En 1918, l’écrivain français Pierre Loti écrivait un livre témoignage sur les événements de 1915 : « les massacres d’Arménie ». Un passage de ce livre pointe avec justesse le deux poids deux mesures quant à la considération des souffrances subies par les Turcs :
« ...Nous français, nous avons eu la Saint-Barthélemy, - à quoi l’on chercherait en vain un semblant d’excuse, - et puis les dragonnades, et puis la Terreur, et puis la Commune, et qui sait, hélas ! Ce que demain nous réserve encore... L’Espagne a eu l’inquisition ; elle a cruellement persécuté et expulsé les Juifs, qui du reste se sont réfugiés en Turquie, où, ne faisant point de mal, ils ont été accueillis avec la plus absolue tolérance et sont devenus de dévoués patriotes Ottomans. Aux Balkans, chez les chrétiens, le massacre et la persécution subsistent depuis des siècles à l’état chronique : orthodoxes contre catholiques, exarchistes contre uniates et contre musulmans ; comitadjis brochant sur le tout et, sans choisir, massacrant pour piller. Pendant la guerre déclarée en 1912 à la Turquie déjà aux prises avec l’Italie, les massacreurs ont été odieusement du côté de certains alliés chrétiens ; dans un précédent livre je crois en avoir donné d’irréfutables preuves, en publiant mille témoignages autorisés et signés, et des rapports dûment authentifiés de commissions internationales. N’ai-je pas prouvé ainsi qu’en Macédoine les musulmans avaient été massacrés par milliers, de la plus hideuse manière ? Mais cela ne fait rien, pour le public d’Occident, ces crimes-là n’ont d’importance que s’ils sont commis par les Turcs. Non, ce sont les Turcs, toujours les Turcs ! Aux autres, nous pardonnons tout. Nous n’en avons point voulu aux Russes de l’énormité de leur trahison, ni des horreurs sanglantes de leur bolchevisme. Sans peine nous avons pardonné aux Grecs le récent assassinat de nos chers matelots à Athènes ; - nous ont-ils jamais fait l’équivalent d’une pareille traîtrise, ces pauvres Turcs, qui n’ont point cessé de nous aimer malgré nos outrages ? - Non, mais qu’importe, ce sont les Turcs, toujours les Turcs !... »
« Ces crimes », dit Pierre Loti « n’ont d’importance que s’ils sont commis par les Turcs » et il poursuit en affirmant qu’ « aux autres nous pardonnons tout ». On ne saurait mieux dire.
Un exemple, parmi tant d’autres, de cette duplicité de la morale occidentale vis-à-vis des Turcs est la réaction de l’opinion publique et des élites des pays occidentaux lors des événements de Chios (île de la mer Egée) durant guerre d’indépendance grecque.
En effet, en 1822 les insurgés grecs se soulèvent afin de chasser les Ottomans de l’île de Chios. La répression qui s’en suivra fera des milliers de victimes civiles – entre 20 et 25 000 selon les estimations.
Aussitôt un élan de soutien et de sympathie aux souffrances grecques et de condamnation des Ottomans apparaîtra en Occident mais également en Russie : Castlereagh, le Foreign Secretary britannique, menace l’Empire ottoman d’une rupture des relations diplomatiques. En Russie, le prince Golitsyn organise une collecte de fonds pour venir en aide aux victimes des massacres. En France, Delacroix expose sa Scène des massacres de Chios au Salon de 1824, Charles X en fait immédiatement l’acquisition pour les collections du Louvre. Le poète Victor Hugo écrit "l’Enfant" dans lequel il soutient la guerre d’indépendance grecque et charge les Turcs : « Les turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil… » etc
Cette émotion est bien compréhensible devant les souffrances civiles, or, en 1821, un an avant les événements de Chios donc, les civils turcs du Péloponnèse étaient massacrés par les forces irrédentistes grecques dans des proportions similaires sinon plus importantes que les massacres de Chios – entre 25 et 30 000 Turcs et des milliers de Juifs seront massacrés par les forces grecques. Chassant les Ottomans les rebelles massacreront une grande partie de la population turque dans les villes de Navarin ou de Tripolis.
L’historien britannique William Saint Clair écrira en 1972 dans son livre « That Greece Might Still Be Free The Philhellenes in the War of Independence » que « le génocide des Turcs au Péloponnèse s’arrêta lorsqu’il n y en avait plus un seul sur la presqu’île », puis rejoignant le constat de Pierre Loti sur le silence autour des souffrances Turcs il dira : « Les Turcs de Grèce ont laissé peu de traces. Au printemps 1821 ils disparurent sans que le reste du monde ne les remarque ni ne leur verse une seule larme. Il était désormais difficile de croire qu’il fût un temps où la population turque était nombreuse dans les quatre coins de ce pays. Parmi ces familles il y avait de riches propriétaires terriens, des commerçants, des fonctionnaires qui depuis des siècles vivaient dans ce pays qu’ils considéraient comme leur propre patrie… Ils furent massacrés volontairement et sans pitiéssans que jamais nul regret ne leur soit témoigné. »
Le constat de Pierre Loti que « ces crimes n’ont d’importance que s’ils sont commis par les Turcs » prend ici tout son sens, les Turcs du Péloponnèse n’existaient pas, ils ne souffraient pas, ils ne mourraient pas aux yeux des Occidentaux.
Aujourd’hui l’image du « Turc barbare » demeure dans les esprits et on peut témoigner de la sympathie aux responsables des souffrances civiles turques puisque les Turcs tuent uniquement mais ne meurent pas.