Il y a peu de temps une prise d’otage muée en détention par des affiliés à connu un heureux dénouement. Il s’agit de la libération de la jeune volontaire italienne Silvia Romano, partie pour une cause humanitaire qui était de prêter main forte dans la Corne de l’Afrique. Un héros inattendu par l’Occident a apporté sa contribution, non des moindres : le président de la république turque Recep Tayyip Erdogan.
Deux ans c’est long. Encore plus lorsque l’on se trouve en captivité. Demandez à Silvia Romano, l’italienne qui résidait à Milan l’a vécu de manière traumatisante, par suite d’un kidnapping. Un enlèvement lâche envers une femme sans défenses, une humanitaire par conséquent une personne ne faisant partie d’aucun corps militaire. Les autorités turques ont mis un terme à son calvaire conjointement par l’entremise de ses services secrets lesquels ont agi conjointement avec leurs homologues italiens et somaliens. Cette prouesse de haut niveau sur le plan international se doit d’être disséquée en amont pour en analyser les tenants et les aboutissants.
La situation initiale était des plus compliquées. L’enlèvement par des fanatiques islamistes (attention de bien prendre garde à la sémantique employée car islamique ne renvoie pas systématiquement à islamiste, une république islamique n’étant pas obligatoirement un état islamiste ; musulman veut dire avant tout croyant , pratiquant ou non et non pas extrémiste ; très pieux ne signifie pas d’emblée radicalisé et islamo-conservateur ne définit pas forcément un état d’esprit islamo-fasciste tout comme islamiste modéré ne signifie pas être un chantre de la laïcité totale. Mise au point en forme de recadrage, nécessaire au vu du contexte général planétaire et puis le mot islamiste existe, est très usité alors que dans le même temps pour un extrémiste chrétien on n’a pas l’équivalent "christianité" comme l’a si subtilement souligné l’essayiste Sami Aziz dans son ouvrage intitulé " L’Arabe de plus en plus arabe ?" (paru aux éditions Persée ) hors de son pays d’une ressortissante européenne. Théâtre des opérations : l’Est du continent africain, entre le Kenya et la Somalie. Tout cela nous faisant imaginer la difficile posture pour la citoyenne occidentale kidnappée puisqu’il s’agit d’une italienne, c’est-à-dire la représentante d’une nation anciennement colonisatrice dans la zone dite de la Corne de l’Afrique.
Autre posture délicate : celle de Recep Tayyib Erdogan sur l’échiquier subsaharien. Fermeté et pragmatisme sont difficiles à manier simultanément. Contenter l’Europe et l’Italie se présentait comme une missions des plus difficiles. Finalement mission accomplie : l’otage a été libérée saine et sauve, ce qui lui a permis de retrouver son Italie natale.
Qu’en penser ?
En tout premier lieu nous sommes tenus de constater _ quel que soit le degré de contribution ottoman le côté positif du résultat. Convaincant puisqu’une vie a été épargnée, celle d’une insouciante bénévole partie assister dans un autre pays que le sien des enfants livrés à l’extrême pauvreté. Le gouvernement turc et ses services spéciaux ont fait preuve d’une efficacité indéniable. Une initiative périlleuse au vu du caractère déterminé et dangereux des acteurs autochtones incriminés.
La Turquie a confirmé sa valeur sur le plan militaire, sécuritaire, géopolitique. En agissant principalement en stratège et non en se présentant prioritairement comme la protagoniste d’un unique effet basé sur la force de dissuasion. On peut qualifier cela de subtile audace tactique. Une bonne image qui fera un peu oublier les secousses sociales dues à la hausse des prix des fruits et légumes en 2018 et ayant provoqué l’épisode dit de "La Crise de l’Oignon". Un changement de rubrique qui pourrait calmer les effervescences autochtones ? Le quotidien des turcs a été rendu difficile après pourtant quelques précédentes embellies et la politique internationale pourrait représenter l’occasion du salut.
L’étape suivante peut emprunter un chemin plus politique, plus tortueux. Clarté des intentions et politique ne sont pas souvent concordantes. Ceci est renfoncé dans le champ diplomatique. Quelques années en arrière l’ancien président français Nicolas Sarkozy avait réussi le tour de force de faire libérer des infirmières bulgares retenues en Libye. La Libye justement on y retrouve la nation "ay yildiz ", qui s’est implantée au niveau de négociations militaires rendues bien difficiles par des rivalités tribales ancestrales Sarkozy et Erdogan. Deux personnalités controversées, entre autres sur ce dossier nord-africain. Cette fois nous avons un périmètre d’action qui se situe encore plus loin, en Afrique Noire. Un nouveau terrain d’action qui pourrait tout à fait servir de terrain de réflexion aux autorités turques. Cette partie poker a prouvé que la nation turque avait une carte intéressante à jouer sur le plan diplomatique et Erdogan a su abattre des bonnes cartes. Maintenant il lui incombe de garder ses ardeurs afin de ne pas compromettre ses ambitions, lesquelles seraient d’ordre stratégique et économique.
Stratégique pour élargir le rayonnement de son pays sur une aire tricontinentale, terrestre, maritime et océanique. Même son approche de la religion musulmane est spécifique puisqu’à une époque l’appel à la prière était effectué en langue turque. Jusque dans l’esthétique lorsque l’on observe les voiles portés par les femmes, ressemblant plus à des tunnels ou des cylindres qu’à des cagoules ou des masques comme il se fait en pays arabes. La Turquie n’est ni l’Arabie Saoudite ni l’Iran et c’est une république laïque à l’origine, ce qui rassure bien des interlocuteurs occidentaux. Economique car le pétrole est la manne financière de la Libye et la Turquie elle-même s’est proposée pour aider à la détection de bandes pétrolifères au large de la Corne de l’Afrique. Le récent article de Matteo Carnieletto dans le quotidien italien à grands tirages Il Giornale confirmant les prospections pour d’éventuels forages en eaux territoriales somaliennes. Ce qui amènerait un avantage supplémentaire à la Turquie ne produisant pas d’hydrocarbures à grande échelle, elle qui déjà sait gérer la cartographie des oléoducs et des gazoducs par rapport à ses voisins slaves et caucasiens.
Silvia Romano revient de très loin. Dans tous les sens du terme. La Turquie, elle était partie de très loin et est arrivée bien là ou’ elle le désirait. Le français et l’anglais ont toujours été des langues prédominantes dans les échanges diplomatiques. Ce sont les deux langues de la communication officielle de l’UE. Néanmoins les prochaines années pourront révéler l’utilité d’apprendre le turc. Sur le plan du commerce international, l’anglais, l’espagnol, le chinois et l’arabe sont des langues éminemment pratiquées. Là aussi le pole linguistique turque pourrait émerger. Un moyen de mieux se faire connaitre et éventuellement mieux se faire apprécier.
A présent s’initie un travail de pédagogie dense pour le pays au drapeau rouge frappé du croissant et de l’étoile. Une activité qui sera basée sur l’information et l’investissement. La Turquie a sa tête un parti, l’AKP de mouvance conservatrice. Néanmoins sa population à grande majorité musulmane présente quelques variantes intéressantes par rapport à d’autres endroits du monde musulman : le Sunnisme est l’apanage de la plupart des habitants mais il y a toutefois quelques poches divergentes, liées au Chiisme, aux kurdes (historiquement il y a eu des influences du Christianisme et du Zoroastrisme), aux alévis (interactions avec la chrétienté et le Judaisme). Phénomène très récent, l’athéisme et le déisme ont commencé à se manifester de manière décomplexée chez les jeunes (entre 1 et 3 pour 100). Une juxtaposition pas forcément syncrétique mais une juxtaposition disciplinée à l’image de la présence d’une église à la croisée des chemins entre Taksim et Galata dans le centre historique à Istanbul. De plus l’Islam n’est pas déclaré religion d’État officiellement.
Au niveau structurel, la Turquie a accompli quelques avancées avec des constructeurs automobiles nationaux s’adaptant formidablement à l’électrique et la mise en place de complexes destinés à l’élaboration de drônes. Elle pourrait donc espérer une certaine réhabilitation au niveau de l’opinion publique internationale devenue méfiante suite aux tentatives de coup d’état et consécutivement aux rapprochements avec le Qatar. La Turquie a eu le réflexe de s’aider d’outils statistiques comme l’Institut Turc d’Études d’Opinion Publique Konda et le Centre d’Études Anatoliennes pour analyser sa population. Dorénavant la nation dirigée par Erdogan devra chercher à analyser les autres comme elle cherche à s’analyser elle-même. Une avancée encore plus facilitée si la rhétorique étatique s’axait davantage sur un dogme panturquisme que sur un dogme exclusivement religieux. L’État Turc ne représente un territoire ni arabe ni représentatif totalement de l’Islam. C’est là que réside sa force, en pouvant nettement se distinguer du Qatar ou des Émirats Arabes Unis par exemple. L’affaire Jamal Kashoggi, du nom du journaliste saoudien assassiné ami du président turc, a contribué à la distanciation avec Mohammed Ben Salmane et son royaume en général. Une position pouvant avantager la Turquie dans son relationnel avec les riverains de la terre sainte musulmane comme l’Érythrée, l’Égypte. Mais, encore la Somalie et ses gisements pétroliers « off shore} potentiels, ou bien Djibouti et son port très bien placé. Le Kenya aussi, avec 80 pour 100 de sa population chrétienne, a pu mettre en évidence les capacités de dialogue turques y compris avec des territoires éloignés sur le plan religieux. La Turquie pourrait donc tout à fait se poser en interlocutrice de choix, en tant que médiatrice et modératrice entre l’Europe et le Moyen-Orient ,voire avec Israël, entre l’Europe et l’Asie (les républiques d’Asie Centrale turcophones)ou avec l’Afrique de manière générale puisqu’elle y a étendu une sorte de soft power par des actions liées à l’agence de coopération Tika ( Türk Isbirligi ve Koordinasyon Idaresi Baskanligi) ,à la fondation Maarif ou encore à l’implantation ancienne du réseau scolaire du controversé Fethullah Gulen.
Au vu de tout cela, la Turquie peut tout à fait assumer un rôle correspondant à "acteur éducatif international" pour reprendre l’expression formulée auprès du centre de recherches de Sciences Po par Gabrielle Angey, maitresse de conférences à l’EHESS et à l’Université Paris-Dauphine. Le président turc ne doit pas rater pareille occasion de placer sa patrie sur le devant de la scène internationale et pour cela s’inspirer d’abord de la pensée kémaliste pour redevenir aux yeux du monde un islamiste modéré, au lieu de la carapace d’islamo-conservateur dont on l’a caractérisé. Y compris en terre libyenne, là ou Sarkozy s’était inspiré du Gaullisme.
L’auteur : Jean-Guillaume Gianguglielmo Lozato