’a propulsé sur la scène médiatique mais souhaite la relayer en arrière-plan. « Cette voix est un don de dieu », aime-t-il à penser mais ne s’en glorifie pas pour autant. Sa voix n’est qu’un instrument, qui permet de raconter une histoire. Le plus important estime-t-il est de savoir comment l’utiliser, comment chanter avec. Ainsi, il privilégie les paroles, la musique et le message ; ses albums en attestent.

Être mentionné dans le livre Guinness des records n’a jamais été une ambition pour Cem Adrian. Hautement conscient de ses prédispositions, il ne ressent néanmoins ni le besoin, ni l’envie, ni l’intérêt de voyager à travers le monde pour des performances vocales « quand on me demande si je veux m’ouvrir au monde, je réponds que je veux me replier à Ankara, je suis un musicien ».

Cem Adrian
Cem Adrian

Un artiste complet et éclectique

Cem Adrian a réussi à se dégager de cette étiquette « voix hors norme » en continuant à écrire des chansons, à composer des musiques. Sa performance, il l’accomplit dans la découverte de différents univers musicaux. En effet, il chante aussi bien du rock, du métal, que du jazz ou bien des türkü (chants populaires) et des musiques plus douces voire des balades. « J’écris des chansons tristes. Ce qui me vient intérieurement, j‘ai besoin de l’exprimer. Je trouve un équilibre, même dans mes concerts j’alterne entre chansons sombres et chansons plus légères » tout en soulignant qu’il peut composer de la musique plutôt « minimaliste ».

Petit, se souvient-il, il n’y avait pas vraiment de modèle excepté Madonna et Michael Jackson, le choix était très limité. Nina Simone, Bjork, Louis Armstrong, Chuck Berry et la chanteuse turque Ayten Alpman avec laquelle il a chanté en duo, deviennent plus tard dans sa vie des sources d’inspiration. Portishead l’accompagne également dans son univers musical. « Mes choix musicaux sont très variés, je ne peux pas dire que j’ai un style particulier ».

Eclectique dans ses compositions musicales et ses interprétations, probablement dû à une volonté de ne pas être enfermé dans une case où il se sentirait trop à l’étroit, l’artiste s’aventure là où on le l’attend pas forcément.

«  Je veux mener ma vie comme un musicien libre  »

Le triptyque liberté, indépendance, courage semble être sa ligne directrice. Il avoue que les premiers temps, sa notoriété n’a pas été évidente à assumer. Il prend conscience que la célébrité a un prix et réprimerait sa liberté. De plus, il n’a jamais aspiré à une carrière internationale « c’est compliqué de s’ouvrir au monde, trop de contraintes, j’ai déjà la phobie des signatures, des contrats, je suis pleinement satisfait de ma vie, le plus important c’est ma liberté, de plus je n’ai pas envie pour l’instant d’habiter ailleurs qu’en Turquie, il y a tous les gens que j’aime ici, ma famille, mes amis… »

Au-delà de sa soif de liberté, Cem Adrian donne le sentiment qu’il a peur de perdre son âme donc en quelque sorte son inspiration artistique. Il a quitté Istanbul, jugeant qu’elle anéantissait insidieusement la conscience des personnes, pour élire domicile depuis quelques années dans la capitale turque ; Ankara lui permet d’écrire, de créer contrairement à Istanbul qui happe l’esprit et ne laisse aucune place à la réflexion.

Bien qu’il ne puisse être totalement en dehors du système, il s’en éloigne dans la mesure du possible. Il n’est pas aliéné à l’industrie de la musique, des maisons de disque. D’autre part, il ne souhaite être diffusé ni sur le petit écran ni sur les ondes étant donné qu’il a un public fidèle « qui me suit et me fait confiance », se réjouit-il. On l’aura compris, Cem Adrian ne veut en aucun cas dépendre du circuit commercial qui risque d’annihiler sa créativité artistique « je ne suis pas guidé par des choix commerciaux, quand je compose je ne pense pas à l’audimat ».

Sohbet - Une conversation amicale

Le chanteur nous reçoit chaleureusement et nous invite à nous assoir autour de lui. Après quelques politesses d’usage, nous abordons de suite, car son public l’attend avec une impatience grandissante, la question de la place de l’art en Turquie. A notre grande surprise, il nous répond que l’art n’a jamais occupé une place considérable en Turquie et ce, quelque que soit le gouvernement en place, et que l’actuel n’a pas du tout rompu avec cette habitude. A cela, il ajoute que les préoccupations de la société sont d’ordre économique, ainsi l’art et la culture ne peuvent pas être appréciés à leur juste valeur.

Le musicien semble être affecté par les conditions de vie de la majorité de ses concitoyens, notamment leur pouvoir d’achat. Il appuie ses propos avec un exemple qui a retenu notre attention « nous avons commandé des boissons à l’aéroport qui nous ont couté 90 TL [env 15 euros], cela correspond à deux jours de travail d’une personne gagnant le smic  » se désole-t-il. En conséquence, pris par les impératifs du quotidien, le citoyen n’a pas le recul nécessaire pour saisir la portée essentielle de l’art et de la culture.

Ainsi, pour Cem Adrian, qui ne croit pas au rôle formateur et pédagogique de l’art, l’artiste peut panser des plaies ou divertir un moment. Il peut s’agir d’une sorte d’échappatoire mais le chanteur n’a pas le sentiment qu’il peut « sauver », contrairement au psychanalyste et écrivain français Rolland Gori ainsi que d’autre penseurs et intellectuels qui estiment que seuls l’amour, l’art et la culture peuvent sauver les humains.

Quant à savoir s’il ne s’était jamais senti menacé dans l’expression de son art, dans sa liberté d’artiste, Cem Adrian nous répond que, n’étant pas lui-même un chanteur « engagé », il ne se sent aucunement menacé « qui suis-je pour qu’ils[les censeurs] s’intéressent à moi ? Encore faut-il qu’ils m’écoutent » ajoute-t-il humblement. Cem ne considère pas ses chansons comme porteuses de messages particuliers, ou provocatrices comme l’ont décrié certains conservateurs, notamment à propos du clip de sa chanson Yalnızlık (solitude) ce à quoi nous n’aurons qu’un petit sourire coquin en guise de réponse.

Notant son tatouage « umut » (Espoir) sur la main, nous lui faisons remarquer que, malgré sa vision très sombre de la situation actuelle de la Turquie, l’« espoir » est gravé envers et contre tout, mais Cem répond que c’est beaucoup plus personnel que cela, et nous revenons brièvement sur d’autres sujets avant qu’il nous raccompagne d’un sourire légèrement malicieux. Cem doit rejoindre la scène.

Cem Adrian en plein interview

Après cet échange convivial, nous avons donc rejoint le public pour assister au concert. Et si l’écouter sur un cd est un pur bonheur, entendre Cem Adrian chanter sur scène relève de l’extase !!

Le chanteur a choisi le registre des türkü, réjouissant amplement l’auditoire. C’est un véritable triomphe, la salle est conquise.

Une partie chante en chœur avec lui, certains l’écoutent ébahis adoptant une posture plus intimiste, d’autres, profondément émus, ont du mal à retenir leurs larmes.

Une émotion palpable car ce choix des türkü a justement éveillé dans l’inconscient de chacun un flot de sentiments. Ces chansons populaires, outre le fait qu’elles soient une référence majeure dans la culture turque, ont la particularité de contenir leur propre charge de souvenirs, de nostalgie pour tout un chacun. Le souvenir d’un voyage en Turquie, d’un village, d’un parent, d’un grand-parent, d’une bien-aimée, d’une soirée entre amis autour de ces türkü…

Une autre caractéristique de ces chansons populaires est justement que les paroles ont beau être chantées dans une langue, la musique qui les véhicule est elle-même un langage universel, elle exprime sa propre poésie et touche au plus profond de l’être.

Turquie News remercie Özcan Türk, le président de l’organisation FestiTourisme , qui a permis que cette formidable rencontre puisse se produire, d’une part et qui a organisé ce magnifique concert.

Car, au-delà de la prouesse artistique de Cem Adrian, c’est une effusion d’émotions à laquelle nous avons amplement participé !! Avec un plaisir indicible.

Et cerise sur le baklava pour les non-turcophones, Cem se lit (D)j’aime…

Dilek Karaağaç – Pakize Temel

Le site de FESTITOURISME ; http://festitourisme.com/
La Page Facebook de FESTITOURISME ; https://www.facebook.com/FestiTourisme/

Pour en savoir plus :
https://www.youtube.com/watch?v=QB7jrQcCwU8&t=415s
https://www.youtube.com/watch?v=f2lfxg0v8Ks&t=664s
https://www.youtube.com/watch?v=KOhpRDw8DSU
https://www.youtube.com/watch?v=jW-1H-TZcSo
https://www.youtube.com/watch?v=gX1JWVkKNQI
https://www.youtube.com/watch?v=kUhRA37Wdi0
https://www.youtube.com/watch?v=oeYjrrRRwTM
https://www.youtube.com/watch?v=1wSw3AdI5M4
https://www.youtube.com/watch?v=JnD8QZs8nK8