L’intégralité du débat avec Franck Frégosi, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’islam auteur de "Penser l’islam dans la laïcité" (Fayard, 2008), vendredi 4 décembre 2009.
Bakkouche : Quelles sont les origines de la peur de l’Islam dans les sociétés européennes ?
Franck Frégosi : On a un vieux contentieux dans l’Europe occidentale, certaines peurs qui remontent aux origines du contentieux entre la chrétienté et le monde musulman. Ces peurs sont ancrées dans l’imaginaire collectif.
Il y a eu ensuite des craintes plus récentes liées à l’actualité internationale, notamment aux contrecoups de crises au Proche et au Moyen-Orient dans lesquelles apparaît la question de l’islam, qui se décline sous des expression plus politisées et plus radicales.
Troisième élément : le contexte propre aux sociétés européennes, qui sont marquées par une pluralisation de leur population et dans lesquelles on a eu souvent ce réflexe primaire de cumuler la question de l’immigration, par exemple, en partie originaire de zones musulmanes, et l’islam.
Dernier point : tout cela s’inscrit dans un contexte général de fragilisation de nos sociétés, avec les différents arguments : mondialisation, d’une part, mais aussi une Europe qui a du mal à se construire dans la longue durée. Ajoutons à cela la crise qui sévit dans nos sociétés.
Tous les paramètres sont réunis pour expliquer ce regain de scepticisme qui frise la peur vis-à-vis de l’islam en tant que réalité religieuse et culturelle, qui est pourtant présente depuis très longtemps dans l’espace européen.
HA : La laïcité est-elle compatible avec l’islam ? Que dit le Coran ?
Franck Frégosi : Le Coran ne parle pas de la laïcité, pas plus que les Evangiles. De façon générale, aucune religion n’a intégré du jour au lendemain dans son référentiel l’idée de la laïcité. Pour la bonne et simple raison que la laïcité implique la reconnaissance de la pleine autonomie des institutions publiques par rapport à tout type de normes religieuses. Cela veut dire que si les religions ont été amenées à prendre en compte tant bien que mal l’idée de la laïcité, c’est d’abord parce que le législateur est intervenu et parce que les autorités religieuses elles-mêmes ont dû composer avec cette réalité juridique.
S’agissant de la situation de l’islam dans l’espace français, je défends l’idée qu’il appartient aux musulmans non pas de chercher à trouver la laïcité dans les versets du Coran, mais de repenser l’islam dans ce cadre laïque. Il s’agit en gros d’être amené à revisiter leur propre héritage et tradition religieuse en fonction des évolutions du moment, en fonction aussi des attentes des fidèles, qui eux-mêmes ont des relations très contrastées avec la lettre de leur propre religion.
LaFadette : Pourquoi ce phénomène de peur n’existe-t-il qu’envers l’islam ?
Franck Frégosi : Ce phénomène de peur peut s’expliquer de différentes manières.
Il y a d’abord, incontestablement, une sorte d’effet de prégnance des événements qui se déroulent dans le reste du monde, dans lesquels on met souvent en avance l’existence de groupements politiques radicaux qui usent de l’islam comme d’un porte-étendard, à des fins essentiellement de contestation, voire de révolte vis-à-vis de régimes politiques peu démocratiques, ou bien pour contester un certain type d’ordre politique jugé trop éloigné des principes religieux.
Deuxième élément : le fait que nous avons perdu l’habitude – et c’est paradoxal pour une société profondément laïcisée comme la nôtre – d’être confrontés à des religions qui ne se cantonnent pas à la sphère privée. C’est le résultat de la laïcisation et de la sécularisation, le fait que nos concitoyens ne sont plus du tout familiarisés, par exemple, avec la question des rites religieux. Lorsqu’on s’habille ou qu’on mange, on ne prend pas en considération des règles religieuses.
Or voilà qu’avec l’islam, qui sociologiquement est la deuxième religion en France, la dimension de la foi ne peut pas être réduite au simple espace du privé. Donc dès lors que nous assistons à des demandes particulières, que ce soit par exemple la question des carrés confessionnels dans les cimetières, les demandes de repas sans porc dans la restauration collective, la question du port de vêtements jugés pudiques, il y a un réflexe un peu primaire qui consiste à dire : attention, nous avons affaire à une religion qui est expansive.
ben : Comment définir le privé et le public sans entrer dans les amalgames ?
Franck Frégosi : C’est une question majeure et qui peut-être nous oblige à voir les limites de nos propres catégories intellectuelles. Si on prend l’exemple de la religion en général, toute religion comporte ces deux aspects. Le fait, par exemple, de professer des croyances en privé et le fait que dans toute croyance il y a aussi une dimension éminemment publique. Il convient d’être extrêmement vigilant avec tout type d’amalgame qui consisterait à cantonner la religion dans la simple sphère des idées ; de la même manière, il convient d’être vigilant par rapport à tout système religieux qui aurait vocation à occuper l’intégralité de l’espace public.
bG : Qu’est-ce qui pourrait apaiser cette peur ?
Franck Frégosi : Peut-être que nos élites politiques cessent de mettre en avant des sujets qui me paraissent totalement anecdotiques, pour véritablement s’occuper et se focaliser sur les réels problèmes qui sont avant tout d’ordre économique et social, et qui souvent sont à l’origine même de ce sentiment d’insécurité et qui alimentent aussi les peurs. Il faudrait donc rompre avec des politiques-alibis et prendre un peu de hauteur par rapport aux enjeux de nos sociétés d’aujourd’hui.
Raffik : Cette peur de l’islam est-elle nourrie par les médias, voire pour des raisons politiques ?
Franck Frégosi : Il y a parfois, peut-être, une surmédiatisation de certains phénomènes assez marginaux, de certains faits divers (l’exemple du voile intégral me paraît relever de cette catégorie, ou bien le mariage annulé dans le nord de la France pour défaut de virginité...).
En même temps, je pense qu’il en va surtout de la responsabilité de certains hommes politiques qui, d’une certaine manière, ont du mal à accepter la société telle qu’elle est aujourd’hui et qui restent prisonniers d’une vision "monocolore", "monoethnique" et "monoconfessionnelle" de leur propre société.
Source "Le Monde"