Le comte Johann Heinrich von Bernstorff et les Arméniens

Johann Heinrich von Bernstorff (ambassadeur allemand à Istanbul, de 1917 à 1918), rapport au ministère des Affaires étrangères allemand, 11 décembre 1917, DE/PA-AA/R14098 :
"Réponse au télégramme n ° 1513.
Talaat Pacha demande de démentir catégoriquement l’histoire de la nouvelle déportation des Arméniens.
Le Grand Vizir a ajouté de manière confidentielle qu’il avait l’intention de publier un décret général de grâce et d’amnistie pour l’Arménie, ainsi que l’octroi d’argent , s’il en arrivait à une paix séparée avec la Russie. Chaque Arménien déporté ou capturé devrait pouvoir aller où bon lui semble et être soutenu financièrement. Il - Talaat Pacha - avait déjà discuté de la question financière avec Djavid Bey. "
Source : http://www.armenocide.net/armenocide/armgende.nsf/$$AllDocs/1917-12-11-DE-001
Johann Heinrich von Bernstorff, rapport au ministère des Affaires étrangères allemand, 10 février 1918, DuA Dok. 368 (re. gk.) :
"Réponse au télégramme n° 194
J’ai déjà exprimé à plusieurs reprises mes instructions dans l’intérêt de Votre Excellence, le général v. Seeckt a demandé en particulier de s’assurer qu’Enver Pacha n’ordonne pas de représailles à un moment sans surveillance [et qu’aucunes représailles militaires ne soient ordonnées]. J’attirerai également et vigoureusement l’attention de Halil sur les conséquences possibles [cette appréhension allemande est à remettre dans le contexte de la nouvelle vague d’exactions arméniennes sur les populations musulmanes en Anatolie orientale (dans la période suivant la chute du tsarisme) : une réalité bien connue de la Wilhelmstrasse]. Cependant, je considère que dans ce pays, un seul homme a une réelle autorité, à savoir Talaat Pacha, et qu’il convient donc, en conséquence, de traiter avec lui [pour l’influencer], avant qu’il ne quitte Brest ou Berlin.
Incidemment, la nouvelle de l’occupation turque d’Ersindjan était prématurée. On dit que des bandes arméniennes puissantes et bien armées sont là, tandis que les Turcs n’ont jusqu’à présent occupé que Kelkit."
Source : http://www.armenocide.net/armenocide/ArmGenDE.nsf/0/F78E95D10967DE07C1256AD70039C446
Johann Heinrich von Bernstorff, télégramme au ministère des Affaires étrangères allemand, 25 juillet 1918,
"La délégation arménienne locale m’a harcelé chaque jour avec la demande que des troupes allemandes ou autrichiennes soient envoyées en Arménie. Si nous ne venions pas en aide aux Arméniens de cette manière, il serait impossible de supprimer l’anarchie en Arménie. Les réfugiés arméniens perdraient tout espoir, se regrouperaient et formeraient des bandes pour combattre les Turcs et les Tatars [Azéris].
Il y a un danger imminent. Même si la conférence du Caucase devait se réunir prochainement et adopter des résolutions, elles ne seraient pas respectées en Arménie si leur mise en œuvre n’était pas supervisée par les troupes allemandes ou autrichiennes. Le délégué arménien Aharonian a remis à Talaat Pacha un mémorandum sur la situation en Arménie. Le Grand Vizir fit les promesses habituelles à Aharonian. Celles-ci ne seront bien sûr pas satisfaites, car les autorités civiles et militaires turques sur place, comme on le sait, ne suivent pas les instructions de Constantinople , surtout si elles sont conscientes que ces instructions n’ont été émises que sous la pression des autorités allemandes."
Johann Heinrich von Bernstorff, The Memoirs of Count Bernstorff, Londres-Toronto, Heinemann, 1936, p. 144-149 :
"A Constantinople, après une longue absence, je n’ai trouvé que peu de changement. Les années de guerre, en effet, pesaient lourdement sur une terre déjà surchargée, le gouvernement jeune-turc avait certainement amélioré le revêtement des routes et construit des trains, qui ne semblaient alors pas à leur place dans cette ville romantique. Mais pris dans son ensemble, le caractère de la ville, de la terre et des gens était resté inchangé, même si je sentais souvent que le régime secret du palais d’Abdul Hamid était une bien meilleure expression de l’esprit de l’Orient que la tentative malheureuse des Jeunes-Turcs d’imiter les méthodes de gouvernement européennes. Dans tous les pays du monde, le désir de pouvoir joue un rôle tout aussi important dans les conflits politiques que le désir de servir la patrie. Mais ce serait injuste envers les Jeunes-Turcs de supposer — comme cela a souvent été le cas en Allemagne depuis l’effondrement — qu’ils ont été exclusivement inspirés par la première impulsion. Certains au moins de leurs dirigeants étaient des hommes de bonne volonté, mais même eux — pour employer un vulgarisme — ne pouvaient sortir de leur peau, ni en eux-mêmes, ni dans leur environnement, ils ne pouvaient surmonter les contradictions de l’esprit de l’Orient et du caractère national turc historique.
A cet égard, un excellent exemple est le grand vizir Talaat Pacha, assassiné par la suite par un Arménien à Berlin, que j’ai appris à respecter et à aimer pendant mon service à Constantinople. Homme d’une intégrité absolue, il possédait des dons inhabituels qui lui permettaient de gravir la montée raide, allant du poste de fonctionnaire télégraphique à celui de chef d’Etat et d’homme d’Etat, qu’il était dans le vrai sens du terme. Il n’y avait aucune marque du parvenu
[en français dans le texte] dans son comportement ou ses idées. Comme Grand Vizir, Talaat Pacha a toujours donné l’impression d’un
grand seigneur [en français dans le texte], et ses conceptions politiques n’ont pas été entravées par la mesquinerie. Je n’ai jamais connu de Turc qui lui était comparable. Il m’a en effet souvent promis plus qu’il ne pouvait. Peut-être savait-il, quand il faisait la promesse, que le Comité Union et Progrès, dont le pouvoir était aussi secret que celui d’Abdul Hamid, en empêcherait l’accomplissement ; peut-être espérait-il arriver à ses fins, ce qui n’arrivait pas aussi souvent qu’on aurait pu le souhaiter pour nos intérêts et pour ceux de la Turquie. Quoi qu’il en soit, Talaat Pacha a généralement reconnu la bonne voie, et avec le temps, et surtout après chaque visite en Europe, il est devenu davantage à la hauteur de sa lourde tâche. Si un homme d’Etat avait pu réussir à réformer l’ancien Empire ottoman, cela aurait été Talaat Pacha , à condition de pouvoir consolider son pouvoir et son influence. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, je ne parle pas de la République turque d’aujourd’hui, au sujet de laquelle je n’ai malheureusement aucune connaissance.
Ce contraste constant et considérable entre la volonté et la concrétisation induisit chez le Grand Vizir un délicieux mélange de scepticisme et de cynisme noble, qui accrut le charme de cette séduisante personnalité. Alors que je n’arrêtais pas de le harceler sur la question arménienne, il déclara une fois, avec un sourire : "Que diable voulez-vous donc ? La question est réglée, il n’y a plus d’Arméniens", une réponse qui, tout en admettant sa propre complicité dans le crime, laissait entendre que les comptes rendus des Européens pourraient être exagérés. Une autre fois où l’on attendait beaucoup pour la cause de la paix lors du prochain congrès socialiste de Stockholm, Talaat Pacha désigna, aucun véritable socialiste n’étant disponible, trois membres du parlement turc comme socialistes ad hoc, afin qu’ils puissent représenter la Turquie au congrès, après quoi le Grand Vizir m’a toujours décrit ces trois messieurs comme ses "socialistes synthétiques". (...)
Je me souviens particulièrement de la visite de Talaat chez moi après sa démission. Nous avons tous les deux déploré l’échec militaire, mais sans aucun reproche mutuel.
Talaat observa alors tranquillement : "Ce n’était pas la faute de l’Allemagne si elle avait des alliés si faibles."Mais l’homme d’Etat le plus éminent reste un produit de son temps et de sa nation, et il est évidemment injuste de lui reprocher ce fait. Avec cette réserve, je me souviens de mes relations constantes et cordiales avec Talaat, avec un plaisir sans mélange. J’ai réglé toutes les affaires importantes avec lui en personne, car lui seul avait une influence suffisante auprès du Comité pour que ses engagements soient remplis. Son ministre des Affaires étrangères, Nessimy Bey , était un homme agréable mais inefficace, qui devait sa position principalement au fait qu’il parlait bien le français. Dans les négociations diplomatiques, il avait tendance à devenir prolixe et à rendre ses collègues très nerveux.
Après l’effondrement, je n’ai rencontré Talaat qu’une seule fois à Berlin chez un ami commun. C’était le moment où une commission d’enquête de l’Assemblée nationale a été évoquée pour la première fois, et il était caractéristique de l’ancien Grand Vizir qu’il me dise de le citer comme témoin en mon nom, si j’étais censuré de quelque manière que ce soit sur la question arménienne. Il témoignerait volontiers que je l’avais averti à plusieurs reprises de traiter les Arméniens avec plus de clémence. (...)
Quel que soit le jugement de l’histoire mondiale concernant la politique allemande et turque pendant la guerre, un fait doit rester incontestable : Talaat était un véritable ami de l’Allemagne à une époque difficile. Sa complicité dans le crime arménien, il l’a expiée par sa mort. Sur cette question, il était un produit de sa nation. Les hommes d’Etat d’autres pays ont souvent été également coupables de ne pas s’opposer aux préjugés de leurs concitoyens et de ne pas les réprimander, et il serait injuste d’appliquer les normes européennes à un homme d’Etat turc, même à un homme du calibre de Talaat Pacha."
Après avoir pris connaissance de ce qu’écrivait Bernstorff, plusieurs commentaires s’imposent :
1) Bernstorff n’était ni un raciste anti-turc (à la Lepsius ), ni un raciste anti-arménien : il avait toutefois une vision très arméno-centrée des souffrances humaines dans l’Empire ottoman (ce qui est du reste banal pour un Occidental, hier comme aujourd’hui) ;
2) il y a une certaine concordance entre sa correspondance diplomatique pendant la guerre et son témoignage postérieur ;
3) il ne considérait pas Talat comme l’"organisateur" ou l’"architecte" d’une "extermination" , ou comme un "meurtrier", mais comme un "complice" (ce qui, en droit, est bien différent) : il est arrivé à cette conclusion après toutes les informations (plus ou moins exactes ) accumulées sous ses prédécesseurs à l’ambassade, et ce alors que Talat a accédé aux plus hautes fonctions gouvernementales ;
4) il précise ce qu’il entend derrière cette notion : une passivité face aux exactions dont ont été victimes les Arméniens (Talat avait, de son côté, reconnu que les procédures judiciaires contre les coupables de ces crimes ont été insuffisantes, en raison du contexte de violences intercommunautaires et de guerre) ;
5) il précise également que cette "complicité" n’avait rien d’exceptionnel pour un homme d’Etat dans le monde contemporain : il ne cite pas d’exemples, mais on peut penser qu’il faisait notamment allusion aux exactions contre les civils dans l’Empire russe et en Irlande (pendant la Première Guerre mondiale) ;
6) la phrase que Bernstorff rapporte ("il n’y a plus d’Arméniens") a été fréquemment instrumentalisée et détournée de son sens , mais elle était en fait, comme on s’en aperçoit, une remarque ironique sur les outrances de la propagande arménophile : non seulement la majorité des Arméniens ottomans étaient en vie (ce qui était admis même par le suprémaciste arménien Boghos Nubar Pacha ), mais des centaines de milliers d’Arméniens résidaient toujours à Istanbul, Edirne et en Anatolie (cf. notamment les "Carnets" de Talat) ;
7) tout ceci explique pourquoi le ministère des Affaires étrangères allemand ne considérait pas Talat et Enver comme des "coupables" (cf. la thèse d’Alp Yenen : The Young Turk Aftermath), d’où leur accueil en Allemagne après la guerre ;
8) Bernstorff conservait une haute estime et sympathie pour Talat, en tant que personne, et en tant qu’homme d’Etat, loin de l’image d’un "monstre".
Sur d’autres témoignages au sujet de Talat Paşa : Talat Paşa (Talat Pacha), d’après diverses personnes
Talat Paşa (Talat Pacha) dans les souvenirs de Hüseyin Cahit Yalçın
Les témoignages américains sur la tragédie arménienne de 1915
Après tout, qui se souvient de l’amitié indéfectible entre Talat Paşa (Talat Pacha) et Ernst Jäckh ?
Le général Friedrich Bronsart von Schellendorf et les Arméniens
Karl Radek et les Jeunes-Turcs
Sur Talat Paşa et sa faction : Talat Paşa (Talat Pacha) et les Arméniens
"Génocide arménien" : les télégrammes secrets (authentiques) de Talat Paşa (Talat Pacha)
Le contenu des "carnets" de Talat Paşa (Talat Pacha)
Le gouvernement de Talat Paşa (Talat Pacha) et la reconnaissance de la République d’Arménie (1918)
Bedros Haladjian, un cadre dirigeant du Comité Union et Progrès Cavit Bey (Djavid Bey) et les Arméniens
Hüseyin Cahit Yalçın et les Arméniens Halil Bey Menteşe et les Arméniens Tahsin Bey : protecteur des Arméniens, homme de confiance de Talat Paşa et membre de l’Organisation Spéciale Le général Refet Bele et les Arméniens Sur les archives allemandes : Les Arméniens et la pénétration allemande en Orient (époque wilhelmienne)
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