Genocide : Combien de temps durera la loi ? Le temps d’un procès !

Le Parlement a voté la loi sanctionnant pénalement la négation du génocide arménien, rendant applicable la loi de 2001 qui, par une pétition de principe, reconnaissait le génocide, sans en tirer de conséquences. Cet ensemble législatif pose des problèmes sérieux de constitutionalité, et si les autorités publiques ne saisissent pas le Conseil constitutionnel, cela sera fait à l’occasion du premier procès par le biais d’une question prioritaire de Constitutionnalité (QPC). C’est dire, vu l’ampleur de ses failles, que cette loi a toutes les chances d’être annulée lors du premier procès dont elle sera le fondement.

Comment vérifier que la loi est conforme à la Constitution ?

La logique voudrait que le Conseil constitutionnel soit saisi par souci de vérification. Aux termes de l’article 61 de la Constitution, le Conseil peut être saisi par le Président de la République, le Premier Ministre, le Président de l’Assemblée Nationale, le Président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs.

Seule l’opposition peut saisir le Conseil constitutionnel ?

Non. La saisine du Conseil est souvent le fait de l’opposition, qui tente la batille juridique après la phase politique. Mais il n’y a là aucune obligation. Sur des textes importants, comme les lois de bioéthique en 1994 ou la loi sur le voile intégral en 2010, ceux qui avaient voté la loi l’ont soumise au Conseil pour s’assurer que la loi respectait la Constitution.

Le Conseil sera-t-il saisi ?

Tout laisse penser que non… pour la simple et bonne raison que les responsables politiques savent que le Conseil constitutionnel risque d’annuler cette loi. Plus de dix ans pour voter ce texte, et il serait annulé avant sa promulgation ? Choix impossible pour ces écuries politiques en pleine campagne présidentielle… alors que profiter que quelques mois d’application de la loi, pour engager des procédures contre des Turcs et des amis de la Turquie, alors, çà, ils ne vont pas s’en priver.

Le problème réapparaîtra lors de la première audience tenue devant un tribunal correctionnel avec une QPC. Le temps du procès, et la loi tombera… mais les élections auront eu lieu ! Chacun a compris les raisons du calendrier.

Comment peut être posée une question prioritaire de constitutionnalité ?

L’initiative viendra des citoyens poursuivis devant le tribunal correctionnel, et qui feront application de l’article 61-1 de la Constitution : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation ».

Quel est le schéma de la procédure ?

Ce schéma est bien rôdé :

 Des poursuites pénales sont engagées pour violation de l’excellente loi ;
 La personne poursuivie proteste le temps de l’enquête de police, mais ne pas à ce stade exercer de recours ;
 Elle est convoquée devant le tribunal et son avocat, dès l’ouverture des débats, dépose des conclusions écrites soulevant le QPC ;
 Si le tribunal estime la question sérieuse, il saisit la Cour de cassation et le procès est suspendu (On ne va pas prendre le risque de vous condamner avec une loi peut-être anticonstitutionnelle)
 Si la Cour de cassation estime la question sérieuse, elle saisit le Conseil constitutionnel
 Le Conseil constitutionnel se prononce sur la validité de la loi, et s’il annule la loi, celle-ci disparait du Journal officiel
 Le procès dévient impossible et prend fin.

En quelque sorte, c’est un procès fait à la loi ?

Oui, c’est exactement ça. Quand vous êtes attaqué sur la base d’une loi qui vous parait contestable, vous pouvez engager un procès contre cette loi.

Peut-on évoquer le droit européen ?

Tout-à-fait. La jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) peut être invoquée directement devant le tribunal correctionnel. C’est encore plus efficace, car il n’y a pas besoin de passer par la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel. On invoque directement la jurisprudence de la CEDH. Et comme le droit européen a une force supérieure à la loi, le juge doit écarter une loi qui serait contraire à une règle jurisprudentielle bien établie, comme celle sur la liberté d’expression. Dans ce cas, la loi française n’est pas annulée, mais elle est rendue inapplicable. Si le tribunal estime que la jurisprudence n’est pas faite, il faut former tous les recours, (cour d’appel et Cour de cassation), puis saisir la CEDH.

Invoquer le droit européen serait très pertinent pour cette loi, car il se trouve que la Turquie relève du Conseil de l’Europe, et de la compétence de la CEDH. Ca ouvrirait les yeux à ceux qui soutiennent que la Turquie ne pourra jamais faire partie de l’Europe… alors que c’est le cas depuis 1949.

Y-a-t-il encore d’autres mécanismes ?

Oui, en particulier l’application du Pacte des Droits Civils et Politiques de 1966, à ce jour ratifié par 160 Etats, et qui permet de saisir le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU. Un débat devant cette instance très universelle sur la manière dont la France traite la liberté d’expression ne manquerait pas d’intérêt… Il faut donc qu’un plaideur invoque le Pacte devant le tribunal correctionnel. Si le tribunal écarte l’argument, il faut alors faire les recours avant de saisir, à titre individuel, le Comité des Droits de l’Homme.

Quels sont les principaux moyens de contestation de la loi ?

Le premier, qui sera sans doute le plus efficace, est purement constitutionnel. Sous la V° République, le Parlement ne peut pas tout faire. Il ne peut statuer que dans les domaines qui lui a confiés la Constitution, en son article 34. Cet article mérite une lecture attentive, car en dehors de cette liste, le Parlement n’a pas le droit de se prononcer.

  • La loi fixe les règles concernant :
    • les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ; la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ; les sujétions imposées par la Défense Nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens ;
    • la nationalité, l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ;
    • la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ; la procédure pénale ; l’amnistie ; la création de nouveaux ordres de juridiction et le statut des magistrats ;
    • l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ; le régime d’émission de la monnaie.
  • La loi fixe également les règles concernant :
    • le régime électoral des assemblées parlementaires, des assemblées locales et des instances représentatives des Français établis hors de France ainsi que les conditions d’exercice des mandats électoraux et des fonctions électives des membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales ;
    • la création de catégories d’établissements publics ;
    • les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’Etat ;
    • les nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé.
  • La loi détermine les principes fondamentaux :
    • de l’organisation générale de la Défense Nationale ;
    • de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ;
    • de l’enseignement ;
    • de la préservation de l’environnement ;
    • du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales ;
    • du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale.

Quelle interprétation de cet article 34 ?

Aucune de ces dispositions de la Constitution ne permet au Parlement de qualifier un fait historique. La loi peut déterminer les crimes, et elle le fait par chaque loi pénale, mais elle ne peut pas qualifier un évènement pour dire que c’est un crime. Ca, c’est le rôle du juge.

Donc, on distingue la définition des infractions et la qualification des faits. Peut-on donner un exemple ?

Le Parlement peut définir l’attaque d’une banque à main armée comme un crime, mais il n’a pas le droit de dire que telle attaque de banque est un crime, et encore moins que son auteur est un criminel. Le génocide est une définition juridique. Le Parlement vient de dire que les faits historiques sont un crime, donc commis par des criminels, ce qui est un jugement de condamnation.

Rendre justice, c’est le rôle constitutionnel de la Justice. On ne condamne pas quelqu’un sans procès, ce n’est pas plus compliqué.

C’est un point discuté…

Oui ? Mais avec quels arguments… alors que l’article 34 est clair ? Dans un texte célèbre, « Les questions de constitutionnalité posées par la loi du 29 janvier 2001 », le très respecté Georges Vedel avait écrit : « Le principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire, consacré tant par la Déclaration de 1789 que comme principe fondamental reconnu par les lois de la République. Ce principe met (outre le bon sens) un obstacle infranchissable à ce que le législateur se prononce sur la vérité ou la fausseté de tels ou tels faits, sur leur qualification dans une espèce concrète et sur une condamnation même limitée à une flétrissure. ». Selon lui, si la loi du 29 janvier 2001 avait été déférée au Conseil constitutionnel, celui-ci l’aurait déclarée inconstitutionnelle.

Et pourtant il reste la loi Gayssot, sur la négation de l’Holocauste.

Juridiquement, le problème n’a rien à voir, car les faits ont été jugés par le Tribunal de Nuremberg. La loi Gayssot joue comme un renforcement de l’autorité de chose jugée. On pourrait donc étendre la loi aux crimes de génocide… lorsqu’ils ont été jugés, comme pour le Rwanda ou peut être bientôt pour le Cambodge.

Les criques disent que cette loi ne serait pas « normative »…

…et ils ont raison. Les parlementaires avaient pris l’habitude de voter, au sein des lois, des déclarations de principe qui faisaient impression, mais étaient trop floues pour être applicables En réaction, le Conseil constitutionnel a rendu une série de décisions relatives à la clarté et à la normativité de la loi. La loi doit être précise et circonstanciée, pour que son application ne crée pas un risque d’arbitraire. Or, le jugement pénal résulte d’un long travail d’analyse pour établir les faits, identifier les auteurs et discuter de la qualification pénale. Il n’y a rien de cela dans la loi de 2001, qui « reconnaît » une période de l’histoire comprenant de très nombreux faits.

D’autres arguments contre cette loi ?

Oui. C’est tout ce qui concerne la liberté d’expression, garantit par la Constitution, la Convention Européenne des Droits de l’Homme et le Pacte de 1966. Il en est de même de liberté des chercheurs. S’agissant de la liberté d’expression, la CEDH s’est très précisément prononcée dans l’arrêt Lehideux du 23 septembre 1998, qui avait condamné la France. Pour ce qui est de la liberté des chercheurs, la référence est la décision du 20 janvier 1984 du Conseil constitutionnel.

Quelle loi sera précisément annulée ?

La loi de 2012 permet l’application de la loi de 2001. L’annulation concernera donc les deux lois. Il ne restera rien.

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