Tourisme en Turquie : « Avant, les locaux voulaient se débarrasser de leur chalet, avec les Arabes, les choses ont changé »

Dans le nord-est de la Turquie, la région du lac Uzungöl fait figure d’image d’Épinal, de plus en plus prisée par les touristes venus du Golfe.
Tourisme en Turquie : « Avec les Arabes, les choses ont changé »
Après plus d’une heure et demie de bus sur les routes sinueuses de la région de Trabzon, dans le nord-est de la Turquie, Uzungöl apparaît enfin. Ce petit lac, encaissé entre les haut-plateaux de la mer Noire, et sa mosquée lacustre aux minarets élancés, donne une image d’Épinal connue de tous les Turcs. Mais, après quelques minutes de marche au bord de ses eaux sombres, force est de constater que les nationaux ne sont ici pas légion. Chaque été, le long de la promenade, à bord de pédalos ou même dans le ciel, harnachés à des parapentes : ce sont les touristes du Golfe qui ont pris possession des lieux. En moins de cinq ans, cette petite bourgade isolée de 1 500 habitants s’est muée en un véritable « Disneyland arabe ».
Assis sur la terrasse de sa maison de bois, l’ancien maire du village Mehmet Sahin, 90 ans, compte les dizaines de minibus loués par les touristes se lançant à l’assaut des pentes d’Uzungöl, en direction des chalets en altitude. « Avant, les locaux voulaient se débarrasser de leur chalet, mais maintenant, avec les Arabes, les choses ont changé », sourient l’ex-édile. En effet, sentant l’aubaine financière pour cette région qui vivotait jusque-là grâce à l’élevage, des centaines d’habitants auraient transformé – sans autorisation – leurs logements en appart-hôtel. « Même avec cette concurrence, notre hôtel sera toujours complet, il y a beaucoup trop de demande », se rassure Safa, gérant de la Dunya Residence. Entre les murs de son hôtel, « 100% de touristes arabes ». Une clientèle autant appréciée des professionnels du tourisme pour son budget généreux (parfois quatre fois plus qu’un Européen) et ses séjours extensibles (jusqu’à plusieurs semaines) qu’abhorrée pour son « manque de propreté et de courtoisie », entend-on régulièrement dans la bouche des commerçants.

« C’est vrai que certains touristes ne sont pas très respectueux des lieux », reconnaît Abdullah, venu de Riyad. Le jeune homme prépare du café pour sa famille, assise sur une couverture, au bord de l’eau. Il reprend : « Mais j’ai parfois l’impression que certains Turcs nous voient uniquement comme des cartes bleues ambulantes. » Pas de quoi gâcher le séjour estival de cette grande famille saoudienne : « A Riyad aujourd’hui, il fait 45 degrés, 20 de plus qu’ici. Cette fraîcheur, cette verdure, c’est ce que nous voulions », déclare-t-il, ouvrant ses bras vers la végétation environnante.
« L’or vert », un argument de vente imparable pour les autorités locales qui, avec le soutien de l’État turc, écument les foires touristiques de la région, pour faire connaître Trabzon. Mais qui ne fait pas tout. « Quand les gens du Golfe voyagent en Europe, ils sont constamment dévisagés. Ici, personne ne s’occupe de notre façon d’être », avance Nur, remettant régulièrement en place le voile qui couvre sa bouche. La jeune Saoudienne ajoute : « C’est important pour moi de pouvoir m’habiller comme je veux, de pouvoir prier. » À Trabzon, ces touristes pieux sont donc les bienvenus. La région est connue pour être l’une des plus conservatrices de Turquie. Ici, le président Erdogan et son parti Islamo conservateur, l’AKP, font carton plein à chaque élection.

Le cocktail « verdure et religion » semble prendre. Les arrivées de touristes arabes sont en constante hausse : + 1 200% entre 2010 et 2017. Durant les trois mois de haute saison, sept avions en provenance des pays du Golfe atterrissent chaque jour dans la cité de la mer Noire. La ville s’est ainsi mise à l’heure de ses touristes. Si les commerçants locaux n’excellent pas dans la maîtrise des langues étrangères, bon nombre affichent devantures et menus en arabe. L’été dernier, la municipalité inaugurait même une plage réservée aux femmes. Résultats pour l’année passée : « Nous avons accueilli plus de 650 000 touristes, dont une majorité de touristes du Golfe [principalement saoudiens, qataris et émiratis, ndlr] », comptabilise Ali Ayvazoglu, directeur de la culture et du tourisme de la province.
Le coup de foudre pour la région est tel que de plus en plus de ressortissants arabes décident de poser leurs valises à Trabzon. La côte est de la ville est d’ailleurs devenue un gigantesque chantier à ciel ouvert. Le nombre d’agences immobilières aurait explosé de plus de 300% depuis 2014. Parmi les grands acteurs de ce nouveau marché, l’entreprise turque Buruj qui affirmerait vendre chaque année entre 60 et 70 propriétés à des investisseurs arabes. Parmi eux, Hamdan al-Mutiri et Abdullah al-Qahtani, deux retraités de la firme saoudienne Aramco, la plus grande entreprise pétrolière du monde, assis dans le salon climatisé de la société. « Ma famille s’est sentie à l’aise ici, la culture locale est proche de la nôtre […] Mais aussi, avec les déboires de la monnaie turque, les prix sont très compétitifs », explique Hamdan. Ainsi, pour moins de 65 000 euros, l’homme s’est offert l’an dernier un luxueux appartement de quelque 170 m².
« Les Arabes ont participé de manière significative au développement de notre région, qui n’est pas dotée d’infrastructures industrielles. À la fois par le tourisme, mais aussi par les investissements dans les logements, les hôtels, les restaurants », souligne Ayhan Taflan, président de la chambre régionale des promoteurs immobiliers. Chaque année, touristes et businessmen arabes rapportent plus de 1,5 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros) à la province. Mais cet afflux venu du Golfe n’est pas sans conséquences. « On constate une hausse annuelle de 12 à 13% des prix du m2 dans la région où les terrains constructibles sont limités. Du coup, cela fait naître beaucoup de frustrations chez les locaux qui ne peuvent pas rivaliser avec le pouvoir économique des ressortissants arabes. »
De la frustration, mais aussi de la crainte quand la chaîne de télévision Al Jazeera annonçait à l’hiver 2018 la volonté d’une holding qatarie de vouloir acheter 50% des parts de l’équipe de foot historique de la ville, le Trabzonspor Kulübü. « Impossible, on est un peu nationaliste ici et on n’acceptera jamais que notre équipe soit vendue », jure pourtant un des vendeurs de l’une des boutiques officielles du club. Mais de rappeler que sur le maillot des « Bordo-Mavi » (grenat et bleu) figure déjà le logo de la Banque nationale du Qatar, sponsor officiel de la formation.
Ces liens forts, entre la République turque et le petit émirat, pourraient cependant causer du tort à la success-story de Trabzon. En effet, le soutien du président Erdogan au pouvoir qatari, soumis à un strict embargo imposé par l’Arabie saoudite, ne passe pas dans le Golfe. Conséquences, depuis plusieurs mois, les investissements arabes dans la région semblent ralentir.
D’éventuelle répercutions pouvaient être également à prévoir, après l’assassinat en octobre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi par des agents de Riyad, à Istanbul. Pas d’inquiétudes à avoir, préfère rassurer Ali Ayvazoglu, du département touristique, « les auteurs de ce meurtre ne sont pas de chez nous », explique-t-il. « En effet, pour l’instant, nous n’avons rien ressenti », confirme Baris, patron de l’entreprise de tour Zagnos. Dans la région, on le sait, une crise diplomatique ouverte avec le royaume saoudien et de possibles restrictions pour les voyageurs s’avéreraient catastrophiques pour le secteur. « Beaucoup d’entrepreneurs turcs se sont lancés de manière inconsciente dans le secteur touristique pour profiter de cette manne », déplore Baris. Lui assure cherché à réduire sa dépendance vis-à-vis de cette clientèle. Chez Rafik Tour, un peu plus loin, on semble bien moins préparé : « 80% de notre activité est liée aux ressortissants de pays arabes », affirme la gérante. Et de reconnaître : « S’ils ne viennent plus, on plonge. »
Avec Libération