"Les tremblements de terre d’Erzincan du 21 novembre et du 27 décembre 1939.
Si l’on se réfère à l’examen des cartes géographiques, l’Anatolie apparaît comme une masse homogène rectangulaire qui, projetée hors du corps de l’Asie, s’élance comme un pont vers l’Europe. Toutefois, l’examen géologique montre qu’en réalité cette péninsule est constituée par une mosaïque de fragments très hétérogènes qui, soudés les uns aux autres, lui donnèrent par la suite son unité apparente.
Une ligne tectonique de première importance, partant de la région de Mûrefte en Thrace, se dirige approximativement en direction ouest-est, à travers la mer de Marmara vers le golfe d’Izmit, pour se poursuivre de là vers Sapanca, Adapazar, Düzce, Bolu, Gerede. Plus au nord, nous trouvons une zone (Zonguldak) qui, anciennement, faisait partie du continent antique septentrional connu sous le nom de « Palaearctis ». Vers le sud, ce sont d’anciens « Zwischenlaender » (régions intermédiaires), tels par exemple le massif « galato-lycaonien » d’Ankara-Konya, le massif du Kizil Irmal, le haut-plateau de l’Ararat-Agri, et d’autres volcans géants de l’est. Au sud de ces régions intermédiaires se dressent les chaînes du Taurus et les parties plus septentrionales de l’ancien continent du « Gondwana » (Syrie, Arabie, Afrique).
Ces terrains, séparés à l’origine le long de la ligne d’Izmit (paphiagonische Narbe de Nowack, ligne du Tonale de Salomon-Calvi), sont aujourd’hui réunis et soudés, mais les mouvements qui opérèrent leur jonction se poursuivent encore, et chaque nouveau déplacement provoque des ébranlements sismiques, en sorte que les régions échelonnées le long de cette ligne constituent probablement la zone la plus dangereuse de la Turquie.
Izmit a été détruit ou fortement endommagé : le 2 janvier 69, le 24 août 358, le 2 décembre 362, le 16 août 555, le 25 mai 1719, le 15 avril 1878, et Adapazar le 10 juillet 1894. Et cette liste n’est certainement pas complète.
La mer Egée, le Karadeniz et l’Akdeniz sont de jeunes effondrements. Leurs bords sont en grande partie des failles (çöküntü). Seul, le Cukur Ova fait exception. De la mer Egée, de profondes dépressions pénètrent en terre ferme ; ce sont les fossés du Gediz, des deux Manderes et de l’Izmir Körfezi. De la mer de Marmara, se détache le golfe de Gemlik avec une prolongation formée par le lac d’Iznik, l’ancien golfe de Manyas-Apuliyond-Bursa-Inegöl, actuellement comblés par les alluvions des rivières. Ces deux dépressions sont aussi des fossés ; de même en est-il à l’est pour Tokat, Susehri, Erzincan et Erzerum. La région de Van semble, elle aussi, être un fossé, mais ici, le volcan Nemrut est encore entré en activité en 1441, et des éruptions ultérieures sont encore possibles. Les tremblements de terre dans ces régions comme par exemple ceux de l’Agri (Ararat), peuvent être d’origine volcanique, bien que l’Agri soit actuellement éteint. Les « ovas » (plaines alluvionnaires), enfoncés dans les hauts-plateaux de l’Anatolie centrale, sont pour la plupart des failles d’effondrements. Leurs bords sont des failles ou des flexures. Dans d’autres régions, il en existe qui ne sont pas visibles morphologiquement, mais qui contribuent aussi aux mouvements de l’écorce terrestre.
Lors du tremblement de terre de Kirsehir, près d’Akpinar, une faille devint visible sur 14-15 kilomètres ; les terres le long de cette faille se déplaçaient dans le sens horizontal. Fort heureusement, la plupart de ces failles et fossés sont à l’état de repos. C’est ainsi que le fossé d’Ankara semble être stabilisé, en sorte que l’on peut espérer que la capitale échappera au danger sismique. Mais, là où les failles, les fossés et les bassins d’effondrement sont encore actifs, il se produit peu à peu, en bordure, des tensions, lesquelles augmentent jusqu’au moment où elles rompent la cohésion de l’écorce terrestre ; alors les deux « lèvres » se disjoignent, provoquant ainsi l’ébranlement dû sol. Les déplacements produits peuvent être verticaux, horizontaux ou obliques. Si, dans quelques failles ou fossés, les tensions sont déjà fortes sans toutefois être suffisantes pour occasionner une secousse sismique, un autre ébranlement plus sévère pourra fournir l’énergie nécessaire au déclenchement du phénomène. Ces ébranlements secondaires sont désignés par les termes « tremblements de relais ». De très fortes secousses peuvent alors déclencher un grand nombre dé ces secousses secondaires. Ce fut le cas du grand tremblement de terre d’Erzincan du 27 décembre 1939.
Le M. T. A. possède heureusement une carte géologique d’Erzincan à l’échelle de 1:100.000, relevée par M. le Dr Stchepinsky, et une autre de Tokat relevée par M. le Dr Lahn. On constate, sur la carte de M. Stchepinsky, qu’Erzincan est située dans un fossé dirigé WNW-ESE sur une longueur d’environ 50 km. Ce géologue a constaté en outre la présence d’une autre faille de même orientation et de même longueur, située à 35 km. au NE de la précédente. Cette deuxième faille se termine dans le fossé de Tercan. Or, les rapports relatifs aux dégâts provoqués par les deux séismes montrent que le premier (21 novembre) fut produit par des mouvements localisés le long de cette faille ; quant au second, il fut provoqué par des mouvements du fossé d’Erzincan. Un trait caractéristique réside dans le fait que les deux casernes d’Erzincan — à peu près les deux seuls édifices restés intacts — sont situées sur les pentes des montagnes, en dehors du fossé. Celui-ci, selon les indications données dans les journaux, fut évidemment l’épicentre. De la région épicentrale, les secousses se sont propagées fort loin et ont déclenché des tremblements de relais à Tokat, Susehri, Giresun, et divers autres endroits. Il est évident que les renseignements donnés par les journaux devront être contrôlés et complétés par les recherches ultérieures des géologues.
Il est possible que le faible tremblement de terre de novembre ait déclenché le violent séisme du mois de décembre, par une augmentation des tensions déjà existantes dans le fossé. D’après les observations du Dr Lahn, Tokat se trouve également situe dans un fossé, et selon les indications données par M. l’Ingénieur des Mines Server, la région de Giresun est sillonnée de failles. Ainsi, les secousses d’Erzincan ont « activé » ces dernières, notamment les failles et les fossés de Tokat et de Susehri. Si les tensions d’une faille sont encore très faibles, cette dernière ne bouge pas, comme ce fut le cas, cette fois, pour les failles du fossé d’Erzincan, lequel eut autrefois ses propres ébranlements ; mais ce serait une erreur de supposer que ce fossé restera toujours stabilisé.
Les quelques considérations précédentes expliquent la grande extension des dégâts causés par cette terrible catastrophe d’Erzincan. Non seulement l’intensité des secousses, mais encore la structure géologique des régions limitrophes de cette localité furent cause de l’importance des dommages provoqués en de nombreuses villes ou villages. A Ankara, qui se trouve à une distance de 580 kilomètres d’Erzincan, beaucoup de personnes ont été réveillées par la secousse. Par bonheur, les failles du fossé d’Ankara restèrent tranquilles.
Or, la question importante pour l’Etat turc est de savoir comment il serait possible, à l’avenir, de diminuer les pertes de vies humaines et les dommages matériels, car on ne saurait supposer que les ébranlements cesseront. Ils se produiront encore pendant des milliers d’années.
Les notices historiques recueillies par Abich dans son ouvrage sur l’Anatolie orientale signalent des tremblements de terre qui ont détruit ou gravement endommagé Erzincan depuis l’année 1.000, notamment en : 1045, 1166, 1168, 1254, 1268, 1281, 1287, 1290, 1356, 1374, 1458, 1482, 1578, 1584, 1784. Cette liste terrible est certainement fort incomplète. On n’a tenu compte que des secousses les plus violentes, et pour de longues périodes, les notes manquent complètement. Cependant, le résultat est clair. Erzincan a été détruit au moins seize fois au cours des dernières 1.000 années. On pourrait recueillir de semblables résultats pour Izmit, Izmir, et encore pour beaucoup d’autres villes turques.
L’étude des dégâts du tremblement de terre de Kirsehir en 1938 et de Bergama-Dikili en 1939 m’a enseigné trois choses :
1) qu’une grande partie des dégâts matériels est une conséquence de la construction défectueuse des édifices et que les perles de vies humaines dépendent, pour la plupart, de la façon dont sont construites les toitures ;
2) qu’une autre cause des dégâts provient de la qualité du sous-sol.
3) On a bâti beaucoup de villages et de villes en des endroits géologiquement dangereux, alors qu’il eût été possible de choisir des emplacements plus favorables à peu de distance de là.
C’est pour cette raison que les autorités compétentes ont décidé de prendre les mesures qui pourraient dans la mesure du possible diminuer, à l’avenir, les dégâts.
Wilhelm Salomon-Calvi."
Source : Revue pour l’Etude des Calamités (Bulletin de l’Union internationale de secours), tome III, 1940, p. 178-180.
Histoire
Wilhelm Salomon-Calvi : un géologue juif allemand, réfugié en Turquie kémaliste
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