Rencontre avec sept acteurs de la vigoureuse scène artistique d’Istanbul. Où l’on retrouve la verve et le bouillonnement des événements de la place Taksim.
Quand ont démarré les événements autour du parc Gezi à la fin du mois de mai 2013, l’attention de nombreux commentateurs s’est portée sur la foule hétéroclite qui défiait les forces de l’ordre près de la place Taksim. La solidarité à l’égard des manifestants a fait le tour du monde. Le hashtag #occupygezi s’est diffusé sur les réseaux sociaux, repris par de nombreux internautes jusqu’à l’actrice Tilda Swinton.
Mais les émeutes ont également orienté les projecteurs sur Istanbul, l’un des lieux importants de la création culturelle et intellectuelle contemporaine. Dans la plus grande ville (environ 13 millions d’habitants) d’un pays qui connaît un fort développement économique et des mutations socioculturelles massives, le changement est partout. Un fameux changement qui se retrouve au centre des innombrables débats agitant toute la Turquie, des forums citoyens improvisés dans les parcs jusqu’aux tribunes médiatiques.
Pour le comprendre, le visiteur lambda n’a qu’à déambuler dans les différents quartiers de la ville, entre patrimoine ottoman et modernité architecturale, dans des zones que les gigantesques projets immobiliers risquent de modifier durablement – sans parler de la dimension écologique, souvent occultée. C’est le long de l’avenue piétonne Istiklal, dans Beyoglü, sur la rive européenne, que se concentrent les galeries, centres culturels, boutiques de mode, boîtes de nuit électro, restaurants dans l’air du temps. Dans de petits périmètres, l’on retrouve agglutinés des établissements dotés d’une vigueur rare. Ainsi, une (excellente) fondation, SALT, en côtoie une autre, comme Arter.
A quelques dizaines de mètres, une galerie, Nev, aux choix impeccables. Les exemples de ruches de ce type abondent. Ailleurs, les écoles d’art fleurissent, multiplient les échanges avec leurs consœurs de l’étranger. Pareillement, mode et design connaissent un doux envol. C’est dans ce terreau que les mouvements de Gezi se sont affinés. Les sept personnes qui ont accepté, ces quelques jours enneigés de décembre, de poser pour Next, vivent au cœur d’Istanbul. Ils travaillent et créent dans ce qui est devenu un centre de gravité, attirant les artistes de Turquie et d’ailleurs.
Tous s’affolent des mesures prises par le parti au pouvoir, l’AKP, tous craignent que les lois et décrets liberticides raréfient l’air. Et ils étaient présents pendant les événements. Chacun raconte une anecdote. L’une, qui était à Venise, est venue directement depuis l’aéroport pour manifester. Une autre a vu des modes de sociabilité ou d’échange s’inventer. D’autres encore comptent sur la sphère artistique pour échafauder le pendant à ce que beaucoup qualifient de « Mai 68 ». Peut-on parler d’« éveil » ou de « boom » ?
Vasif Kortun, un commissaire d’exposition, également directeur de recherche et de programmation de SALT, récuse ces termes, les qualifiant de « colo- nialistes ». Il se réjouit cependant de « vivre dans un pays où les questions politiques sont au cœur du travail des artistes. C’est l’endroit où il faut être ». Et c’est justement dans l’exposition récemment achevée à SALT et consacrée à la grande artiste turque Gülsün Karamustafa, née en 1946, que l’on pouvait voir une mise en scène des doutes du pays, loin des écueils de l’orientalisme. La plasticienne avait imprimé sur un mur une liste de questions. Entre autres : « Quel est mon rapport à l’Islam ? à mon pays ? Qu’est-ce qu’être une femme ? » Elle concluait par : « Pourquoi est-ce que j’ai toujours à répondre à ces questions ? » Des interrogations laissées en suspens, donnant à chacun la responsabilité d’y répondre.
Lire la suite sur Libération NEXT ART