En France, comme ailleurs en Europe, les opposants [1] de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne instrumentalisent le problème chypriote comme argument d’un rejet légitime de la perspective de l’adhésion turque. En effet, comment accepter au sein d’un groupe, un candidat qui ne reconnaît pas l’un de ses membres ? De plus, moralement, il n’est pas acceptable qu’une force étrangère (la Turquie) occupe un pays (Chypre).
Ces arguments font évidemment mouche auprès d’une population qui ne connaît pas et ne s’intéresse pas au problème chypriote, dont l’oreille n’est ouverte qu’aux raisonnements simplistes et qui ne s’embarrassent pas « d’anicroches » historiques ou de travestissements de la réalité tant qu’ils visent ce à quoi l’on s’oppose (candidature de la Turquie), mais ces arguments qui veulent que la Turquie soit dans le rôle du pur « méchant » sont loin de correspondre à la réalité.
En effet, l’Histoire de Chypre nous montre que cette question n’est pas duale, les méchants d’un côté, les gentils de l’autre. En 1571 la République de Venise cède l’île de Chypre à l’Empire Ottoman, viennent alors s’y installer des immigrants anatoliens et d’anciens soldats. Au cours de toute la période ottomane (1571 – 1878) la majorité grecque n’avait pas eu à se plaindre du régime qui avait su associer la puissante Eglise Orthodoxe à l’administration publique.
En 1878, sur le déclin, les Ottomans cèdent au Royaume-Uni l'administration de Chypre, et, à la fin de la première guerre mondiale (1918), les Britanniques annexent unilatéralement l’île. Or, les Chypriotes (grecs et turcs) sont opposés au régime colonial britannique. Pour s’y opposer l’épiscopat orthodoxe (autorité grecque) avance l’idée d’Enosis, qui littéralement signifie « union » en grec, dont l’objectif est l’annexion de Chypre à la Grèce. Cette idée prendra, chez les Chypriotes grecs, de plus en plus d’ampleur durant les années à venir De leur côté, les Turcs de l’île ne voulant pas d’une telle annexion, qui signifiait la remise en cause de leur autonomie, fondent une Turkish Minority Association (TMA) destinée à défendre les droits de la minorité turque.
Néanmoins, malgré les problèmes, les bases de la vie communautaire demeuraient, durant les années 1940, vivantes sur l’île. Ce sont les Britanniques, qui, usant de la stratégie « diviser pour mieux régner » (divide and rule en anglais), s’ingénièrent à saper l’entente et à exacerber les tensions communautaires. Ainsi, lors du référendum de janvier 1950, organisé par l'Eglise Orthodoxe, 96% des Chypriotes grecs votèrent pour le rattachement de l’île à la Grèce, sans tenir compte de la population turque.
Résultat de la radicalisation des Chypriotes grecs, en 1955 est fondé le groupe ultra-nationaliste l’EOKA (organisation secrète des Chypriotes grecs) qui se lance la même année dans des attaques contre les Britanniques mais également contre la population turque afin de réaliser l’Enosis. En 1957, le TMT (organisation de défense des Chypriotes turcs) se met en place afin de répondre aux exactions grecques, en outre afin de contrer le projet d’annexion à la Grèce, le TMT s’oriente vers une politique de partage de l’île (le Taksim). Les années 1950 – 1960 seront celles où les points de vue des deux communautés finiront par définitivement diverger.
Des affrontements intercommunautaires commencent en mars 1956. D’abord de faibles intensités, ils deviendront de plus en plus violents au fil des mois, avec un paroxysme en 1958, poussant les populations des deux communautés à fuir les villages où ils étaient en minorité. Totalement dépassés par la situation qu’ils avaient pourtant préparée, les Britanniques installèrent une ligne de démarcation entre les quartiers turcs et grecs de Nicosie. En divisant les Chypriotes pour leurs propres intérêts, les Britanniques avaient déclenché la partition ethnique de l’île.
Le 13 août 1960 la Grande-Bretagne finissait par accorder l’indépendance à Chypre, en laissant une Constitution qui voulait réparer les dégâts causés. Cette Constitution instaurait un Etat bi-communautaire, compromis entre les demandes grecques d’annexion à la Grèce (Enosis) et turques de partition (Taksim). Ainsi, le Président de la République était grec en la personne de l’archevêque Makarios, le Vice-Président turc, le docteur Küçük, 15 des 35 sièges au Parlement revenaient aux Turcs, les 20 autres aux Grecs, enfin la Grande-Bretagne, la Turquie et la Grèce devenaient garantes de l’équilibre constitutionnel et avaient un droit, sous certaines conditions, d’intervention militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel et l’indépendance de l’île.
Dans la forme, la Constitution créait bien un Etat bi-commautaire, mais dans le fond les Chypriotes grecs n’abandonnaient pas le projet de rattachement à la Grèce (Enosis). L’archevêque Makarios présentait donc l’indépendance comme la première étape à l’Enosis, ce qui continuait à nourrir les tensions intercommunautaires. En novembre 1963, Makarios soumettait des amendements à la Constitution dans l’objectif d’isoler politiquement les députés turcs, ces derniers démissionneront en bloc pour protester contre cette situation.
Les ruptures et les tensions allaient augmentant et le choc semblait inévitable. L’étincelle qui allait enflammer l’île survint le 21 décembre à la suite d’un incident entre policiers grecs et civils chypriotes turcs à Nicosie. Les forces grecques (policiers et miliciens) isolèrent les villages et les quartiers turcs, en se livrant par endroits à de véritables « chasses aux Turcs ». Après une semaine d’exactions, appelé Kanlı Noel (Noël sanglant) par les Turcs, qui fera plusieurs centaines de morts en grande majorité turcs, un cessez-le-feu est proclamé le 30 décembre 1963 et des soldats britanniques se placent comme force d’interposition entre les deux communauté. Le gouvernement central expulse ce qui reste de fonctionnaires turcs alors que les dirigeants chypriotes turcs démissionnent pour former un gouvernement séparé, la séparation était définitivement consommée.
Suite au nettoyage ethnique orchestré par les extrémistes chypriotes grecs, la minorité turque dut quitter des dizaines de villages et se retrouva dans des enclaves (au nombre de 45). Ces enclaves étaient administrées par une autorité (le PTCA : Administration Provisoire Chypriote Turque), non reconnue par le gouvernement central, ni par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. En mars 1964, les Nations Unies envoyaient 6 000 Casques Bleus afin de constituer des zones de séparations des deux communautés à Nicosie (la Ligne Verte) et protéger les Chypriotes turcs dans les enclaves. Fin 1964, il ne restait plus que 9 000 Chypriotes turcs dans la zone gouvernementale.
Les Chypriotes turcs, représentés par le PTCA, réclamaient la constitution d’un Etat fédéral sur la base des enclaves turques. Mais avec peu de moyens et non reconnu par les Nations Unies, le PTCA, uniquement soutenu par la Turquie, ne parviendra pas à mettre en œuvre son objectif politique. La situation matérielle des Chypriotes turcs vivant dans les enclaves devenait, par ailleurs, de plus en plus difficile, de sorte qu’à l’image des banboustans en Afrique du Sud, la population turque servait désormais de main-d’œuvre à bon marché pour la zone gouvernementale.
En 1968, Rauf Denktas remplace Küçük à la tête des Chypriotes turcs, ce premier, partisan affirmé d’une solution fédérale, se rapprochera davantage de la Turquie, seul soutien de la population chypriote turque. Mais l’événement important pour Chypre à la fin de ces années 1960 est le coup d’Etat militaire de 1967 en Grèce, qui voit la prise du pouvoir par une junte militaire : la Dictature des Colonels. Cette junte a une idée fixe, réaliser l’annexion de Chypre à la Grèce, l’Enosis.
Le 15 juillet 1974 le régime des Colonels fomente un coup d’Etat contre le gouvernement légal de Chypre et prend le pouvoir sur l’île. Le Président Makarios parvient à prendre la fuite et se réfugie dans la base britannique d’Akrotiri. Ainsi, l’Enosis, ce projet nationaliste qui depuis le début les années 1950 module en profondeur la politique grecque, se réalisait-il, brutalement et unilatéralement, par ce coup d’Etat et Chypre passait sous la férule de la Grèce.
Néanmoins, la Turquie qui ne pouvait admettre un tel coup de force, annihilant l’existence politique turque, et qui était, d’après la Constitution chypriote, une des trois puissances garantes de l’indépendance de l’île, intervient militairement le 20 juillet en débarquant 7 000 soldats à Kyrénia. En quelques jours les forces turques établissent un corridor avec les quartiers turcs de Nicosie. Tandis que la Dictature des Colonels s’effondre lamentablement en Grèce, l’ONU impose un cessez-le-feu le 22 juillet et par la Résolution 353 le Conseil de Sécurité des Nations Unies demande le retrait de tous les belligérants.
Le 25 juillet, une Conférence à Genève réunit les trois puissances garantes de l’indépendance de Chypre (Turquie, Grèce et Grande-Bretagne), aboutissant à une Déclaration le 28 juillet qui entérine la présence sur l’île de deux administrations séparées. Les politiques grecques, qui depuis des plusieurs décennies visaient à l’affaiblissement et in fine à la disparition de l’existence politique turque sur l’île, dans le but d’une annexion à la Grèce, poussaient la Turquie, qui était, pour sa part, favorable à une solution fédéraliste, à assurer l’autonomie turque. Elle lance ainsi une seconde offensive du 14 au 16 août qui atteignait le 35e parallèle surnommé la « Ligne Attila ».
Fin septembre l’île présentait la ligne de séparation que nous connaissons aujourd’hui, les Chypriotes turcs se retrouvant au Nord, ceux qui sont grecs au Sud. Des deux côtés, les gens déplacés ou expulsés perdaient douloureusement leurs biens, mais bien plus foncièrement, les ruptures étaient désormais profondes entre les communautés.
À la suite de la séparation, le PTCA (administration provisoire chypriote turque) devient l’Etat fédéré turc de Chypre, néanmoins ce nouvel Etat n’est pas reconnu comme légitime par la communauté internationale. Puis en 1983 le gouvernement turc déclare unilatéralement l’indépendance sous le nom de République Turque de Chypre du Nord (RTCN). Le premier Président de la RTCN est Rauf Denktas, il sera régulièrement réélu jusqu’en 2005.
Non reconnue par la communauté internationale, la République turque de Chypre fut soumise à un embargo par la partie grecque de l’île. Cet embargo, rendu légal par l’ONU, est toujours en cours et a des conséquences importantes sur la vie des Chypriotes turcs. En effet, alors que le Sud grec se développe économiquement par le tourisme et l’industrie, la vie économique du Nord turc dépend exclusivement de l’aide de la Turquie.
Des solutions, au sein de l’ONU, furent régulièrement cherchées dans le but de réunifier l’île. Ainsi, en 1992 le set of ideas développé par le Secrétaire Général des Nations Unies de l’époque Boutros Ghali. Mais en 1997, le Conseil Européen accepte la candidature de Chypre à l’Union Européenne, un traité d’Accession est signé en 2003 pour prendre effet le 1er mai 2004. Cette décision européenne était peu compréhensible avant une solution négociée sur l’île entre les deux parties concernées (tuque et grecque). En effet, qu’allait-on intégrer ? La seule partie grecque en lui donnant autorité sur toute l’île, alors que le gouvernement légal de 1960 n’avait plus de réalité (les députés et dirigeants turcs n’étant plus présents dans ce gouvernement) ? Cela reviendrait à cautionner une politique extrémiste grec qui voulait justement avoir tout le pouvoir sur l’île en ostracisant les Chypriotes turcs.
L’effet pervers de l’accession assurée de Chypre à l’Union Européenne n’a pas tardé à se montrer lorsque l’ONU présentait un plan de réunification, le plan Annan, qui reprenait les bases de celui de Ghali de 1992. Le plan Annan, soumis à référendum, prévoyait entre autres de réduire la superficie du territoire turc de 37 à 28%, le retour de la majorité des habitants arrivés de Turquie après 1975, le retour des Chypriotes grecs dans leurs foyers du Nord, ou encore la fin de la présence sur l'île des soldats turcs avant 2011 [2]. Ce plan était équilibré sinon à l’avantage de la partie grecque, mais lors du référendum du 25 avril 2004, alors que la partie turque votait à 65% « Oui » au plan Annan, la partie grecque elle votait majoritairement (à 75%) « Non » au plan.
Assurés de l’adhésion à l’Union Européenne, les Chypriotes grecs n’avaient plus besoin de s’impliquer pour trouver une solution. Cette adhésion a donc été une radicalisation des positions extrémistes grecs plutôt qu’une incitation à la recherche d’une solution commune.
Je disais en introduction qu’une des accusations utilisée comme argument au rejet de la candidature turque à l’Union Européenne, par des opposants souvent hystériques, est la question chypriote, quitte à déformer celle-ci. Un exemple parmi mille autres, sur le site de l’Ambassade de la République de Chypre, où un article présente l’Histoire de l’île en imputant l’échec du plan Annan à la partie turque et son leader Rauf Denktas… Et le référendum du 25 avril 2004 où les Chypriotes turcs ont voté « oui » et les Chypriotes grecs « non » au plan Annan ? Rien. Un autre exemple, sur l’encyclopédie libre « wikipedia », qui n’est pas toujours une source de savoir fiable comme nous savons, dans la partie sur la « Dictature des Colonels » en Grèce, l’article parle de l’opération militaire de la Turquie sur l’île, mais pas un mot sur le coup d’Etat de la Grèce dans la République de Chypre qui a conduit à l’opération.
Néanmoins, et au grand regret de la partie grecque, l’Union Européenne, du moins par la voix du commissaire européen chargé de l'élargissement Olli Rehn, tend de plus en plus à avoir un discours équilibré sur la question chypriote, appelant à trouver une solution pour 2009 équitable - prenant donc en compte les deux parties.
Ces arguments font évidemment mouche auprès d’une population qui ne connaît pas et ne s’intéresse pas au problème chypriote, dont l’oreille n’est ouverte qu’aux raisonnements simplistes et qui ne s’embarrassent pas « d’anicroches » historiques ou de travestissements de la réalité tant qu’ils visent ce à quoi l’on s’oppose (candidature de la Turquie), mais ces arguments qui veulent que la Turquie soit dans le rôle du pur « méchant » sont loin de correspondre à la réalité.
En effet, l’Histoire de Chypre nous montre que cette question n’est pas duale, les méchants d’un côté, les gentils de l’autre. En 1571 la République de Venise cède l’île de Chypre à l’Empire Ottoman, viennent alors s’y installer des immigrants anatoliens et d’anciens soldats. Au cours de toute la période ottomane (1571 – 1878) la majorité grecque n’avait pas eu à se plaindre du régime qui avait su associer la puissante Eglise Orthodoxe à l’administration publique.
En 1878, sur le déclin, les Ottomans cèdent au Royaume-Uni l'administration de Chypre, et, à la fin de la première guerre mondiale (1918), les Britanniques annexent unilatéralement l’île. Or, les Chypriotes (grecs et turcs) sont opposés au régime colonial britannique. Pour s’y opposer l’épiscopat orthodoxe (autorité grecque) avance l’idée d’Enosis, qui littéralement signifie « union » en grec, dont l’objectif est l’annexion de Chypre à la Grèce. Cette idée prendra, chez les Chypriotes grecs, de plus en plus d’ampleur durant les années à venir De leur côté, les Turcs de l’île ne voulant pas d’une telle annexion, qui signifiait la remise en cause de leur autonomie, fondent une Turkish Minority Association (TMA) destinée à défendre les droits de la minorité turque.
Néanmoins, malgré les problèmes, les bases de la vie communautaire demeuraient, durant les années 1940, vivantes sur l’île. Ce sont les Britanniques, qui, usant de la stratégie « diviser pour mieux régner » (divide and rule en anglais), s’ingénièrent à saper l’entente et à exacerber les tensions communautaires. Ainsi, lors du référendum de janvier 1950, organisé par l'Eglise Orthodoxe, 96% des Chypriotes grecs votèrent pour le rattachement de l’île à la Grèce, sans tenir compte de la population turque.
Résultat de la radicalisation des Chypriotes grecs, en 1955 est fondé le groupe ultra-nationaliste l’EOKA (organisation secrète des Chypriotes grecs) qui se lance la même année dans des attaques contre les Britanniques mais également contre la population turque afin de réaliser l’Enosis. En 1957, le TMT (organisation de défense des Chypriotes turcs) se met en place afin de répondre aux exactions grecques, en outre afin de contrer le projet d’annexion à la Grèce, le TMT s’oriente vers une politique de partage de l’île (le Taksim). Les années 1950 – 1960 seront celles où les points de vue des deux communautés finiront par définitivement diverger.
Des affrontements intercommunautaires commencent en mars 1956. D’abord de faibles intensités, ils deviendront de plus en plus violents au fil des mois, avec un paroxysme en 1958, poussant les populations des deux communautés à fuir les villages où ils étaient en minorité. Totalement dépassés par la situation qu’ils avaient pourtant préparée, les Britanniques installèrent une ligne de démarcation entre les quartiers turcs et grecs de Nicosie. En divisant les Chypriotes pour leurs propres intérêts, les Britanniques avaient déclenché la partition ethnique de l’île.
Le 13 août 1960 la Grande-Bretagne finissait par accorder l’indépendance à Chypre, en laissant une Constitution qui voulait réparer les dégâts causés. Cette Constitution instaurait un Etat bi-communautaire, compromis entre les demandes grecques d’annexion à la Grèce (Enosis) et turques de partition (Taksim). Ainsi, le Président de la République était grec en la personne de l’archevêque Makarios, le Vice-Président turc, le docteur Küçük, 15 des 35 sièges au Parlement revenaient aux Turcs, les 20 autres aux Grecs, enfin la Grande-Bretagne, la Turquie et la Grèce devenaient garantes de l’équilibre constitutionnel et avaient un droit, sous certaines conditions, d’intervention militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel et l’indépendance de l’île.
Dans la forme, la Constitution créait bien un Etat bi-commautaire, mais dans le fond les Chypriotes grecs n’abandonnaient pas le projet de rattachement à la Grèce (Enosis). L’archevêque Makarios présentait donc l’indépendance comme la première étape à l’Enosis, ce qui continuait à nourrir les tensions intercommunautaires. En novembre 1963, Makarios soumettait des amendements à la Constitution dans l’objectif d’isoler politiquement les députés turcs, ces derniers démissionneront en bloc pour protester contre cette situation.
Les ruptures et les tensions allaient augmentant et le choc semblait inévitable. L’étincelle qui allait enflammer l’île survint le 21 décembre à la suite d’un incident entre policiers grecs et civils chypriotes turcs à Nicosie. Les forces grecques (policiers et miliciens) isolèrent les villages et les quartiers turcs, en se livrant par endroits à de véritables « chasses aux Turcs ». Après une semaine d’exactions, appelé Kanlı Noel (Noël sanglant) par les Turcs, qui fera plusieurs centaines de morts en grande majorité turcs, un cessez-le-feu est proclamé le 30 décembre 1963 et des soldats britanniques se placent comme force d’interposition entre les deux communauté. Le gouvernement central expulse ce qui reste de fonctionnaires turcs alors que les dirigeants chypriotes turcs démissionnent pour former un gouvernement séparé, la séparation était définitivement consommée.
Suite au nettoyage ethnique orchestré par les extrémistes chypriotes grecs, la minorité turque dut quitter des dizaines de villages et se retrouva dans des enclaves (au nombre de 45). Ces enclaves étaient administrées par une autorité (le PTCA : Administration Provisoire Chypriote Turque), non reconnue par le gouvernement central, ni par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. En mars 1964, les Nations Unies envoyaient 6 000 Casques Bleus afin de constituer des zones de séparations des deux communautés à Nicosie (la Ligne Verte) et protéger les Chypriotes turcs dans les enclaves. Fin 1964, il ne restait plus que 9 000 Chypriotes turcs dans la zone gouvernementale.
Les Chypriotes turcs, représentés par le PTCA, réclamaient la constitution d’un Etat fédéral sur la base des enclaves turques. Mais avec peu de moyens et non reconnu par les Nations Unies, le PTCA, uniquement soutenu par la Turquie, ne parviendra pas à mettre en œuvre son objectif politique. La situation matérielle des Chypriotes turcs vivant dans les enclaves devenait, par ailleurs, de plus en plus difficile, de sorte qu’à l’image des banboustans en Afrique du Sud, la population turque servait désormais de main-d’œuvre à bon marché pour la zone gouvernementale.
En 1968, Rauf Denktas remplace Küçük à la tête des Chypriotes turcs, ce premier, partisan affirmé d’une solution fédérale, se rapprochera davantage de la Turquie, seul soutien de la population chypriote turque. Mais l’événement important pour Chypre à la fin de ces années 1960 est le coup d’Etat militaire de 1967 en Grèce, qui voit la prise du pouvoir par une junte militaire : la Dictature des Colonels. Cette junte a une idée fixe, réaliser l’annexion de Chypre à la Grèce, l’Enosis.
Le 15 juillet 1974 le régime des Colonels fomente un coup d’Etat contre le gouvernement légal de Chypre et prend le pouvoir sur l’île. Le Président Makarios parvient à prendre la fuite et se réfugie dans la base britannique d’Akrotiri. Ainsi, l’Enosis, ce projet nationaliste qui depuis le début les années 1950 module en profondeur la politique grecque, se réalisait-il, brutalement et unilatéralement, par ce coup d’Etat et Chypre passait sous la férule de la Grèce.
Néanmoins, la Turquie qui ne pouvait admettre un tel coup de force, annihilant l’existence politique turque, et qui était, d’après la Constitution chypriote, une des trois puissances garantes de l’indépendance de l’île, intervient militairement le 20 juillet en débarquant 7 000 soldats à Kyrénia. En quelques jours les forces turques établissent un corridor avec les quartiers turcs de Nicosie. Tandis que la Dictature des Colonels s’effondre lamentablement en Grèce, l’ONU impose un cessez-le-feu le 22 juillet et par la Résolution 353 le Conseil de Sécurité des Nations Unies demande le retrait de tous les belligérants.
Le 25 juillet, une Conférence à Genève réunit les trois puissances garantes de l’indépendance de Chypre (Turquie, Grèce et Grande-Bretagne), aboutissant à une Déclaration le 28 juillet qui entérine la présence sur l’île de deux administrations séparées. Les politiques grecques, qui depuis des plusieurs décennies visaient à l’affaiblissement et in fine à la disparition de l’existence politique turque sur l’île, dans le but d’une annexion à la Grèce, poussaient la Turquie, qui était, pour sa part, favorable à une solution fédéraliste, à assurer l’autonomie turque. Elle lance ainsi une seconde offensive du 14 au 16 août qui atteignait le 35e parallèle surnommé la « Ligne Attila ».
Fin septembre l’île présentait la ligne de séparation que nous connaissons aujourd’hui, les Chypriotes turcs se retrouvant au Nord, ceux qui sont grecs au Sud. Des deux côtés, les gens déplacés ou expulsés perdaient douloureusement leurs biens, mais bien plus foncièrement, les ruptures étaient désormais profondes entre les communautés.
À la suite de la séparation, le PTCA (administration provisoire chypriote turque) devient l’Etat fédéré turc de Chypre, néanmoins ce nouvel Etat n’est pas reconnu comme légitime par la communauté internationale. Puis en 1983 le gouvernement turc déclare unilatéralement l’indépendance sous le nom de République Turque de Chypre du Nord (RTCN). Le premier Président de la RTCN est Rauf Denktas, il sera régulièrement réélu jusqu’en 2005.
Non reconnue par la communauté internationale, la République turque de Chypre fut soumise à un embargo par la partie grecque de l’île. Cet embargo, rendu légal par l’ONU, est toujours en cours et a des conséquences importantes sur la vie des Chypriotes turcs. En effet, alors que le Sud grec se développe économiquement par le tourisme et l’industrie, la vie économique du Nord turc dépend exclusivement de l’aide de la Turquie.
Des solutions, au sein de l’ONU, furent régulièrement cherchées dans le but de réunifier l’île. Ainsi, en 1992 le set of ideas développé par le Secrétaire Général des Nations Unies de l’époque Boutros Ghali. Mais en 1997, le Conseil Européen accepte la candidature de Chypre à l’Union Européenne, un traité d’Accession est signé en 2003 pour prendre effet le 1er mai 2004. Cette décision européenne était peu compréhensible avant une solution négociée sur l’île entre les deux parties concernées (tuque et grecque). En effet, qu’allait-on intégrer ? La seule partie grecque en lui donnant autorité sur toute l’île, alors que le gouvernement légal de 1960 n’avait plus de réalité (les députés et dirigeants turcs n’étant plus présents dans ce gouvernement) ? Cela reviendrait à cautionner une politique extrémiste grec qui voulait justement avoir tout le pouvoir sur l’île en ostracisant les Chypriotes turcs.
L’effet pervers de l’accession assurée de Chypre à l’Union Européenne n’a pas tardé à se montrer lorsque l’ONU présentait un plan de réunification, le plan Annan, qui reprenait les bases de celui de Ghali de 1992. Le plan Annan, soumis à référendum, prévoyait entre autres de réduire la superficie du territoire turc de 37 à 28%, le retour de la majorité des habitants arrivés de Turquie après 1975, le retour des Chypriotes grecs dans leurs foyers du Nord, ou encore la fin de la présence sur l'île des soldats turcs avant 2011 [2]. Ce plan était équilibré sinon à l’avantage de la partie grecque, mais lors du référendum du 25 avril 2004, alors que la partie turque votait à 65% « Oui » au plan Annan, la partie grecque elle votait majoritairement (à 75%) « Non » au plan.
Assurés de l’adhésion à l’Union Européenne, les Chypriotes grecs n’avaient plus besoin de s’impliquer pour trouver une solution. Cette adhésion a donc été une radicalisation des positions extrémistes grecs plutôt qu’une incitation à la recherche d’une solution commune.
Je disais en introduction qu’une des accusations utilisée comme argument au rejet de la candidature turque à l’Union Européenne, par des opposants souvent hystériques, est la question chypriote, quitte à déformer celle-ci. Un exemple parmi mille autres, sur le site de l’Ambassade de la République de Chypre, où un article présente l’Histoire de l’île en imputant l’échec du plan Annan à la partie turque et son leader Rauf Denktas… Et le référendum du 25 avril 2004 où les Chypriotes turcs ont voté « oui » et les Chypriotes grecs « non » au plan Annan ? Rien. Un autre exemple, sur l’encyclopédie libre « wikipedia », qui n’est pas toujours une source de savoir fiable comme nous savons, dans la partie sur la « Dictature des Colonels » en Grèce, l’article parle de l’opération militaire de la Turquie sur l’île, mais pas un mot sur le coup d’Etat de la Grèce dans la République de Chypre qui a conduit à l’opération.
Néanmoins, et au grand regret de la partie grecque, l’Union Européenne, du moins par la voix du commissaire européen chargé de l'élargissement Olli Rehn, tend de plus en plus à avoir un discours équilibré sur la question chypriote, appelant à trouver une solution pour 2009 équitable - prenant donc en compte les deux parties.
[1] Fort nombreux et constituant un large spectre politique : http://www.ifop.com/europe/sondages...
[2] Environ 30 000 soldats turcs sont présents sur l'île afin d'assurer la sécurité de la partie turque.