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vendredi 22 septembre 2023

Sabiha Gökçen et la controverse sur ses origines

Publié le | par Ali Bal | Nombre de visite 3468
Sabiha Gökçen et la controverse sur ses origines

UN SYMBOLE DE LA REPUBLIQUE TURQUE
Sabiha Gökçen est une figure emblématique de premier plan de la République de Turquie car elle fait partie de ses fondations. Ainsi, la fille adoptive de Mustafa Kemal Atatürk incarne à ses yeux ses vœux les plus chers : une femme turque émancipée, audacieuse, persévérante, brillante, battante et une gagneuse qui n’hésite pas à se mesurer aux hommes.

Sabiha Gökçen, décédée en 2001 à l’âge de 88 ans, est non seulement la première femme turque pilote d’avion mais aussi la première femme au monde à avoir piloté un avion de combat.
C’est donc légitimement qu’Atatürk la surnomme « Gökçen – celle qui appartient au ciel ». S’initiant au vol à 22 ans, Sabiha Gökçen devient la première femme pilote militaire du monde en 1937. Elle suit une formation de combat et vole sur Bréguet 7 et Curtiss Hawk II ; en juin 1938, elle survole quatre pays des Balkans, lors d’un périple de six jours, seule à bord d’un bombardier Vultee-V.

Sabiha Gökçen vole autour du monde pendant près de 28 ans, jusqu’en 1964, totalisant plus de 10 000 heures de vol sur une quinzaine de types d’appareils.

Un aéroport à Istanbul porte désormais le nom de celle qui a effectué son dernier vol le 22 mars 2001... pour appartenir définitivement au ciel.

MEDAILLE SABIHA GÖKCEN DE LA F.A.I.
Sur proposition de l’Association Aéronautique Turque (Türk Hava Kurumu - THK), la 95ème Conférence Générale de la Fédération Aéronautique Internationale (FAI) du mois d’octobre 2002 accepte la création d’une « Médaille Sabiha Gökçen » reconnaissant ainsi toute une vie consacrée à l’aviation.
Cette médaille est réservée aux femmes qui ont accompli des exploits remarquables dans les sports aériens.

L’ADOPTION
Le fondateur de la Turquie contemporaine rencontre Sabiha lors d’une visite dans la ville de Bursa en 1925. Elle a alors douze ans. C’est d’ailleurs son audace à vouloir rencontrer le « héros national » et son opiniâtreté à s’en sortir qui séduisent Atatürk. Le président turc décide alors, après avoir obtenu l’autorisation de son frère ainé, d’adopter l’adolescente Sabiha orpheline de ses deux parents Hafiz Mustafa İzzet Bey et Hayriye Hanım.

LA POLEMIQUE
Toutefois, trois ans après sa mort en 2001, une controverse éclate suite à la publication, en février 2004 par l’hebdomadaire turco-arménien Agos, d’une information selon laquelle Sabiha Gökçen serait en réalité une orpheline arménienne ayant perdu ses parents pendant le déplacement forcé des Arméniens de 1915 et recueillie en 1925 par Mustafa Kemal Atatürk lors d’une visite de ce dernier dans un orphelinat de la région d’Urfa (Sud-Est anatolien).

L’article d’Agos s’appuient sur le témoignage de Hripsime Sebilciyan Gazalyan, une citoyenne d’Arménie venue travailler en Turquie comme femme de ménage.

L’HISTOIRE DE MADAME GAZALYAN
Dans l’article titré : « Le secret de Sabiha-Hatun » et publié par le journal Agos le 6 février 2004, Madame Sebilciyan Gazalyan, originaire d’Antep (dans le sud-est de la Turquie) confie aux deux journalistes, feu Hrant Dink et Diran Lokmagözyan :
« Je suis la nièce de Sabiha Gökçen. Mon grand-père Nerses Sebilciyan est mort dans les évènements de 1915. Il a eu deux filles, l’une est ma mère Diruhi et la seconde est Hatun. Hatun est Sabiha Gökçen, ma tante »

Le texte précise que ces allégations sont apparues la première fois en 1972 dans un livre de Simon Simonyan, édité à Beyrouth. L’auteur y recenserait la liste des membres de la famille arménienne de Sabiha Gökçen.

Madame Sebilciyan Gazalyan poursuit ainsi :
« Nous sommes originaires d’Antep. La mère de la famille était Mariam Sebilciyan et le père, Nerses Sebilciyan, ils sont morts durant les évènements de 1915. De cette union sont nés 7 enfants dont 2 filles. L’une est ma mère Diruhi et l’autre Hatun, ma tante. Mes oncles, donc les frères de Sabiha Gökçen, se prénomment Sarkis, Bogos, Hacik et Hovhannes.
Ma grand-mère Mariam devant s’occuper de tous ces enfants, décida de remettre ma mère et ma tante à l’orphelinat de Cibin
(village rattaché au district de Halfeti dans la province de Urfa. Aujourd’hui, le village se nomme Saylakkaya).
Atatürk vint dans cette région à l’époque et comme il n’avait pas d’enfant, il décida d’en adopter un. Il se rendit alors à l’orphelinat en indiquant qu’il choisirait la plus adorable de toutes. Il aperçut ma tante et comme elle était pimpante, il la montra du doigt puis la pris dans ses bras. Ma mère m’a raconté : « Elle a pleuré et moi aussi, j’ai pleuré et c’est ainsi que nous nous sommes séparées. Ma sœur avait à ce moment 5 ou 6 ans ».
Nous avons déménagé en Syrie puis, en 1946, à Erevan. Ma grand-mère et mes oncles sont restés en Syrie. A 11-12 ans, ma mère apprit que ma tante était devenue la fille d’Atatürk et qu’elle avait changé de nom. Maman passa, plusieurs fois, des annonces dans le journal Hayreniki Tzayn afin de retrouver sa sœur et alla également à Ecmiadzin pour solliciter l’aide de prêtres qui lui répondirent : « Ce n’est plus Hatun à présent, elle se nomme Sabiha Gökçen
 ».

SELON FEU HRANT DINK
De son côté, le journaliste turc Hrant Dink, assassiné en janvier 2007 à Istanbul par un extrémiste, déclare fin février 2004, à l’issue de son reportage :
« Les confidences de Hripsime Sebilciyan Gazalyan ne nous ont pas étonnés. Elle était venue nous voir il y a déjà 3 ans pour nous raconter son histoire. A cette date, nous avons pensé que Sabiha Gökçen pourrait être blessée et n’avons rien publié. Le mois dernier, Mme Gazalyan est revenue au journal. Elle a ramené des photographies. De notre côté, nous avions récupéré le livre de Simon Simonyan paru à Beyrouth. Nous avons appris qu’il y avait de nombreux documents à Erevan confirmant les dires de Mme Gazalyan. De plus, le professeur Yusuf Halacoglu, président de la Société turque d’histoire disait, dans une interview que j’ai lue la semaine passée, qu’1,5 million d’Arméniens n’avaient pas été tués au cours des évènements de 1915 et que 644 900 étaient revenus. Où sont donc passés ces Arméniens ? Une partie a quitté la Turquie dans les années qui ont suivi mais une grande partie a choisi l’Islam et s’est fondue dans la société. »

PARS TUGLACI
Selon le linguiste et philologue turc d’origine arménienne Pars Tuğlacı (auteur d’un remarquable « Grand dictionnaire turc-français »), Sabiha Gökçen serait effectivement d’origine arménienne mais elle aurait été recueillie non pas à Urfa, mais à Bursa d’où sa famille aurait été déportée en 1915.

D’une part, la véracité des affirmations de Madame Gazalyan n’est pas établie et d’autre part, plusieurs personnalités se font entendre pour dénoncer et invalider son témoignage.

GÜLSAH CELIKER
Le plus percutant des arguments vient de Gülşah Çeliker, le réalisateur du documentaire : « Sabiha Gökçen, fille de Turquie, fille des Airs, fille d’Atatürk » diffusé sur la chaîne publique TRT le 22 mars 2004 :
« Cela fait trois ans que je mène des investigations sur la vie de Madame Sabiha Gökçen et je n’ai jamais rien trouvé qui indique qu’elle ait été arménienne. Par ailleurs, de nombreuses erreurs existent dans les informations qui sont relatées. Si Sabiha Gökçen avait été adoptée à l’âge de 5-6 ans comme c’est soutenu, en 1935, lors de son vol, elle aurait eu 15 ans. Or, en 1935, elle en avait 22 !  »

Puis, le réalisateur enchérit :
« En 1981, pendant les célébrations du centième anniversaire de la naissance de Mustafa Kemal, l’Association aéronautique turque a publié les mémoires de Sabiha Gökçen : « Ma vie sur les pas d’Atatürk » regroupés par l’écrivain Oktay Verel. Dans ses mémoires, Madame Gökçen apporte des éclaircissements détaillés sur sa famille. Elle y indique que son père Hafiz Izzet bey, officier en chef des finances publiques à Edirne, fut envoyé en exil à Bursa par le Sultan Abdülhamid 2 en raison de son affiliation au mouvement opposant des Jeunes-Turcs. »

OKTAY VEREL
Le biographe de Sabiha Gökçen récuse également les affirmations de Hripsime Sebilciyan Gazalyan et ajoute :
« Avec Madame Gökçen, nous avons travaillé très exactement deux ans et demi ensemble. J’ai systématiquement vérifié dans les archives tout ce qu’elle m’a dit. Il est parfaitement faux de dire qu’elle vient d’un orphelinat.
Des premières noces de son père, deux enfants sont nés : Sefik et Nazime. Sa mère Hayriye Hanım, originaire de Sarajevo en Bosnie, a également deux enfants d’un premier mariage : Neset et Nafia. Le père et la mère se marient. Ils nomment leur première progéniture Saime. Entre temps, Neset, le fils de sa mère, a une fille Mukaddes. Sa mère qui devient alors grand-mère tombe enceinte de Sabiha. Elle ne désire pas cet enfant mais ne réussit pas non plus à avorter. Sabiha Gökçen vient au monde le 22 mars 1913. Son père est envoyé en exil à Bursa car Jeune-Turc.
En 1925, lorsque Atatürk part en voyage, il séjourne une semaine dans la ville de Bursa. Sabiha réside chez son frère Neset qui réussit à se faire embaucher comme garde du corps dans le palais où va résider le président Atatürk. La jeune Sabiha parvenant à tromper la vigilance des gardiens arrive jusqu’à Atatürk. Le président surpris par le courage de l’adolescente est intrigué et lui demande son identité. Charmé par l’ardeur et l’intelligence de Sabiha à l’issue de longues conversations, Atatürk informe Neset de son souhait d’adopter la jeune fille. Neset acquiesce à la demande. Et c’est ainsi que le Président et fondateur de la République turque adopte Sabiha Gökçen.
 »

L’ASSOCIATION AÉRONAUTIQUE TURQUE
Le général retraité Ahmet Ergönen, secrétaire général de l’Association Aéronautique Turque (THK), a dénoncé :
« Alors que certains prétendent en avoir connaissance depuis plusieurs années, pourquoi de telles allégations n’ont pas été avancées du vivant de Madame Gökçen ? Elle aurait pu y répondre. Pourquoi n’a-t-on pas donné un droit de réponse à la principale concernée ? Cela démontre des arrière-pensées. De telles attitudes ne peuvent contribuer à la paix et à l’intégrité nationale. (…) Nous enverrons les mémoires de Madame Gökçen ainsi que les registres de l’état civil et tous les documents et informations dont nous disposons à la presse. Les citoyens d’origine arménienne ont accédé aux plus hautes fonctions de l’état, que ce soit durant la période ottomane ou celle de la République, et n’ont jamais dissimulé leurs origines. Si Madame Gökçen avait été arménienne, je ne vois pas pourquoi, elle l’aurait caché. »

ÜLKÜ ADATEPE : L’AUTRE FILLE ADOPTIVE
La sœur adoptive de Sabiha Gökçen : Ülkü Adatepe a exposé lors d’une conférence de presse : « En plus d’être ma sœur, Sabiha Gökçen a un lien de parenté avec mon premier époux. Elle est née à Bursa dans une famille turque. Les spéculations sur ses origines sont fausses. »

CONCLUSION
Une chose est certaine, Madame Sabiha Gökçen se disait turque et par conséquent, elle était turque. C’est aussi simple que cela.

Quelle importance peuvent bien avoir ses origines ? Aucune. En tous cas, pas pour nous. Visiblement, elles en ont pour ceux qui veulent inlassablement démontrer que tous les talents turcs ne sont pas, en fait, des Turcs. Ces derniers n’acceptent pas que l’identité turque soit fondée dans un creuset multiethnique et qu’elle repose sur le concept de citoyenneté.
Chère Madame Sabiha Gökçen hanım, que votre âme repose en paix - Allah mekanınızı cennet etsin.

Ali Bal