L’ambassadeur de Turquie à « L’Orient-Le Jour » : Nous sommes tous des victimes de 1915
L’ambassadeur de Turquie à « L’Orient-Le Jour » : Nous sommes tous des victimes de 1915
Inan Ozyildiz, ambassadeur de Turquie au Liban. Photo Dalati et Nohra
Interview
Propos recueillis par Sandra Noujeim | OLJ
30/04/2015
C’est dans une perspective « d’ouverture et de dialogue », que l’ambassadeur de Turquie, Inan Ozyildiz, s’exprime sur les massacres des Arméniens en 1915 par l’Empire ottoman, dans un entretien à L’Orient-Le Jour. Même si la Turquie maintient son refus de qualifier ces massacres de "génocide", elle exprime de plus en plus manifestement sa volonté de normaliser les relations avec les Arméniens. La commémoration du centenaire du "génocide" à Istanbul en est l’expression la plus récente.
Mais comment concilier l’ouverture, d’une part, et le déni de l’autre ? « Nous ne nions pas les événements tragiques qui ont eu lieu, mais nous contestons leur déroulement tel qu’expliqué continuellement par les Arméniens », précise l’ambassadeur. Il qualifie ces événements d’actes « inacceptables, atroces », « des pages tristes, inadmissibles », ou encore « de massacres », tout en défendant, néanmoins, la nécessité de les situer dans leur contexte : une guerre ravageait l’Empire, au cours de laquelle « des groupes nationalistes turcs ont eux aussi perpétré des massacres ».
Il met en garde contre un triple danger : celui de « ne retenir qu’une seule version de l’histoire », celui de faire prévaloir une mémoire sur l’autre, en l’occurrence la mémoire arménienne sur celle des autres sujets de l’Empire ottoman, et celui enfin d’instrumentaliser, à des fins politiques, la commémoration du "génocide", aussi bien par les « Arméniens durs », que, plus récemment, par d’autres minorités qui invoquent la responsabilité turque dans la grande famine.
La version turque
Il explique ainsi que « la thèse du "génocide arménien" est basée sur une seule version de l’histoire », et regrette qu’elle soit endossée par « certains pays européens qui tentent de pénaliser les versions contraires : même le débat n’est pas toléré ».
Appelant à « la prudence lorsque l’on vient à inculper un pays tout entier », il rapporte le point de vue de la Turquie sur l’histoire de 1915.
« La configuration de l’époque était celle d’un empire, et non de deux pays ennemis. Et l’empire était en guerre depuis 1911 (guerre de Libye et guerres balkaniques, puis guerre mondiale de 1914). L’empire subissait de surcroît, depuis quatre décennies, les tentatives des grandes puissances, notamment la Russie, de le partitionner en tentant d’influencer et d’inciter les différentes nations et sujets au sein de l’empire, y compris les Arméniens, à s’en séparer », explique M. Ozyildiz.
La lutte de ces derniers pour leur souveraineté, que l’ambassadeur concède, équivalait à une menace à la sécurité de l’Empire ottoman, d’autant plus qu’elle n’était pas sans violence, selon lui.
Il a recours à un exemple illustratif, celui des arrestations du 24 avril 1915 : « Ce que certains médias rapportent sur le massacre de 600 notables arméniens ce jour-là est infondé. En réalité, une décision avait été prise pour arrêter un groupe d’Arméniens nationalistes, afin de les ramener à l’intérieur de l’empire. Un mois avant cette date, le 18 mars 1915, les flottes des puissances alliées avaient atteint les Dardanelles. À l’autre bout de l’empire, la Russie avait ouvert un front, avec la coopération des Arméniens, dont une partie a déserté l’armée ottomane et intégré l’armée russe. D’autres Arméniens s’étaient constitués en groupes armés – comme la Fédération armée des Arméniens, précurseurs du Tachnag – et massacraient des milliers de musulmans dans les villages, semant la terreur dans cette partie de l’Empire ottoman. »
« Des histoires humaines complexes »
Ainsi, toute la période du démantèlement de l’empire aura été « très dure pour tous et n’épargnera personne, encore moins les Turcs ».
La Turquie mènera une autre guerre, après 1918, celle de son indépendance, devenant un « nouvel État, mû par une volonté réelle d’intégrer le monde occidental ».
La Turquie se différencie ainsi de l’Empire ottoman, en réponse aux accusations de "génocide". Elle invoque également à cette fin la non-rétroactivité de la Convention pour la prévention et la répression du crime de "génocide" adoptée en 1948.
Ce dernier argument est réitéré par le diplomate, qui rejette de surcroît certains faits susceptibles de démontrer la continuité du "génocide", après la fin de la guerre, comme la naturalisation et l’islamisation forcées des Arméniens. « Les Arméniens qui ont été intégrés en Turquie ne l’ont pas été nécessairement par la force : il y avait parmi eux des orphelins, ou des cas de mariages mixtes... autant d’histoires humaines très complexes, qui aujourd’hui se révèlent progressivement, par la publication de mémoires ou les initiatives individuelles d’un retour aux racines. Le débat est entièrement libre, et contribue à la diversité de la société turque – ainsi, par exemple, des dizaines d’articles ont été publiés, dans la presse turque, pendant la semaine de la commémoration, appelant le gouvernement à reconnaître le "génocide" ».
Le diplomate mentionne en outre le décret de 2011 de restituer toutes les propriétés immobilières confisquées, appartenant aux fondations des minorités en Turquie.
L’instrumentalisation du "génocide"
Le diplomate critique en outre autant « la réduction des victimes à une seule catégorie », que l’instrumentalisation du "génocide". « D’aucuns choisissent d’investir dans la haine, et de recourir à des paramètres anciens pour expliquer, selon leurs intérêts, des événements actuels ». Il accuse « les Arméniens extrémistes » d’avoir mis en échec les « grands pas » diplomatiques qui avaient été franchis pour normaliser les relations turco-arméniennes.
Il revient ainsi sur l’accueil hostile qui avait été réservé par le Tachnag au président de la République arménienne au Liban en novembre 2012, au lendemain de la signature de deux protocoles (qui ne seront pas ratifiés) entre l’Arménie et la Turquie.
Alors que la normalisation des rapports civils et commerciaux se fait souplement, y compris au Liban (l’ambassadeur évoque des liens personnels et commerciaux avec une partie des Arméniens du Liban), comment expliquer la persistance de la cause arménienne, si ce n’est par la vérité de son objet ? L’ambassadeur explique l’invocation continue du "génocide" par « la politique d’isolement » de l’Arménie, qui est manifeste au niveau du conflit de l’enclave du Haut-Karabakh.
Une politique à laquelle la Turquie préfère substituer « le dialogue, doublé de l’impératif de nous concentrer sur les problèmes actuels ».
Alors que la crise syrienne, par exemple, fait naître des enjeux nouveaux, l’instrumentalisation du "génocide" a déteint sur la lecture de la grande famine. « La thèse élaborée il y a un an, selon laquelle les Ottomans ont délibérément affamé les chrétiens, est une fabrication de l’histoire en bonne et due forme. » Des documents administratifs de l’époque détaillent la nature et la quantité des denrées envoyées à l’époque à Beyrouth, à la demande de la Sublime Porte. Autrement dit, « l’empire n’avait ni isolé Beyrouth et le Mont-Liban, ni voulu appliquer une politique d’extermination des chrétiens du Liban ».
Le diplomate met en garde contre les tentatives de « donner un contenu religieux aux événements, ou encore de profiter de la commémoration pour attribuer à l’Empire ottoman des crimes qu’il n’a pas commis, voire de les monter de toute pièce ». Pareille démarche ne peut s’expliquer que par « une arrière-pensée politique », étroitement liée aux événements en cours.