La situation est insatisfaisante. La manière dont l’UE gère le dossier de l’adhésion éventuelle de la Turquie soulève bien des perplexités. Elle s’occupe presque exclusivment d’aspects partiels, sans doute importants mais arement décisifs et parfois éphémères, en laissant de côté la question essentielle : cette adhésion est-elle souhaitable et opportune ? Les raisons pour ne pas poser cette question sont évidentes : les positions des Etats membres ne sont pas uniformes et une réponse formelle de l’UE en tant que telle est donc impossible. Les pays favorables à l’adhésion turque, ainsi que la Turquie elle-même, font valoir les engagement du passé (qui, il faut le reconnaître, étaient explicites). Les Etats membres opposés ou réticents estiment que la situation n’est plus la même que certains textes ont changé de signification. Le résultat est que chaque année la Commission européenne analyse en détail l’état de négociations chapitre par chapitre, ainsi que l’évolution de la situation en Turquie ; le débat du Conseil porte sur tel ou tel progrès ou blocage, tel ou tel comportement des autorités turques. Mais le nombre de chapitres sur lesquels on négocie est très limité et il ne progresse pas ; les chapitres les plus sensibles n’ont pas encore été abordés. Les questions réglées sont relativement mineures, ou déjà acquises dans l’état actuel des relations euro-turques. On justifie la lenteur des progrès et les incertitudes en soulignant qu’il n’y a pas d’urgence, car de toute manière l’adhésion est un objectif éloigné : quinze ans ? Davantage peut-être ? Cette situation n’est pas satisfaisante.

La Turquie n’attendra pas indéfiniment. Au lieu de se quereller sur l’une ou l’autre initiative du gouvernement turc, sur telle ou telle attitude du Parlement d’Ankara, sur l’arrêt d’un tribunal, l’UE devrait clarifier les répercussions de l’adhésion. De ce point de vue, c’est l’UE qui est fautive. Le comportement des autorités turques apparaît souvent équilibré et courageux. Leur orientations à l’égard du problème kurde ont évolué de manière positive (tout en suscitant une cassure au sein du Parlement national). Les prises de position officielles sur l’attitude de certains Etats membres réticents sont dignes et prudentes. Le premier ministre M. Erdogan a laissé comprendre que son pays n’attendra pas un temps indéterminé que l’UE se prononce sur sa candidature ; le ministre des Affaires étrangères a explicitement affirmé, dans une interview à un journal espagnol, que la Turquie n’est pas disposée à attendre la réponse de l’UE aussi longtemps qu’avait dû le faire l’Espagne (sept ans avant que la France lève ses réserves).

Evaluer les répercussions. Il revient à l’UE de clarifier ses intentions, en se posant les questions préalables fondamentales concernant les répercussions internes de l’adhésion turque. D’après les règles actuelles, la Turquie :
- aurait la représentation la plus nombreuse au sein du Parlement européen et le poids le plus lourd au sein du Conseil pour les décisions majoritaires ;
- aurait droit à une partie très significative des financements de la politique agricole commune et à une partie prépondérante des ressources de la politique de cohésion, avec l’effet de faire sortir plusieurs régions de l’UE actuelle de la liste des zones éligibles au soutien communautaire.
L’approfondissement des politiques européennes communes, notamment en matière de politique étrangère et de sécurité, deviendrait problématique, car la Turquie est directement impliquée dans des questions concernant l’Asie dans lesquelles l’UE ne doit pas et ne peut pas intervenir directement.
Faut-il en conclure que l’adhésion turque est en pratique incompatible avec le fonctionnement de l’UE telle qu’elle ressort du Traité de Lisbonne ? Incompatible avec le maintien de la PAC et de la politique de cohésion ?
L’UE doit au moins se le demander et étudier les dossiers.

Des intentions cachées ? Tout pourrait changer si l’UE s’oriente dans le sens préconisé notamment par Guy Verhostadt : la création d’un noyau dur, ou (pour reprendre le terme de Jacques Delors) la " différenciation " entre les Etats membres. En fait, cette différenciation existe déjà en partie : pour la monnaie commune, la suppression des contrôles aux frontières (zone Schengen), le caractère obligatoire de la Charte des droits fondamentaux. Serait-il possible d’envisager des traitements différenciés aussi pour la politique agricole et pour la politique de cohésion ? Ou bien l’UE devrait-elle renoncer à une partie de ses politiques communes telles qu’elles existent, en s’orientant dans la direction du fameux projet de document de la Commission européenne qui avait soulevé tellement de réactions négatives et qui a été, pour le moment, enterré ? Ce n’est pas la direction souhaitée par la plupart des milieux communautaires ni par la majorité des Etats membres ; mais il n’est pas exclu que certains des partisans de l’adhsion turque aient justement l’objectif de mettre fin à certains aspects des politiques communes et au principe de la solidarité communautaire. Un vrai débat sur l’adhésion de la Turquie contribuerait à clarifier cette question.

PS : le présent article a été également publié dans l’éditorial du n° 10037 en date du 10 décembre 2009 du Bulletin Quotidien Europe, une publication de l’Agence Europe.

Par Ferdinando Riccardi
Source : Regards-Citoyens