Ray Charles, les Bee Gees, Eric Clapton, Aretha Franklin, Led Zeppelin et des dizaines d’autres stars ont connu le succès grâce au mythique label Atlantic, fondé par Ahmet Ertegun, fils d’un diplomate turc, fou de jazz et de rhythm and blues.

Pour lui, ce fut comme mourir sur scène. Le 29 octobre 2006, Ahmet Ertegun et son épouse, Mica, assistaient à un show privé de ses amis les Rolling Stones organisé au Beacon Theatre de New York, dans un splendide décor Art Déco, quoique un peu défraîchi, pour les soixante ans de Bill Clinton. Le genre d’événement musical et mondain que le fondateur d’Atlantic Records, petit producteur indépendant de jazz et de rhythm and blues devenu un des plus grands labels du rock mondial, n’aurait manqué pour rien au monde. Tous les soirs, ou presque, depuis que, jeune fils d’un diplomate turc, il s’était dévergondé dans les boîtes de Harlem, ruisselantes de sons, de sueur et de sensations, on voyait sa courte silhouette, ses lunettes rondes, sa barbichette, ses blazers bleus impeccablement coupés, ses pantalons blancs sans faux plis, généralement cernée de jolies femmes, se découper sous les sunlights du dernier endroit où il fallait être. Yeux mi-clos, un whisky-soda toujours à portée de main, étrangement calme au milieu des déhanchements des danseurs et des ricanements de ses convives, son attention se focalisait d’abord sur la musique. Lorsqu’un groupe ou un chanteur lui plaisait, celui que tout le monde du disque appelait Ahmet pouvait l’écouter jusqu’au bout de la nuit.

A quatre-vingt-trois ans, sa passion, et son génie, c’était toujours de découvrir encore à l’état brut la nouvelle perle rare qui viendrait grossir les ventes d’Atlantic. Mais ce soir là, au Beacon Theatre, une mauvaise chute sur la tête dans des toilettes mal éclairées allait mettre fin à une vie qui a façonné le décor musical de l’Amérique d’après-guerre. Le 18 décembre 2006, en présence de Recep Erdogan, le Premier ministre turc, Ahmet Ertegun était enterré selon le rite musulman à Istanbul, sur la rive asiatique du Bosphore, celle où il était né le 31 juillet 1923. La cérémonie que ses amis new-yorkais lui consacrèrent six mois plus tard allait être beaucoup moins intimiste. Wynton Marsalis, Solomon Burke, Eric Clapton, Phil Collins, Bette Midler, Mick Jagger, Crosby, Stills & Nash, Neil Young, Ben E. King et tant d’autres artistes révélés par son label se succédèrent pendant trois heures sur la scène du Rose Theater, au Time Warner Center, en présence du maire de la ville, Michael Bloomberg, et du vieux complice noctambule du défunt, Henry Kissinger. Si Ahmet avait été là, écrit en substance Eric Clapton dans son autobiographie, nul doute qu’il aurait trouvé ça un peu court et proposé à toute la bande d’aller ensuite écumer quelques lieux branchés à la recherche d’un talent caché – ce qu’il avait pris l’habitude de dénommer, élégante pochette plantée sur le veston et cravate bien serrée autour du cou, « the real shit ».

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