Vous avez fait partie de l’équipe de tournage du film de Reha Erdem Des Temps et des vents pendant six semaines. Pouvez-vous nous présenter le film en quelques mots ?

C’est l’histoire de trois jeunes adolescents, à peine sortis de l’enfance, qui grandissent dans un petit village rural et montagneux de la Turquie occidentale. Trois amis, une fille et deux garçons, dont on suit le quotidien, leur confrontation avec la cellule familiale. Ils grandissent, apprennent à grandir, et voient la vie évoluer autours d’eux avec tous les problèmes familiaux que cela peut engendrer.

Comment avez-vous bénéficié de cette opportunité ? Connaissiez-vous Reha Erdem avant ?

Quand je faisais mes études de cinéma à Paris, je connaissais déjà Reha Erdem. J’aimais beaucoup ses œuvres. Du coup, dès que je suis rentrée en Turquie, j’ai tout de suite voulu travailler avec lui. J’ai commencé par travailler dans sa boite de production, qui fait à la fois de la publicité et lui permet de financer ses longs métrages, une pratique courante en Turquie. Puis, de là, j’ai eu l’opportunité de l’assister sur son film de l’époque, Des Temps et des vents.

Quel était votre rôle au sein de l’équipe ? Ou se passait le tournage ?

Je travaillais comme assistante à la régie, c’est à dire que j’étais responsable de tout ce qui a trait à la pré-production : on va voir les lieux, on prépare un casting qu’on présente au réalisateur, on essaie de se fondre dans les lieux de tournage afin d’être le plus transparent possible. Le film a été tourné à Assos, un petit village à proximité de Canakkale (NDLR : non loin de Troie). Nous sommes partis un mois à l’avance pour préparer le film et avons organisé le casting pendant trois ou quatre mois. L’équipe était souvent constituée des gens qui vivaient là bas. Ils nous ont d’ailleurs beaucoup aidés. Ils ont joué dans le film, nous ont prêté leur maison. Et bien que les rôles principaux, interprétés par les adultes, aient toujours été professionnels, les deux garçons étaient du village. La fille vivait à Istanbul mais c’était la première fois qu’elle voyait une caméra.

Parlez-nous un peu de Reha. Comment travaille-t-il ? A-t-il l’habitude de tout préparer à l’avance ? Ou laisse-t-il beaucoup de place à l’incongru ?

C’était vraiment très intéressant de travailler avec Reha parce qu’il a un coté très professeur : il explique beaucoup comment il pense ses films. Il parle de la vie aussi, et de comment il raisonne en général. Ça me fait penser aux cours de Socrate où il est toujours entouré de ses jeunes élèves débutant dans la vie. Et puis, comme il avait une maison là-bas, toute l’équipe restait chez lui, c’était très familial. J’étais jeune et ai beaucoup appris à son contact.

Je ne pense pas que Reha aime beaucoup l’improvisation. Il dit toujours que si quelque chose ne fait pas très naturel, il ne changera pas ses idées pour faire « plus vrai ». A ceux qui l’accusent de manquer de naturel, il aime à répéter qu’il ne fait pas de documentaires mais bien des films de fictions. Il crée un monde véritablement dans sa tête puis le transpose en images animées. Peu importe si ça existe vraiment, si c’est artificiel, il peut tout bouleverser selon son idée. D’ailleurs, il a poussé ça plus loin encore dans son dernier film, Kosmos. Une œuvre très féérique, très imaginaire, qui n’a rien à voir avec la réalité.

C’est d’ailleurs peut-être là qu’il diffère de Nuri Bilge Ceylan...

Oui, Ceylan est plus documentariste. Il tourne avec sa famille, toujours en petit comité, contrairement à Reha qui travaille avec une grande équipe et d’importants moyens techniques. Ceylan est davantage centré sur une approche photographique de l’image, de sorte que cela nécessite moins de matériel. Il est souvent plus naturel dans ce qu’il fait ou ce qu’il veut raconter. Reha, lui, a déjà fini son film dans sa tête avant même de passer au tournage. Par exemple, il a utilisé tous les plans qu’on a tourné. Tout ce qui entre dans le cadre est réfléchi.

Lui et vous avez fait vos études de cinéma à Paris. Cela se ressent-il dans votre appréhension de l’art ciné ?

C’est vrai que quand on fait ses études de cinéma en France, on se retrouve toujours ensuite entre francophones, par hasard ou volonté, je ne sais pas. On aime bien le cinéma français parce que tout y est très philosophique, très problématisé. En Turquie, on considère les films français comme très déprimants parce qu’il y a beaucoup de réflexion et que ça avance peu. Mais on aime bien. L’expérience française nous a appris à être témoins des personnages à un moment, sans forcément un début ou une fin. On ne cherche plus à conclure : on problématise et on contemple sans conclure.

Reha travaille toujours avec un chef opérateur français, Florent Herry. Dans Des temps et des vents, il a également fait venir un Français pour le mixage final. On s’est retrouvé entre francophones : les deux autres assistants étaient aussi étudiants en France. Inconsciemment, on se réunit je crois.

En tant que productrice, et donc professionnelle de l’audiovisuel, quel regard portez-vous sur le renouveau du cinéma turc tel qu’il semble actuellement à l’œuvre ?

Ça a commencé à peu près il y a dix ans quand on a réconcilié le peuple turc avec le cinéma turc. Je me rappelle, dans mon enfance le cinéma turc s’est arrêté après les années 1980. C’était la fin de l’époque Yesilçam. Déjà, à partir des années 1970, il y a eu l’apparition puis l’essor d’une véritable industrie du cinéma pornographique. Dans les années 1980, ce sont des films d’art incompris du peuple qui se sont développés. Des bons films mais qui peinaient à trouver leur public. Du coup, il y a eu toute une période où l’on n’allait plus voir le moindre film turc au ciné. Seuls les films américains avaient grâce aux yeux des Turcs. Puis, aux alentours de 2000, on a commencé à redécouvrir le cinéma national sous l’influence de quelques très bons films. L’on est progressivement passé d’une dizaine de films par an à peut-être trente l’année suivante et plus de quatre-vingt aujourd’hui. L’aide du ministre de la culture est également très importante à ce titre. Maintenant, même si l’on est jeune et que l’on ne connait personne dans le secteur, l’on peut demander une aide à l’État pour un premier film. Du coup, il y a de plus en plus de jeunes réalisateurs qui ont le courage et l’envie de faire des films. Et puis il y a toujours ces équipes qui travaillent dans la publicité, gagnent pas mal d’argent et réalisent ensuite un film par plaisir, presque gratuitement.

Et puis à coté, on fait de plus en plus de films à gros budgets, des comédies qui ne sont certes pas très bonnes mais qui ont le mérite de faire plus d’entrées que les films américains, ce qui est une grande réussite pour le pays. C’est toujours bien que le secteur avancent et que les gens prennent l’habitude d’aller au cinéma. Ça contrebalance un petit peu l’effervescence du support DVD et de la croissance du piratage.

Enfin, il existe un système très intéressant mais encore trop méconnu : quand une marque, ou une grande compagnie sponsorise un film, il peut désormais déduire l’argent de ses impôts. C’est le gouvernement qui est à l’origine de cette mesure : c’est une aide à l’art qui ne coute pratiquement rien et rapporte beaucoup au monde de la culture.

Avez-vous, à votre tour, envie de passer derrière la caméra ?

Oui, je souhaite vraiment le faire. J’ai commencé dans le cinéma pour ensuite travailler dans la publicité où l’on oublie un peu les rêves qu’on avait. Toutefois, je continue d’écrire des petits scénario qu’il faut encore que j’améliore. Il n’y a pas beaucoup de femmes réalisatrices en Turquie, sauf Yesim Ustaoglu qui a du succès. On se motive donc avec d’autres femmes qui ont fait des études de cinéma pour montrer que les femmes ont également leur place dans la réalisation.

Propos recueillis à Istanbul par Aliénor Ballangé pour Il était une fois au Cinéma