Dans le monde tel il se construit aujourd’hui, les économies, les politiques, les sociétés sont, nous le savons, de plus en plus solidaires (liées), ce que nous appelons la mondialisation, sans nécessairement être plus solidaires (fraternelles), ce que nous savons également. L’affaire du gaz iranien, est une illustration parmi d’autres de ce phénomène de « solidarisation », dont nous nous proposons, dans ce qui suit, de montrer les tenants et les aboutissants.
Ce que nous appelons « l’affaire du gaz iranien » débute le 15 juillet dernier, lorsque la Turquie et l’Iran signent des accords de projet prévoyant le transit par la Turquie du gaz iranien, afin d’approvisionner le marcher européen. Ce projet, fait parti d’un projet plus vaste appelé Nabucco [1], et table sur la construction de plus de 3000 km de gazoduc et d’oléoduc. Projet d’envergure donc mais qui ne verra sans doute pas le jour (au moins à moyen terme). Tentons d’expliquer pourquoi, et comment ce projet déborde le cadre de simples accords commerciaux, c’est à dire qu’il est tout à la fois économique et politique. Nous proposons pour cela d’analyser les facteurs qui y jouent un rôle : crises énergétiques, acteurs, conflits politiques et conflits d’intérêts qui sous-tendent les politiques de ces acteurs.
Commençons par ce double constat que les énergies naturelles (pétrole, gaz, charbon) ou encore appelées fossiles se raréfient, et qu’en même temps elles constituent la colonne vertébrale du développement des pays industrialisés. Ces deux mouvements contraires, crées, à mesure de leur renforcement, des tensions, qui débouchent sur des crises multiples (énergétique, économique, politique). Récemment (mi-juillet 2007) une étude, la plus complète jamais réalisée dans l’industrie énergétique, analyse les crises à venir, liées à la raréfaction des ressources énergétiques. Le rapport de 420 pages issu cette étude, affirme sans détours ni fausses précautions, une crise majeure du gaz à l’horizon 2015 [2].
Continuons notre analyse par un tour du monde des politiques déployées par les acteurs, qui ont des intérêts à ces accords de projet de gaz turco-iranien :
L’Europe
Pauvre en ressources énergétiques naturelles (gaz, pétrole), l’Europe dépend pour ses approvisionnements presque exclusivement des importations. Qui dit grande dépendance dans un domaine aussi vital que l’approvisionnement en gaz ou en pétrole, dit vulnérabilités économique et politique. Or aujourd’hui la plus grande partie du gaz que l’Europe importe provient de Russie [3]. En réponse à cette dépendance énergétique, qui est un danger potentiel dans les domaines industriel et économique, l’Europe travaille fermement à développer une politique de diversification de ses fournisseurs et de sécurisation de ses voies d’approvisionnement. Aujourd’hui le résultat le plus concret de cette politique est un projet, nommé Nabucco, qui prévoit d’acheminer le gaz de la Caspienne et d’Iran, en passant par la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie pour aboutir en Autriche. Néanmoins ce projet bien que répondant à des besoins essentiels et techniquement réalisable, se heurte à des oppositions de la part des USA, et surtout de la Russie qui veille de son côté à garantir son monopole de fournisseur. Ainsi l’Europe est-elle favorable aux accords turco-iraniens, qui permettraient de se libérer en partie de l’emprise énergétique russe.
La Russie
Son quasi-monopole en matière d’approvisionnement de l’Europe en gaz, la Russie l’utilise comme instrument de pressions, afin de faire valoir ses intérêts stratégiques (politique et économique). Ainsi début 2006, Gazprom (la plus grande entreprise de Russie qui gère l’exploitation du gaz russe), a-t-elle coupée ses exportations vers l’Ukraine au motif que cette dernière refusait de s’aligner sur les nouveaux tarifs russes. Or les observateurs s’accordent à dire que bien plus que les questions de tarifs, ce sont les considérations politiques qui ont prévalu dans cette décision [4]. Toujours dans l’esprit d’une pérennisation d’un instrument efficace de revenus économiques et d’influences politiques, Gazprom travaille à empêcher les « gazoducs de contournement », en jouant d’une part sur les divisions internes européennes, et d’autre part en lançant un projet concurrent à Nabucco, surnommé « South Stream » qui emprunte peu ou prou le même tracé que son concurrent. Dans ce cadre la Russie propose une alliance stratégique avec la Turquie, la Hongrie et l’Italie, afin de transporter le gaz russe et de la caspienne. Naturellement donc, la Russie est hostile au nouveau projet de gazoduc turco-iranien, qui constitue pour elle un « gazoduc de contournement » qui affaiblirait ses influences sur l’Europe.
Les Etats-Unis d’Amérique
Bien qu’aujourd’hui les politiques américaines et russes soient fondamentalement opposées [5], les USA sont davantage opposés aux Iraniens. En effet dans le cadre du projet politique néo-conservateur américain au Moyen Orient – redessiner géographiquement et politiquement cette région pour y installer régimes proaméricains ou plus généralement des conditions d’une domination américaine – les USA prévoyaient, entre autre, le renversement du pouvoir iranien. Même si ce projet sombre chaque jour dans les sables d’Irak, il reste toujours d’actualité - il le restera tant que les armées américaines seront présentes au Moyen-Orient et que les dirigeants néo-conservateurs au pouvoir. Ainsi la guerre contre l’Iran, certes de plus en plus hypothétique, n’est pas encore tout à fait enterrée et dans la perspective de cette guerre, les USA continuent à isoler les Iraniens dans tous les domaines. Les accords énergétiques turco-iraniens, qui permettraient de desserrer l’étau sur l’Iran, sont ainsi un camouflet pour les Américains, et ils le font fermement savoir à la Turquie [6]. En l’état donc, et pour des raisons différentes des Russes, les Américains, sont également fermement opposés à ce projet.
Iran : en conflit indirect avec les USA
En ce moment même, Iran et USA sont en conflit indirect. Les Iraniens soutiennent la rébellion irakienne, pour empêcher la stabilisation du pays et l’implantation américaine – vue par l’Iran comme une menace. De leur côté les USA, soutiennent les opposants iraniens (séparatistes et anti-régimes), d’autre part ils isolent (politiquement et économiquement) ce pays, et ce afin de créer des mouvements de révoltes au sein la population (ces politiques de déstabilisation américaines n’ont pas vraiment donné les résultats escomptés, au contraire ils ont crée chez les Iraniens un mouvement de repli nationaliste et les a rapproché du pouvoir en place). Ainsi pour l’Iran ces accords énergétiques, s’ils se concrétisaient, permettraient de desserrer l’étau américain, de se sortir des isolations en cours, et de relancer une économie exsangue, dont les effets se font désormais sentir dans ce pays. C’est pourquoi l’Iran, après avoir, par le passé, soutenu et financé le terrorisme contre la Turquie, essaye aujourd’hui de s’attirer la bienveillance de cette dernière - en bombardant par exemple les terroristes du PKK, qu’hier encore il soutenait.
Turquie : l’avantage de la géographie
Pauvre en ressources énergétiques naturelles, la Turquie a le grand avantage de sa géographie. En effet elle est le carrefour privilégié de transit des plus grandes réserves d’énergies fossiles (gaz et pétrole) du monde : Caucase, Moyen Orient, Asie central, le transit des ressources énergétiques de ces grands ensembles producteurs, passent ou passeront par la Turquie, afin approvisionner le monde entier [7]. Atout stratégique considérable, qui est renforcé évidemment par les récents accords sur le transit du gaz iranien. Néanmoins des considérations politiques modulent également la position turque. Celle, en premier lieu, d’envoyer un signe fort de mécontentement, en direction de la politique nord irakienne des USA. Politique perçue comme hypocrite, déloyale, c’est à dire fourbe : c’est, en effet, au nom de la guerre contre le terrorisme (celui d’Al-Qaïda) que les USA ont envahi l’Irak, mais ils ont crée des conditions au développement d’autres terroristes - ceux du PKK -, qui attaquent la Turquie (alliée de longue date des USA) depuis leurs bases de ce même nord irakien. Ajoutons ici que les USA, dans leur catastrophe irakienne, ne peuvent se maintenir que dans la région kurde, des bases militaires permanentes dans cette région sont de plus en plus d’actualité. Ainsi « l’affaire du gaz » iranien est un signe évident de tensions et de divergences politiques entre les deux pays - Turquie et USA.
Voici donc un état des lieux, une « topographie » de l’affaire du gaz iranien, qui comme d’autres affaires de ce genre [8], se situe dans un cadre global où chacune des parties calcule et agit dans le sens de ses propres intérêts et où morale et éthique n’ont pas leur place - sauf à être un des instruments de propagande destinés aux opinions publiques. Ce système de propagande, afin de légitimer des politiques simplement intéressées, est largement répandu dans le monde occidental, en particulier celui anglo-saxon et il se renforcera à mesure des divergences d’intérêts et de la puissance de ces divergences. Le domaine énergétique, du fait qu’il touche à des intérêts vitaux des Etats, est un lieu d’observation idéal pour suivre et analyser ces « tectoniques politiques. »
[1] Le projet Nabucco prévoit de transporter le gaz de la Caspienne ainsi que celui d’Iran, en contournant les voies d’alimentations russes. Son trajet passe par la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et enfin l’Autriche.
[2] Un article du Times parle également des crises énergétiques imminentes, et affirme que nous n’avons aucune réponse à ces crises
[3] La part du gaz russe est de 40% aujourd’hui, elle représentera, si la situation actuelle ne change pas, plus de 60% en 2030.
[4] La révolution orange et la politique d’éloignement de l’Ukraine envers le grand voisin russe a fortement exaspéré la Russie.
[5] Par exemple sur la question du bouclier de missiles que les USA veulent installer en Pologne et en Tchéquie et auquel la Russie est viscéralement opposée :
[6] D’abord sous forme de conseils (ne pas faire confiance à l’Iran) :,
les réactions américaines sont de plus en plus menaçantes vis-à-vis de la Turquie :
[7] Voir la carte, incomplète (le gaz iranien, seconde réserve mondiale, n’est pas encore indiqué), en page 8 du document suivant :
[8] La « crise des antimissiles », par exemple, se situe également dans un tel cadre général.