ISTANBUL
Dans le sillage d’une Biennale 2009 passionnante et à la veille du coup d’envoi, en janvier 2010, d’Istanbul capitale européenne de la culture, l’art contemporain se fait une place dans le paysage de la métropole turque.
La Saison de la Turquie en France, commencée le 1er juillet 2009, ne s’achève que le 31 mars 2010. Cette Saison, décidée avant l’élection de Nicolas Sarkozy, est, plus encore que les précédentes (le Brésil, la Chine), une manifestation autant diplomatique qu’artistique. Le président de la République n’en démord pas : la Turquie ne doit pas intégrer l’Union européenne. Une position que ne comprennent pas les Stanbouliotes, ni le reste du pays d’ailleurs. Est-ce pour cette raison que Nicolas Sarkozy a expédié au pas de course sa visite de l’exposition ’De Byzance à Istanbul, un port pour deux continents’ au Grand Palais en octobre dernier ? A moins qu’il ne soit féru d’art contemporain. Dans ce cas, on ne saurait trop lui conseiller le voyage dans la capitale culturelle et économique de la Turquie. Dans tous les domaines, Istanbul est en pleine effervescence. Et les artistes ne sont pas en reste. "L’art contemporain place Istanbul au coeur de la mondialisation" , titrait Le Monde en septembre 2007 lors de l’ouverture de la 11e biennale d’art contemporain. La biennale 2009, malgré la crise, a confirmé cette tendance et impulsé une énergie nouvelle. Musées, centres d’art, galeries… La topographie arty d’Istanbul change et se densifie. (1)
Nécessaire mécénat
Il faut laisser derrière soi la vieille ville, la mosquée Bleue, la basilique Sainte Sophie, le palais de Topkapi ou la Sirkeci Gari, la gare de l’Orient-Express, témoin des dernières heures de l’Empire ottoman. Il faut traverser le Bosphore et accoster sur les quais de Karaköy, là où l’Entrepôt numéro 4 abrite depuis décembre 2004 le musée d’art contemporain Istanbul Modern. Situé aux confluences du Bosphore et de la Corne d’Or, il offre une vue imprenable sur le fleuve et propose surtout un panorama unique de l’art moderne turc. Distingué en 2007 par le European Museum Forum pour avoir trouvé très vite sa place parmi les "plus innovantes institutions européennes dans le domaine de la muséologie" , Istanbul Modern ne se contente pas d’exposer sa collection. Avec une superficie de 8.000 m2, elle est en mesure d’accueillir des artistes de renommée internationale pour des scénographies spectaculaires. Pour preuve, Sarkis, le plus français des artistes turcs, et son "exposition de ses expositions". Avec ’Site’, Sarkis porte un regard rétrospectif mais pas nostalgique sur son oeuvre. Entre installations et photographies de ses expositions passées, l’artiste conceptuel donne à voir l’évolution de son travail et de la muséographie qui l’a mis en scène. Ce parcours en forme de mise en abîme viendra au centre Pompidou en mars pour clôturer la Saison de la Turquie en France, ce qui donne une idée de l’ambition du projet. Istanbul Modern est née de la volonté de la Fondation d’Istanbul pour la Culture et les Arts (IKSV). Plus qu’une fondation privée, c’est un ministère de la Culture bis. On lui doit un festival de cinéma (International Istanbul Film Festival), un autre de jazz (Istanbul Jazz Festival), un autre de théâtre (International Istanbul Theatre Festival) et un investissement important dans le domaine des arts visuels. La Biennale 2009 n’aurait pas existé sans elle et le mécénat du holding Koç, un groupe industriel turc. Faute de financement public, les grandes dynasties d’Istanbul sont les principaux argentiers de la vie culturelle.
Jeune et moderne
Face à ce modèle économique, Santralistanbul revendique son indépendance. L’ancienne centrale électrique est devenue en 2007 un lieu d’exposition novateur sous l’égide de l’université Bilgi, dans le quartier populaire de Kagithane. Ni musée – il n’abrite pas de collections permanentes – ni centre d’art, ni laboratoire de création, le cube de béton, situé à la pointe de la Corne d’or, est un peu tout cela à la fois. Cette mini Tate Modern offre un espace muséographique de 7.000 m2. L’exposition de 500 dessins et peintures de Yüksel Arslan, qui a lieu jusqu’au 28 février 2010, montre l’intérêt de pouvoir présenter un accrochage de cette envergure. L’oeuvre de cet artiste turc prend ici toute sa dimension, se déploie sur plusieurs périodes, brasse différents thèmes. Toutes les facettes de ce satiriste de génie, installé à Paris depuis 1961, sont dévoilées : marxiste, érotomane et mystique.
Mais l’art contemporain à Istanbul se niche aussi au coin de la rue, loin de ces grands vaisseaux, aussi dynamiques soient-ils. En novembre dernier, en pleine Biennale, il suffisait de flâner dans le quartier de Galata pour tomber sur le vernissage d’une galerie comme l’on en voit dans n’importe quelle capitale occidentale. Des jeunes gens boivent du vin et discutent de la place de la peinture dans l’art contemporain, ou comment sortir de la peinture tout en continuant à faire de la peinture.
Acteurs locaux
La jeune galeriste Lalin Akalan inaugurait ce nouveau lieu en exposant une dizaine d’artistes, turcs et étrangers, sous le titre français : ’Il Faut Etre Résolument Moderne’. Dans le Time Out local, elle justifiait le choix des artistes : "Nous voulions des artistes jamais vus en Turquie et susceptibles de montrer la voie à la nouvelle génération ici à Istanbul. Leur dénominateur commun est de ne plus croire en aucune utopie tout en continuant à explorer l’idée de modernité. Bien sûr, ce thème me permet aussi de mettre en avant mes goûts personnels. Avoir Jake et Dinos Chapman dans ma première exposition, c’est excitant. Je dois ce plaisir à mon associé, Nick Hackworth et à ses connexions à Londres." La faune arty du vernissage, repue de modernité, s’en allait ensuite commencer la nuit au Babylon, bar-club branché situé dans le quartier de Tünel. Il y a bien sûr un effet Biennale. L’artiste Banu Cennetoglu se méfie de cet emballement : "De nombreuses galeries en profitent pour ouvrir mais elles ne tiennent pas sur la durée." Elle reconnaît aussi que ce constat est de moins en moins vrai. La jeune femme, née en 1970 à Ankara, incarne d’ailleurs ce nouvel ancrage dans la durée des artistes et des acteurs du milieu. Après un exil volontaire à New York, elle est revenue s’installer dans le quartier de Beyoglu et a ouvert en 2006 un espace appelé BAS, qui présente des livres d’artistes. Dans son bureau, une pancarte donne un conseil judicieux : "Don’t try to achieve too much." Pourtant, Banu Cennetoglu n’a rien d’une dilettante. Le travail qu’elle a présenté au Pavillon Turc de la dernière Biennale de Venise est un album de photos, lourd et rebutant comme un catalogue Ikea. Une compilation d’images, banales, sans légendes, qui illustre l’échec de la photographie à rendre compte du monde.
Istiklal, artère arty
Le BAS n’est qu’à quelques mètres d’Istiklal. Cette grande avenue piétonne est le coeur battant de l’Istanbul moderne. Les touristes grimpent à bord du tramway rouge et or qui fait l’aller-retour entre les quartiers de Tünel et Taksim et voient défiler magasins, cinémas et bars à la mode. Pour le cliché, il faut descendre et s’enfoncer dans les ruelles adjacentes où les Stanbouliotes fument le narguilé en jouant au backgammon. Sur Istiklal, les galeries pullulent mais n’ont pas toutes pignon sur rue. Pour les trouver, il vaut mieux se procurer LIST, un guide gratuit des manifestations d’art contemporain, édité par deux jeunes artistes : Didem Ozbek et Osman Bozkhurt. Ils ont fondé PIST, un espace informel qui accueille des artistes émergents. Depuis Istiklal, il faut s’aventurer au fond du passage Rumeli, où un monte-charge mène à la galerie .artSümer. Dans ce qui n’est autre qu’un appartement aux peintures défraîchies, les jeunes peintres Turcs sont à l’honneur. Moins confidentiel, l’immeuble du numéro 163 d’Istiklal héberge deux galeries par étage. Nus de Madonna pris en 1979 par le photographe Martin Schreiber, art conceptuel, toiles pop… Il y en a pour tous les goûts. Au sommet, le 360, un bar et restaurant panoramique, finit d’en faire un spot de "modeux".
Marché émergent
Mais là où les prémices d’un marché de l’art sont les plus visibles, c’est sans doute à Nisantasi, quartier huppé de l’Istanbul moderne. Parmi toutes les galeries qui ont vu le jour ces dernières années, X-Ist Galerie est sans doute la plus dynamique pour faire exister les artistes autochtones. Depuis 2004, Kerimcan Güleryüz, fils du peintre Mehmet Güleryüz, se bat pour faire connaître les artistes qu’il représente. Ali Taptik, Alp Sime, Ansen, Ayça Tüylüoglu, Burhan Kum, Erhan Özisikli… La plupart de ces photographes ou peintres sont stanbouliotes et n’ont pas 40 ans. Récemment, des galeries plus spécialisées sont nées pour exposer les arts digitaux, telle la Galeri Outlet, ouverte à l’automne 2008 par Azra Tüzünoglu, ou Milk, un espace hybride (galerie et magasin de design) membre du réseau international ROJOartspace dont le siège est à Barcelone. Ce n’est pas un hasard si la jeune scène turque était à l’honneur le 4 mars 2009 à Londres chez Sotheby’s. La maison de vente organisait alors la première vente d’art d’après-guerre et contemporain turc avec un catalogue estimé plus de 1,2 million de livres sterling (1,3 million d’euros).
L’art contemporain est donc loin d’être un feu de paille réduit à un tas de cendres dès les portes de la Biennale refermées. Et, même si le label recouvre une réalité parfois décevante, Istanbul devrait tirer les bénéfices de son titre de Capitale européenne de la culture en 2010. Quoi qu’il en soit, les 16 millions d’habitants de la métropole turque n’ont pas attendu cette manifestation pour participer à cette movida spectaculaire, dans laquelle les artistes jouent leur rôle à fond.
Etienne Sorin pour Evene.fr - Décembre 2009