A l’heure où j’écris ces lignes, les résultats partiels donnent le Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep Erdogan largement gagnant. Largement gagnant sans cependant atteindre les deux tiers des suffrages et c’est heureux. De l’ampleur de cette victoire dépendait effectivement le danger, car les risques de dérives hégémoniques et l’autoritarisme subséquent étaient réels.
Il est vrai que depuis son accession au pouvoir en 2002, Erdogan a réussi indéniablement sur trois plans.
1) Faire d’un parti issu de la mouvance religieuse, le pendant musulman de la Démocratie chrétienne européenne. Je vois déjà certains lecteurs lever le sourcil en signe de doute, ils ont tort et Erdogan est certainement bien plus soucieux du respect de la constitution turque que ses collègues italiens ou hongrois ne le seraient des leurs. La performance est d’autant plus remarquable que « « l’ennemi héréditaire perse » », a persévéré avec sa suicidaire fuite en avant dans le fondamentalisme religieux, tout en cédant le leadership de la « Rue » musulmane aux voisins d’Ankara.
2) Se tenir à l’écart de la crise de 2007/2008 pour en sortir presque indemne. Sa dette publique est inférieure à 40% quand celle de la Communauté européenne tourne autour de 73% et sa croissance à la chinoise avoisine les 9%. Ces performances sont fondées sur l’efficience d’un réseau de PME, privilégiant beaucoup plus le rationalisme économique que les magouilles financières.
3) Concilier la défense de la religion, le respect des institutions républicaines et la laïcité. La Turquie est devenu de ce fait un exemple pour les pays du « « Printemps arabe » » qui cherchent une troisième voie entre la tentation fondamentaliste, et la « « soumission » » à l’Occident. Le paradigme turc met en évidence qu’on peut être membre indéfectible de l’OTAN, sans renier pour autant ses propres valeurs. Tarik Ramadan faisait état récemment de la fascination de la jeunesse égyptienne pour le model turc.
Tout ça est bien beau et mérite d’être salué. Erdogan a instauré en Turquie, l’équivalent de notre Couverture maladie universelle hexagonale, à cette différence près que sur les rives du Bosphore, le praticien refusant de soigner le malade muni de la CMU turque est rayé de l’ordre des médecins, sans autre forme de procès. Il s’agit d’une réforme en profondeur dans une région où l’assistance publique à la française paraissait chimérique, il y a encore sept ou huit ans. La classe moyenne, autrement dite, la colonne vertébrale de la société, y est sensible et pour cause.
Au carrefour de l’Asie centrale, du Moyen-Orient et de l’Europe, la Turquie a réussi la modernisation du vieil adage kémailiste : « « Paix à l’extérieur, paix à l’intérieur » ». Le mot d’ordre de la Turquie moderne est devenu en effet Zéro problème avec les voisins, la croissance économique fera le reste à l’intérieur.
Ce pari est pleinement gagné et ironie du sort, à une époque où la Grèce, l’autre « « ennemi héréditaire » », est économiquement moribonde. Sacré bras d’honneur de l’histoire.
Il convient d’ajouter à ces facteurs déterminants, l’inversion du sens des flux migratoires. La jeunesse turque, éduquée en Europe, préfère revenir au bercail, au lieu de végéter dans les pays d’accueil. Les perspectives économiques sont actuellement bien plus alléchantes en Turquie que dans une Europe en bute avec la crise qui y sévit.
Que vient donc ternir ce tableau idyllique ?
Les Cassandre prédisaient la résurgence du fondamentalisme religieux et la fin de la laïcité, héritée de Mustafa Kémal. Les faits le démentent et les observateurs neutres sont unanimes. Les filles en pantalons moulants et montrant leurs nombrils sont bien plus nombreuses en Turquie que celles portant un foulard sur la tête.
Quel est donc le danger ? La tentation autoritaire !!
Un des principaux piliers de la démocratie reste la presse et celle-ci est malmenée en Turquie. Une soixantaine de journalistes est actuellement derrière les barreaux et les Reporters sans frontières accordent au pays d’Erdogan une place peu enviable dans leur hiérarchie.
Le système électoral turc favorise depuis toujours les grands partis, or les succès de l’AKP lui confèrent une telle audience populaire que le pluralisme est réduit à sa plus simple expression.
Le pouvoir sans réel contrepouvoir n’a jamais donné de bons résultats et cet écueil a été heureusement évité hier. Une majorité de deux tiers aurait préparé le terrain pour un 18 Brumaire démocratique, la modification de la Constitution et la substitution d’un système présidentiel à la démocratie parlementaire.
La sagesse populaire a renouvelé sa confiance à l’AKP, sans pour autant lui laisser la bride sur le coup. Belle leçon à méditer.
Leperse
par Marc & Leperse
Source : NouvelObs Blog