C’était une première : M. Hariri et une délégation libanaise composée de huit ministres ont rencontré avec le Président Abdullah Gul, le Premier ministre Tayyip Recep Erdogan, M. Ahmet Davutoglu, Ministre des affaires étrangères et de nombreux autres dirigeants et hommes d’affaires turcs. La rencontre en soi était importante, mais les résultats le sont plus encore : suppression de l’obligation de visa entre les deux pays pour la première fois depuis l’époque de l’éclatement de l’empire ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale et de l’instauration du Mandat français sur le Liban.

Depuis toutes ces décennies, les Libanais de tous bords, chrétiens et musulmans, voient la Turquie d’un mauvais œil. La communauté chrétienne vit encore sous l’impression que l’empire ottoman traitait les chrétiens en citoyens de seconde zone. Par la suite, ce sont les dirigeants chrétiens, en majorité à l’époque, qui ont mené le mouvement d’indépendance contre le sultanat de Turquie. Il faut y ajouter l’afflux de dizaines de milliers de sujets chrétiens, d’origine arménienne, de l’empire ottoman pendant la première guerre mondiale, surtout après les tueries en masse de 1915, époque où l’État ottoman voyait en eux une menace.

Le ressentiment des musulmans n’est pas moins vif. La fin du califat ottoman et l’instauration de la république turque en 1923 a suscité la colère chez les musulmans du Liban et de la région en général, qui auraient voulu que la Turquie reste à la tête du monde musulman. En fait, les options laïques du gouvernement instauré par Kemal Atatürk ont dressé de nombreux musulmans du Liban contre la Turquie.

Troisième facteur déterminant de la mauvaise qualité des relations du Liban avec la Turquie : la reconnaissance d’Israël par la Turquie en 1950, pas que le Liban n’a jamais franchi.

Mise à part une courte période dans les années 50 où Liban et Turquie partageaient un intérêt commun contre le panarabisme du président égyptien Gamal Abdel Nasser et une affiliation politique commune envers les États-Unis, il n’y a guère eu d’interaction positive au niveau officiel entre les deux pays.

Dans ce contexte, le voyage de M. Hariri n’aurait pu se dérouler au plus haut niveau, ni produire de résultats, si certains facteurs n’avaient pas été présents. D’abord, le parti actuellement au pouvoir en Turquie (Justice et Développement) a inscrit à son programme l’amélioration des relations avec ses voisins du Proche-Orient. Ensuite, le réchauffement diplomatique entre la Turquie et la Syrie a eu une influence importante sur les rapports entre la Turquie et le Liban, la Syrie utilisant le crédit dont elle jouit auprès des factions qui lui sont favorables pour persuader le gouvernement libanais d’adoucir sa position envers la Turquie.

Quoi qu’on puisse penser du principe de laïcité que pratique la Turquie, sa mise en œuvre constitue un modèle dans une société naguère divisée entre une majorité sunnite (35 millions) et les 20 millions d’alaouites qui constituent une secte au sein de l’islam chiite.

Malgré de fortes pressions, le Liban n’a pas encore trouvé les moyens de sortir de son régime politique confessionnel, où le pouvoir politique et institutionnel est réparti à la proportionnelle entre les communautés religieuses. La laïcité représenterait une solution éventuelle pour cette société multiculturelle et multiconfessionnelle. Le Liban a donc tout à gagner à un rapprochement avec une Turquie pluriculturelle, pluriconfessionnelle et laïque.

Ce n’est pas dire que la Turquie soit un exemple parfait. Ce pays se débat encore contre des lois qui, interprétées dans la pratique, sont considérées comme discriminatoires à l’égard de la minorité religieuse, dans la mesure où elles limitent les libertés individuelles et religieuses des alaouites. Quant au débat sur le droit de porter le hijab dans les bâtiments publics et les institutions comme les universités, il est loin d’être clos.

L’expérience turque, on le voit, peut constituer un modèle pour le Liban, du moins en principe sinon dans la pratique. Et dans cet ordre d’idées, le Liban à son tour, fort des libertés religieuses et politiques qu’il garantit à ses citoyens, pourrait servir d’exemple à la Turquie. Les deux pays gagneraient à l’établissement de liens plus étroits, fondés sur une communauté d’intérêts politiques, sociaux et culturels.

Source Emmarrakech