Afiyet olsun ! En turc, bon appétit !

François Roboth, animateur incontournable des Journées Gastronomiques de Sologne, est un journaliste bien connu pour avoir un goût prononcé pour le bon, le beau, le vrai. Il présente cette singularité d’être un chroniqueur gastronomique réputé, d’avoir la curiosité vagabonde et toujours en éveil, de s’être rendu en Turquie et d’avoir séjourné notamment à Bodrum… S’il ne saurait avancer que les Turcs sont bien, comme le prétendent des auteurs turcophiles, les « dernières âmes romantiques de la 
Méditerranée », il a pu mesurer combien chez eux l’expression de la joie de vivre, de l’amour et des émotions par la cuisine et la musique tient une place prépondérante.

« Visiter la Turquie sans découvrir et savourer la gastronomie turque dans de bons restaurants ou à une table familiale serait comme se rendre à Istanbul sans visiter Sainte-Sophie ou le Grand Bazar. En quelques mots, cette phrase résume l’essentiel de la cuisine turque considérée par d’éminents spécialistes, de grands voyageurs et de nombreux touristes, comme la troisième gastronomie au monde après celles de la France et de la Chine.
Grâce aux conditions climatiques de ses différentes régions, de leurs flores et de leurs faunes respectives, la cuisine turque est fondée sur la fraîcheur et la diversité des produits utilisés.
Située au carrefour de l’Orient et de l’Occident, riche et variée, savoureux mélange d’influences orientales et méditerranéennes, cette cuisine raconte l’histoire des Turcs qui quittèrent l’Asie centrale pour ; mêlés aux Chinois, migrer vers l’Europe où leur influence s’exerça jusqu’à Vienne. De très anciens documents historiques attestent que cette cuisine existait déjà à l’époque nomade et dans les premiers Etats turcs sédentaires d’Asie. Au fil des siècles, au cours de leurs nombreux déplacements, les femmes turques cuisinèrent d’une manière inventive adaptant leurs recettes aux circonstances, aux lieux et surtout aux produits disponibles.

A partir du XVe et jusqu’au XXe siècle, leur cuisine sera influencée par celle des pays conquis par l’Empire ottoman, dont les différents souverains bénéficieront au cours de leurs règnes d’une gastronomie de plus en plus élaborée, voire sophistiquée, préparée par des centaines de cuisiniers, plus créatifs les uns que les autres.

L’Europe des fourneaux

En 1855, lorsque l’impératrice Eugénie de Montijo, épouse de l’empereur Napoléon III, rend officiellement visite au sultan Abdoulaziz II, à Istanbul, elle est accompagnée de son cuisinier privé. C’est en travaillant quotidiennement ensemble qu’un jour, par hasard, le chef du sultan et son homologue français décident de cuisiner à quatre mains.

Sur un excellent plat local d’aubergines grillées à l’huile d’olive le maître français a la bonne idée de le napper de notre sauce écharnel nationale. Ainsi naît la première recette de cuisine franco-turque, le légendaire hünkar begendi qui, dans la langue de Molière, signifie « Le sultan a aimé ». Aujourd’hui, devenu traditionnel, auréolé de sa légende et toujours très apprécié, ce plat est encore meilleur servi tiède, une température à laquelle se développent les subtils arômes fruités de l’huile d’olive. Sur les rives du Bosphore, au Palais d’été, la chambre de l’impératrice Eugénie se visite encore.

La cuisine turque aujourd’hui

Fine cuisinière réputée, l’épicurienne turque Sevim Gokyildiz, vice-présidente de l’Association amicale des gourmets turcs, auteur de nombreux et remarquables ouvrages sur la cuisine et la gastronomie turque, est intarissable sur les trésors que son pays recèle. Son dernier ouvrage, Les 40 délices d’Istanbul depuis 40 ans, rien à voir avec Ali Baba et les 40 voleurs, en est la preuve. A la jonction de l’Europe et de l’Asie, la trépidante Istanbul revendique à juste titre le cosmopolitisme de bon gout de la cuisine turque et de toutes celles étrangères que l’on peut également y déguster.

La gastronomie turque est aussi riche que la terre de ce pays chargé d’histoire, authentique carrefour des civilisations Pour une majorité de Turcs, l’art de la cuisine française consiste à séparer le produit cuisiné de sa sauce d’accompagnement. Pour eux, mijoter les aliments dans une sauce plus ou moins relevée, toujours à base d’oignons et de tomates est une recette ancestrale, grillades mises à part. Les sultans étaient de fins gourmets et peut-être de gros gourmands, et réciproquement. Rien de changé à l’aube du nouveau millénaire. Grâce à un agréable climat pour lequel l’appellation « béni des dieux » n’est pas usurpée, les bons produits de toute sorte, comme les fruits frais et secs et les légumes, sont abondants et d’une savoureuse maturité. Bouillis à l’eau, ils sont souvent servis à part. Légume vedette, l’aubergine entre dans la composition de plus de quarante plats différents.

Dans l’alimentation quotidienne, la viande, en provenance principalement d’élevages situés en Anatolie centrale et au sud-est de la Turquie, occupe une place importante. Sur l’ensemble du territoire, le mouton – ou l’agneau en période pascale – se consomme toute l’année, grillé en chiche-kebab ou en ragoût. Dans les régions de l’Ouest et de l’Est, le chevreau est également très apprécié. Le boeuf et plus récemment le veau d’élevage sont également employés, hachés ou non, en köfte (boulettes) ou manti (une sorte de ravioli sauce yoghourt).

En l’absence d’une véritable réglementation officielle, la pêche connaît les mêmes problèmes qu’en Europe. L’aquaculture du bar et de la dorade royale se développe, alors que la consommation des coquillages reste confidentielle. A propos de la mer Noire où l’on pêche anchois et sardines, un proverbe local résume cette situation : « Il y a quarante sortes de plats d’anchois et un seul dessert !  »

Comme un peu partout dans le monde avec de trop nombreux élevages en batterie, le bon et le vrai goût de la volaille authentique s’est perdu. À l’est de la Turquie, à 2 000 mètres d’altitude, les alpages permettent de récolter un lait de grande qualité utilisé pour la préparation du délicieux et célèbre gruyère local, le kars apprécié dans tout le pays. Au pur lait de vache, brebis ou chèvre, faisant office de sauce, le yoghourt, parfois avec une pointe d’ail, est l’un des incontournables et principaux ingrédients-condiments de la cuisine turque. N’ayant plus le droit de s’appeler Jeta, un nom générique déposé par la Grèce, le fromage blanc se consomme, salé ou non salé, au petit déjeuner, ou s’utilise pour farcir de nombreux plats.
Principale garniture, cuisiné pilaf à l’orientale (au gras, oignons, bouillon) souvent parfumé avec des jus de citron : grenade et une variété de pruneaux verts croquants un peu citronnés, parfois assaisonné avec des raisins secs, le riz se partage le grain avec le boulgour (du turc bulgur, c’est du blé dur débarrassé du son, germé trois semaines, pré-cuisiné à la vapeur, seché, puis finement ou grossièrement concassé) qui rentre dans la composition du kisir, le taboulé turc qui n’a rien à voir avec son voisin, le célèbre taboulé libanais (persil plat haché, citron, dés de tomates, grains de boulgour, huile d’olive). Il s’agit d’un subtil hachis d’herbes (aneth, menthe fraîche, oignons, cumin, olive, concentré de tomate et de jus de grenade, huile d’olive) saupoudré de paillettes de poivrons séchés, comme le paprika et pimenté à la demande avec l’herbe dere otu (aneth). Le véritable jus de la grenade que l’on découvre à peine en France est un condiment acidulé très employé pour relever certains plats et vinaigrettes. Bon marché, les lentilles vertes sont également souvent cuisinées. Incontournable corps gras de cette cuisine méditerranéenne, l’huile des oliviers plantés à l’ouest de la Turquie représente 5% de la production mondiale. A Adatepe (Anatolie centrale), les visiteurs du Musée de l’huile d’olive sont de plus en plus nombreux. En milieu rural, les bouillons et potages sont très appréciés.
Toujours accompagné de sauce au yoghourt, la variété des borek ou beurek (fine pâte à brick, souvent roulée à la main, farcie de mélanges de fromage ou de viande), dont chaque famille possède un secret de fabrication qui se transmet toujours de mère en fille, fait figure de casse-croûte national.

Divine nourriture, à pâte levée ou non, cuit au four de briques, sur une pierre chauffée ou sur de la braise, le pain, en ses nombreuses variétés, est essentiel et sa consommation importante.
Frais, en saison, et à leur pleine maturité, les fruits sont un véritable délice qui se décline également en étonnants sirops et confitures, ceux de notre enfance.

Au lait et à la crème, les desserts familiaux maison sont nombreux. Le baclava est un délicieux mille-feuille local constitué d’une fine pâte à brick (farine de blé, oeuf, huile d’olive) farcie de pistaches, de noix, ou de noisettes, arrosé de sirop, saupoudré de poudre de pistache.
Très apprécié également, cuit à feu très doux, à base de beurre, lait, crème de sésame, semoule, sucre, souvent parfumé à l’essence de rose, pistache, vanille… le halva est aussi incontournable que, toujours en dessert, le tavuk (poulet) gogsu, savoureux dessert, très recherché, une crème à la poule sucrée, lait, Maïzena, pignons de pins, pistaches, vanille ou cannelle, jus d’orange.

Le vieux proverbe français qui recommande « de ne pas boire (avec modération) sans manger… Et réciproquement » s’applique également à l’excellente gastronomie turque. Boisson nationale et alcoolisée par excellence, avec ses 45,5°, le raki qui, toujours accompagné de son verre d’eau fraîche, peut également se déguster pur, par petites goulées, est à juste titre gratifié du surnom de « lait de lion », vu la farouche énergie qu’il est susceptible de développer chez ses très nombreux consommateurs. Attention ! En France, comme en Turquie ou en Afrique, « On ne réveille pas un lion qui dort  ! »

Alors que les contrôles d’alcoolémie ne sont pas encore instaurés en Turquie, pour les automobilistes prudents et pour les autres, l’aryan, garanti sans alcool, avec deux tiers d’eau salée ou sans sel, est simplement du yoghourt dilué. La farandole des jus de fruits frais pressés est un pur délice. Comme l’a si bien écrit le grand écrivain turc Abdülhak Sinasi Hisar (1887 -1963), inconditionnel de Marcel Proust, “ne renvoyez pas le plat sous prétexte que ce n’est que de la nourriture. Cette chose bénie est à elle seule toute une civilisation.”

Sources : Le Petit Solognot