Une belle rencontre avec Turgay YILDIZ
" Je pense que dans la vie, nous avons besoin d’amour
, nous avons oublié d’aimer, de rire ensemble,
de nous comprendre ; nous ne nous comprenons pas
et nous faisons aucun effort pour nous comprendre "
Turgay YILDIZ : Un comédien intellectuel turc qui porte un regard lucide, parfois sévère mais toujours bienveillant et tendre sur son pays et ses concitoyens
Lors d’une balade virtuelle dans la sphère facebookienne, je découvre un sketch intitulé rüşvet (pot -de- vin)
J’ai ri aux éclats. Je suis ravie de tomber sur cette vidéo hilarante. Un homme mal rasé, prétend que ses mains, son estomac, ses yeux lui ont ordonné d’accepter des dessous- de- table, autrement c’est un honnête homme à la moralité irréprochable. Il demande donc à ce que ses organes soient accusés de corruption. Exposé de cette manière, on ne ressent pas l’effet comique, j’en conviens. Au-delà de la connotation politique de cette saynète, on peut admirer le comique dans l’interprétation du corrompu, la performance de l’acteur. J’ai été impressionné par la force du texte et l’expression du visage qui est en soi un langage universel. Les procédés comiques du théâtre sont réunis dans une vidéo de moins de 3 minutes où le comédien ne montre que son visage. Bref j’étais conquise. Très curieuse de connaitre davantage son travail, alors ni une ni deux, j’ai googlelisé le nom. Mais qui peut bien être ce Monsieur ?
Apres l’avoir contacté et échangé quelques messages, Turgay Bey m’a accordée généreusement une interview. Nous avons abordé plusieurs thèmes, l’art, la politique, la société turque, Atatürk,
Diplômé de la section théâtre de l’université d’Ankara, depuis plus de 30 ans Turgay est comédien, auteur, compositeur, poète, musicien. Il manie avec brio plusieurs expressions artistiques.
Prédestiné à une activité artistique
Pour le comédien, l’art est intimement lié à la liberté, à la beauté, à l’amour, au juste. Il se décrit comme un artiste optimiste "Dans les pièces que j’écris je laisse une porte ouverte, une lueur d’espoir"
Baigné depuis l’enfance dans une atmosphère imprégnée d’art dans une fratrie d’artistes et de créateurs "Mon grand frère dessinait parfaitement les personnages de Karagöz et Hacivat [théâtre d’ombres turc] sur du carton ", Turgay Yildiz cultive sa sensibilité artistique " Je suis amoureux du théâtre, depuis l’âge de 6 ans, je suis amoureux de ce métier ". Il s’oriente vers le théâtre. La dérision, l’humour sont un antidote pour résister aux injustices, aux inégalités, aux chagrins de la vie "En sachant que nous allons mourir, nous rions malgré tout, c’est du courage "
Shakespeare, Tchekhov, Socrate, Platon, Sartre, Camus ont influencé sa réflexion et son théâtre mais il avoue ne pas y avoir été préparé " Les belles pensées ça bouleverse. Surtout ceux qui arrivent à les formuler merveilleusement, Il n’y avait pas de chance de critiquer, de contredire. A présent j’ai beaucoup de choses à dire à l’auteur de l’existentialisme, j’ai des choses à dire aux surréalistes, à Platon, à Aristote, je suis prêt"
Il affectionne des auteurs turcs de théâtre, Ferhan Sensoy et Taner Öngür " il est éclectique, il n’y a pas de point de vue idéologique. Par exemple si vous voyez le monde avec une pensée de gauche, vous ferez une séparation entre les dominants et les dominés. Les patrons auront toujours le mauvais rôle, comme les capitalistes. Et les caractères seront exagérés "
Une notoriété affirmée
Il débute sur le petit écran dans les années 80 sur la chaine nationale TRT (Türkiye Radyo Televizyon Kurumu). Dans les années 90 il excelle aussi sur des chaines privées (FLASH TV, BRT, EGE). Ses émissions quotidiennes de critique politique à travers la comédie, appelée dans un premier temps " sabah kahvesi [café du matin] ", ensuite " aksam kavesi [café du soir] ", consiste à lire en amont les nouvelles du jour, les reprendre et en faire des scènes humoristiques improvisées avec un autre comédien " en mettant en avant les paradoxes de l’actualité " précise-t-il. Ses satires politiques ne plaisent pas à tout le monde, en particulier aux responsables politiques de gauche comme de droite et se fait congédier avec son acolyte. Au début des années 2000, il entre dans une période qu’il nomme " programme inoffensif ". Il raconte des histoires sans toucher à la politique, notamment dans l’émission " bu topragin sesi [la voix de cette terre] " sur TRT. Il revient à ses premiers amours au milieu des années 2000. On lui offre un espace de critique politique sur ART, affiliée à TRT. Il peut à nouveau faire de la satire à travers des personnages " Nous faisions un programme politique très dure. A cette époque, Tayyip Erdogan était premier ministre, mais il n’était pas si dur qu’aujourd’hui. A vrai dire, il n’avait pas autant de pouvoir. Et sans le pouvoir, il ne pouvait rien vous faire à cette époque "
En 2008, l’affaire Ergenekon éclate [nom d’un présumé réseau criminel turc qui serait composé de militants de l’extrême droite ainsi que de la gauche républicaine, d’officiers de l’armée et de la gendarmerie, de magistrats, de mafieux, d’universitaires et de journalistes], le directeur de la chaine supprime son émission et le comédien est remercié. En 2010, il est aussi interdit des ondes.
Depuis quelques années Turgay Bey est privé du petit écran et de la radio, Qu’à cela ne tienne, il trouve une autre moyen pour s’exprimer artistiquement et faire rire le public. Les réseaux sociaux, Facebook, Instagram seront sa porte d’entrée.
Lors d’un long séjour aux Etats Unis, il a la nostalgie de son pays, il continue à suivre l’actualité turque, c’est comme une seconde nature, il décide de passer au plus petit format, il réalise des vidéos, des sketchs d’improvisation comme à la télé mais en l’adaptant aux téléphones portables. Il reprend du poil de la bête " ça a suscité l’intérêt des gens, il y a eu pas mal de fans, un bon dialogue s’est créé, et depuis je continue à faire des vidéos " se réjouit-il. Entre temps on lui propose de s’occuper du conservatoire municipal d’Avcilar (un district d’Istanbul), il exerce en tant que professeur de théâtre
Deux jours avant la tentative du coup d’état, le premier ministre turc Binali Yildirim a fait une déclaration en s’adressant aux élus " les amis nous sommes tellement bien que les gens vont aux urgences non pas pour se soigner mais pour se marier ". Suite à cette info, il réalise une vidéo, il campe le rôle d’un médecin proxénète. Certains l’ont pris au premier degré " Beaucoup ont pensé que j’étais vraiment médecin ". La vidéo est devenue virale. Le nombre de vue a augmenté à une vitesse incroyable " en 2,3 jours 250 000 personnes l’ont vue,… mon sketch a été vu par des millions "
Le regard de l’artiste sur la politique
" La politique c’est le sens même de la vie ; ne pas percevoir
son salaire, être victime d’un viol, la violence subie,
tout le monde devrait s’occuper de politique "
La politique : une affaire publique
Il estime à gauche comme à droite, la politique est devenue plus une affaire de marketing, les politiciens sont plus dans la chasse aux voix. Il voit une radicalisation aussi bien dans le nationalisme que l’islamisme " dans la tenue vestimentaire, dans des jours particuliers, mettre la pression aux gens, la réduction des libertés, la pression du quartier. La politique s’est salie "
Pour lui, la société doit impérativement se préoccuper de la politique, dans ce sens il pourrait se rapprocher de la définition donnée, par la philosophe Hannah Arendt , nostalgique du modèle de la cité grecque " une parole libre qui peut exister dans l’espace public où une pluralité d’hommes libres (citoyens) peut échanger une pluralité d’idées dans une confrontation libre (modèle de l’assemblée, l’ecclesia grecque) "
" La politique c’est le sens même de la vie ; ne pas percevoir son salaire, être victime d’un viol, la violence subie, tout le monde devrait s’occuper de politique. Il ne faut pas laisser la place vide autrement on va régenter votre vie. Un artiste n’est pas obligé d’être politique mais il doit s’y intéressé. Si vous n’avez pas des références vous ne pouvez pas comprendre. Nous en avons besoin. Actuellement les artistes n’ont pas de références, enfin leur référence est l’argent et la gloire ! En occident c’est aussi la même chose, ils vivent aussi dans cette culture populaire mais il y a beaucoup plus d’hypocrisie "
Regard sur les Turcs
" il aime beaucoup dépenser,
nous aimons beaucoup dépenser,
un Turc ne peut pas être capitaliste "
Les Turcs : un peuple imprévisible
Il affirme que les Turcs sont perçus par les occidentaux comme des orientaux, ce qui parait naturel car " Ce sont nos voisins de toute façon. Nous avons des influences avec les arabes, avec les grecs, les russes, les kurdes. Mais il est très difficile d’expliquer comment est le peuple turc ".
Il relate une anecdote, un professeur de cybernétique explique qu’on peut catégoriser les peuples, excepté les Turcs "Aujourd’hui on est comme ça, demain on sera autrement. Le peuple que nous nommons moutons ces temps-ci, il a quand même fait la guerre d’indépendance. Il est indépendant ".
" Les Turcs sont dans une pensée de l’instant, de l’immédiateté. Le peuple turc ; il n’est pas dans la culture de l’accumulation, il aime beaucoup dépenser, nous aimons beaucoup dépenser, un Turc ne peut pas être capitaliste ".
Concernant la situation en Turquie ; son optimisme commence à battre de l’aile. Comme beaucoup d’intellectuels turcs, il explique que la société vit dans un quotidien incertain "On ne sait pas vraiment ce qui se passe, on ne peut que spéculer. On n’a pas les données, On ne sait pas qui on a en face, on ne se reconnait plus soi-même. Je pense que d’un point de vue moral, c’est très négatif, ça m’attriste. On n’attache pas d’importance au savoir, à la culture, à l’art. Et ceux d’en haut, les dirigeants encouragent l’ignorance ".
Son analyse est inquiétante, voire alarmante " perte d’estime de soi paranoïa, schizophrénie sociale ". Les termes employés traduisent le malaise ressenti par le comédien
C’est pourquoi, il estime qu’un nouveau " langage " est nécessaire pour sortir de ce marasme
Regard sur le chef d’Etat Turc
Le regard qu’il porte sur Recep tayyip Erdogan est assez surprenant et intéressant. Il vient aussi briser les descriptions de la plupart des experts et pseudo experts de la Turquie
" Il [Erdogan] est plutôt du genre si t’as pas d’argent tu vends, ce qui n’a rien à voir avec le libéralisme, ça ne rentre pas dans le champ économique. En fait, en fonction de la situation il avise. Il est très pragmatique. Il n’y a pas de référence, c’est quelqu’un de très intelligent. Par exemple le comportement électoral est différent entre l’occident et ici, de son point de vue, ce qu’il fait est juste. Il estime qu’avec le système présidentiel qu’il va mettre en place il va pouvoir récolter plus de voix. Et il a besoin des nationalistes, d’où le ralliement du MHP "
Il est impossible de discuter de politique sans faire référence à une figure incontournable de la Turquie, son père fondateur Mustafa Kemal Atatürk
" Dans son monde, toutes les catégories de la société sont pensées
et trouvant une solution pour tous "
ATATURK
Il en parle avec beaucoup de respect, d’admiration et surtout de reconnaissance
" Un grand fédérateur. IL a réussi à faire vivre dans un même territoire des groupes très différents les uns des autres. Atatürk a réfléchi à un système permettant de rassembler et d’unir cette mosaïque de groupes. Il a préparé et a mis en place les instruments nécessaires pour sa réalisation ; Unifier avec les différences idéologiques comportementales. C’est un homme qui aime son pays, qui aime son peuple, qui aime les gens, un grand visionnaire. Il a tout préparé et nous l’utilisons encore. Au lendemain de la guerre, avec un pays, un peuple fatigué, il crée le conservatoire, faut le faire ! Il va aussi créer des fermes. Il a pensé à tout le monde, aussi bien à l’artiste qu’au villageois. Dans son monde toutes les catégories de la société sont pensées ; pensant à tout le monde et trouvant une solution pour tous. Je vois en face de moi un bon mathématicien, un grand commandant, le premier politicien, un grand dirigeant, c’est indiscutable ! "
Cependant il explique aussi pourquoi le héros de la guerre d’indépendance est décrié
" Vous détruisez un système impériale de 600 ans avec ses valeurs. Vous passez d’un système de sujet du sultan à citoyen. La coupure entre être sujet et être citoyen n’est pas évidente. C’est une notion très importante. Ça ne se fait pas en une centaine d’année il faut laisser le temps de murir. Très peu comprennent cette notion de citoyenneté. Atatürk a offert cette citoyenneté, en prônant l’égalité. Mais il ne suffit pas de le dire. Il y a encore des personnes qui veulent être sujet du sultan. C’est une république très jeune, on ne peut pas vraiment se prononcer. Quand on a fait la révolution, on a aussi coupé des bonnes choses, mais on ne regarde ni à gauche, ni à droite mais il fallait le faire. Il l’a fait et il a réussi. Mais cela ne signifie pas que tout le monde a compris. Il y a la révolution et l’évolution, nous devons être dans l’évolution actuellement "
Turgay Yildiz a soulevé un point essentiel, le passage de la condition de sujet à celle de citoyen. Sans l’éducation, la culture et l’art nous ne parviendrons pas à devenir des citoyens à part entière.