Ingérence de la Turquie dans les éléctions françaises - Didier Billion : "Cette assertion du Président Macron n’a aucun fondement"

CNN Türk et Turquie News ont l’honneur de vous présenter en exclusivité l’interview de Didier Billion, Directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste de la Turquie.
* Macron dit s’attendre à « des tentatives d’ingérence » de la part de la Turquie lors des prochaines présidentielles en France. Selon vous, pourquoi le Président Macron a fait une telle déclaration ?
J’ai été autant surpris que vous-même parce que cette assertion du Président Macron n’a aucun fondement ; il n’a donné aucune preuve, il n’a apporté aucun élément précis, tangible, pour donner consistance à ces affirmations.
Je pense que c’est une mauvaise méthode de la part du président français que d’attaquer un partenaire comme la Turquie de cette manière, ce ne sont pas des façons de procéder entre États souverains, ce ne sont pas des marques de respect à l’égard d’un partenaire important comme la Turquie. Je crois véritablement que le président Macron a voulu, en quelque sorte, montrer qu’il ne baissait pas la tête devant la Turquie. Et puis, bien évidemment, cette déclaration vient à 2 jours du Conseil Européen et nous savons que M. Macron veut proposer à nouveau des sanctions à l’égard de la Turquie et probablement, de façon très maladroite, a-t-il voulu préparer le terrain pour faire valoir les propositions qu’il va soumettre au Conseil Européen. Mais je crois encore que ces accusations sont graves et qu’elles ne sont pas dignes des relations que doivent entretenir des pays comme la France et la Turquie.
* Comment jugez-vous les relations entre la France et la Turquie ?
Les relations sont évidemment dans une situation très préoccupante. Je suis de ceux qui militent en faveur de la fluidification des relations entre nos deux pays, je suis pour développer le partenariat sur tous les sujets possibles, entre la France et la Turquie. Or force est de constater que, depuis déjà plusieurs années - cela s’est manifesté depuis la présidence de M. Sarkozy, ça s’était un peu amélioré à l’époque de M. Hollande - de nouveau ces relations se sont considérablement dégradées depuis plusieurs années avec l’arrivée de M. Macron.
En effet, sur tous les grands sujets d’intérêt commun, de politique régionale, je pense bien sûr à la Syrie, je pense à la Libye, à la Méditerranée orientale, au Haut Karabagh : sur tous ces sujets, les positions de la France et de la Turquie sont totalement antinomiques. C’est donc très préoccupant car en réalité, malgré les différences, malgré les divergences qui existent entre les deux pays, ce que l’on peut comprendre, il est inutile d’attiser ces différences, il est inutile d’accroitre les divergences que nous pouvons avoir, et franchement le président Macron, depuis des mois maintenant - ce n’est pas seulement la déclaration dont nous avons parlé précédemment - met de l’huile sur le feu. D’ailleurs, je dois reconnaitre que M. Erdoğan a aussi une propension à ne pas calmer le jeu. Il y a donc une part de responsabilité commune.
Puis, un facteur supplémentaire et c’est peut-être celui qui m’inquiète le plus d’un point de vue français, c’est qu’il est évident que nous avons actuellement en France, un climat d’islamophobie qui s’est cristallisé au cours des derniers mois, et malheureusement la Turquie est un peu le paratonnerre de ce climat islamophobe : c’est à dire qu’on accuse la Turquie de tous les maux. Bien sûr elle peut avoir des responsabilités sur tel ou tel dossier - et encore une fois le propos n’est pas d’être d’accord sur tout, mais de se respecter - mais ce que je ne supporte pas, c’est que, dans ce climat d’islamophobie, on instrumentalise la Turquie pour illustrer le danger que représenterait l’Islam et ça c’est très grave. Je m’inscris en faux, radicalement, par rapport non seulement à ce climat d’islamophobie qui existe dans mon pays et je le regrette et le combat, et surtout je m’insurge contre cette instrumentalisation dans l’islamophobie qui a été opérée à l’égard de la Turquie.
Donc nous sommes dans une situation véritablement préoccupante, la relation est très dégradée, il y a comme une sorte de ressort qui a été cassé dans nos relations. Pour autant, il faut se projeter dans l’avenir, il ne faut pas être pessimiste, il faut patiemment et de façon opiniâtre, reconstruire une relation digne de ce nom et surtout mettre en œuvre des projets d’intérêt commun : que ce soit sur des questions de lutte anti-terroriste, que ce soit sur les questions énergétiques, sur la gestion des flux migratoires, la France et la Turquie, et de façon plus générale, l’UE et la Turquie ont beaucoup d’intérêts communs. C’est véritablement contre-productif que d’insister sur les différences et les divergences plutôt qu’au contraire, chercher des points communs, des perspectives communes pour gérer ces quelques dossiers que j’ai évoqué, et il y en a sûrement beaucoup d’autres.
* Que cherche la France en Méditerranée orientale ?
Ça a été très clair à partir du 2è semestre de l’année dernière (2020) : la France s’est portée en soutien de la Grèce de façon, peut-être, un petit peu trop rapide. M. Macron a prétendu que la Grèce, membre de l’UE, devait être défendue contre toutes les agressions. Mais, que je sache, il n’y avait pas d’agression de la part de la Turquie.
Là encore, je pense que certains discours et certaines déclarations de M. Erdoğan, étaient, je trouve trop bellicistes, trop guerrières, mais ça c’est la forme. Ce qui m’importe le plus c’est le fond. Sur le fond, il suffit de regarder une carte géographique pour aisément comprendre que la Turquie ne peut pas mécaniquement appliquer le droit maritime international.
Comment peut-on imaginer une seule seconde que la Turquie serait le seul pays, le seul état de la Méditerranée orientale qui ne peut pas jouir des ressources d’hydrocarbures et de gaz qui ont été découvertes et qui seront découvertes de façon plus massive dans les mois ou années à venir ? La question qui se pose est donc celle d’un partage équitable de ces ressources naturelles, de ces hydrocarbures et de ces gaz. Pour cela, il faut mettre en œuvre des initiatives multilatérales, entre toutes les parties : la Turquie, la Grèce, mais aussi Israël, le Liban, l’Égypte etc.
Cela ne sert donc à rien de soutenir aveuglément la Grèce de façon unilatérale. Je comprends parfaitement que la Grèce doit faire valoir ses droits, mais il faut accepter aussi que la Turquie puisse faire valoir ses droits. Donc là il y a une sorte de "deux poids-deux mesures" qui non seulement est très désagréable sur le principe, mais surtout qui est inefficace car il y a une chose qui est certaine, c’est que la Turquie ne se laissera pas déposséder de ce qu’elle considère devoir lui revenir légitimement.
Il est donc inutile donc de lancer des menaces, inutile d’envoyer nos avions de chasse sur l’ile de Crète ou sur l’ile de Chypre, inutile de continuer à envoyer des navires militaires, je pense qu’au contraire M. Macron et son gouvernement seraient mieux fondés à dépenser leur énergie pour tenter de trouver des solutions politiques, ce qui passe forcément par une négociation et par des compromis.
Chacun ne pourra pas avoir gain de cause sur la totalité de ses revendications mais ce qui doit valoir dans le langage et les relations multilatérales c’est le compromis et il ne peut s’atteindre que par la négociation.
Arrêtons les menaces inutiles, arrêtons de nous menacer mutuellement, et je dis ça tant à M. Macron qu’à M. Erdoğan, reprenons notre sang froid, je pense que c’est seulement de cette façon que nous pourrons nous en sortir et à ce prix nous trouverons des solutions positives pour toutes les parties y compris la Turquie en Méditerranée orientale.
Je pense que la France ne doit pas s’aliéner la perspective du partenariat avec la Turquie parce que je considère que la Turquie, en dépit des divergences que nous pouvons avoir sur tel ou tel point avec M. Erdoğan, avec les autorités turques, la Turquie restera un partenaire absolument incontournable. De ce point de vue, il faut savoir prendre un peu de recul, se placer en perspective, surtout garder son sang froid pour parvenir à une solution qui agrée à toutes les parties.
Propos recueillis par Engin Akgürbüz.