« L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. »
François de La Rochefoucauld, Maximes.

Le maire de Villeurbanne, M. Bret, est d’une clairvoyance extraordinaire. Il décide de faire liste commune avec les Verts. Il demande à une des candidates désignées par ce parti de « reconnaître le génocide » arménien. Cette personne a un nom turc ; elle se serait appelée Jeannine Dupont, la même question lui aurait été posée, à n’en pas douter. Cette personne s’exécute. Ce n’est pas assez pour M. Bret : il lui demande se répéter devant la « communauté arménienne » de Villeurbanne. Elle s’exécute de nouveau. Ce n’est toujours pas assez pour M. Bret, qui exige alors une « reconnaissance » écrite.

La chasse au « négationniste »

Pour M. Bret, toute personne contestant que le sort des Arméniens en 1915-1916 puisse constituer un génocide est, dit-il « négationniste » — même si cette contestation ne remet nullement en cause les souffrances individuelles et l’ampleur des divers crimes. Le moindre soupçon à ce sujet ne peut entraîner que les sanctions les plus sévères, les plus exemplaires. M. Guenter Lewy, professeur honoraire de sciences politiques à l’université du Massachussetts, qui a fui l’Allemagne nazie, encore adolescent, avec sa famille en 1939, est donc « négationniste ».

« Les trois piliers des revendications arméniennes, visant à classer les pertes subies pendant la Première Guerre mondiales comme génocide, ne parviennent pas à étayer l’accusation selon laquelle le régime jeune-turc a organisé les massacres. D’autres prétendues preuves d’un plan d’anéantissement ne valent pas mieux.

Appliquer ou non le terme génocide à des évènements s’étant produits voici presque un siècle peut sembler peu important à de nombreux historiens, mais cette application — ou non — garde une grande importance politique. Les Arméniens et leurs partisans, comme les nationalistes turcs, ont formulé des revendications et défendu leur cause au prix d’une simplification de la réalité historique, complexe, et en ignorant des preuves cruciales, qui conduiraient à une représentation plus nuancée du passé. Des universitaires de profession ont fondé leur position sur des travaux antérieurs, ignorant souvent l’interprétation malhonnête des sources primaires que ceux-ci comportaient. Sur fond d’enjeux politiques majeurs, les deux parties ont cherché à réduire au silence les opposants à leurs vues, et à empêcher une confrontation de toutes les thèses en présence [1]. »

Les historiens spécialisés dans l’histoire ottomane, et dont la renommée est internationale, sont donc tous « négationnistes », notamment MM. Bernard Lewis (juif), Stanford Jay Shaw (de confession israélite), et Gilles Veinstein (né en 1945, à Paris, dans une famille juive).

 « Pendant le reste de la [Première Guerre mondiale], une grande partie de la population arménienne fut tuée, ou s’enfuit. [...] Les Arméniens affirment que ces morts sont le résultat d’une politique génocide mise en œuvre par le gouvernement ottoman. […] Les minutes du conseil des ministres ne confirment pas cela, elles montrent plutôt la volonté manifeste d’enquêter et d’améliorer une situation où six millions de personnes (Turcs, Grecs, Arabes, Arméniens, Juifs et autres) furent tués par une combinaison de révoltes, attaques de bandits, massacres et contre-massacres, famines et maladies, aggravées par de brutales invasions étrangères, lors desquelles toutes les populations de l’empire, musulmans et non-musulmans, ont compté des victimes et des criminels. […] Après la révolution [russe], une trêve a été signée entre la République et l’Empire ottoman, mais les unités arméniennes ont alors commencé un massacre généralisé des paysans turcs résidant encore dans le Caucase méridional et l’Anatolie orientale, où se trouvaient plus de 600 000 réfugiés, s’ajoutant aux 2 295 705 Turcs vivant dans les provinces d’Erzurum, Erzincan, Trabzon, Van et Bitlis après la guerre [2]. »

 « 1) Il n’y a eu aucune campagne de haine visant directement les Arméniens, aucune démonisation comparable à l’antisémitisme en Europe.

2) La déportation des Arméniens, quoique de grande ampleur, ne fut pas totale, et en particulier elle ne s’appliqua pas aux deux grandes villes d’Istanbul et d’Izmir.

3) Les actions turques contre les Arméniens, quoique disproportionnées, n’étaient pas nées de rien. La peur d’une avancée russe dans les provinces orientales ottomanes, le fait de savoir que de nombreux Arméniens voyaient les Russes comme leurs libérateurs contre le régime turc et la prise de conscience des activités révolutionnaires arméniennes contre l’Etat ottoman : tout cela contribua à créer une atmosphère d’inquiétude et de suspicion, aggravée par la situation de plus en plus désespérée de l’Empire et par les névroses — ô combien habituelles — du temps de guerre. En 1914, les Russes mirent sur pied quatre grandes unités de volontaires arméniens et trois autres en 1915. Ces unités regroupaient de nombreux Arméniens ottomans, dont certains étaient des personnages publics très connus.

4) La déportation, pour des raisons criminelles, stratégiques ou autres, avait été pratiquée pendant des siècles dans l’Empire ottoman [3]. »

 « Deuxième point : il y eut aussi de très nombreuses victimes parmi les musulmans tout au long de la guerre, du fait des combats mais aussi des actions menées contre eux par des Arméniens, dans un contexte de rivalité ethnique et nationale. S’il y a des victimes oubliées, ce sont bien celles-là, et les Turcs d’aujourd’hui sont en droit de dénoncer la partialité de l’opinion occidentale à cet égard. Est-ce parce qu’il ne s’agissait que de musulmans qu’on les néglige, ou bien parce qu’on estimerait implicitement que le succès final de leurs congénères les prive du statut de martyrs ? Quel regard porterions-nous donc sur les mêmes faits, si les choses avaient tourné autrement, si les Arméniens avaient finalement fondé, sur les décombres ottomans, un État durable en Anatolie ?

Mais le dernier point, crucial, du débat, par ses implications juridiques et politiques, est de savoir si les massacres perpétrés contre les Arméniens le furent sur ordre du gouvernement jeune-turc, si les transferts n’ont été qu’un leurre pour une entreprise systématique d’extermination, mise en oeuvre selon des modalités diverses, mais décidée, planifiée, téléguidée au niveau gouvernemental, ou si les Jeunes-Turcs furent seulement coupables d’avoir imprudemment déclenché des déplacements qui finirent en hécatombes. Le seul fait de poser la question peut sembler absurde et scandaleux. Il est vrai que l’implication étatique est un préalable à la pleine application à la tragédie arménienne du terme de génocide, tel qu’il a été forgé en 1944 et défini par le procès de Nuremberg et la convention des Nations Unies de 1948.

Il faut pourtant admettre qu’on ne dispose pas jusqu’à présent de preuve de cette implication gouvernementale [4]. »

De même, sont à ranger parmi les « négationnistes », M. le professeur Eberhard Jäckel, l’un des plus grands spécialistes du nazisme [5], le gouvernement britannique [6], le gouvernement allemand [7], le gouvernement espagnol, le Parlement israélien [8], le Parlement bulgare [9] et le prix Nobel de la Paix Shimon Pérès [10].

Des esprits chagrins diront que M. Bret n’a mené qu’une misérable opération politicienne, dont les méthodes rappellent fâcheusement les procès inquisitoriaux : l’hérétique se repent en public, et se voit exclu de la communauté s’il persiste dans l’hérésie. Osons clamer la vérité, haut et fort : M. Bret est un génie — un génie méconnu. Bien qu’il n’ait jamais fait d’études d’histoire (comme tant d’autres « spécialistes » autoproclamés de l’histoire ottomane, tels le chirurgien Yves Ternon), il a réussi à démasquer le « négationnisme » là où il se trouve : au sein de la recherche scientifique, reconnue comme telle, et dans les gouvernements des principaux alliés de la France. Ce génie ne saurait être assez loué.

Les chers amis de M. Bret

Pensez donc ! Il doit déjà affronter l’hydre turque, mais il lui faut en plus se méfier de ses amis. M. Bret entretient en effet les meilleures relations avec la section locale Fédération révolutionnaire arménienne (FRA-Dachnaktsoutioun). Car, aussi étonnant que cela puisse paraître, ce parti étranger (ou pour être tout à fait exact sa branche de jeunesse) possède une section villeurbannaise, de même d’ailleurs qu’une section parisienne, lyonnaise, marseillaise, niçoise, et une autre à Décines, située, comme Villeurbanne, dans la banlieue lyonnaise. Si un lecteur de Turquie européenne connaît une section du PS dans la banlieue de Munich, Milan, ou Édimbourg, qu’il écrive à l’association, qui transmettra.

L’héroïque et clairvoyant M. Bret réussit un tour de force : rester un irréprochable démocrate, tout en étant l’ami des membres locaux de la FRA. En effet, la FRA a « élevé le terrorisme au rang de pratique sacro-sainte [11] ». La liste des principaux actes terroristes de la FRA comprend :

 la première prise d’otages de l’époque contemporaine, celle qui eut lieu à la Banque ottomane (Istanbul), le 26 août 1896, dans le but déclaré (et réussi, hélas, au-delà de toute espérance) de susciter des violences antiarméniennes, prétexte à l’intervention encore accrue des grandes puissances dans l’Empire ottoman [12] ;

 l’attentat raté contre le sultan Abdülhamid II, en 1905, qui coûta la vie au fondateur de la Dachnaktsoutioun, Christapor Mikaelian, mort en manipulant la bombe qu’il préparait [13] ;

 l’assassinat de Bedros Kapamaciyan, maire arménien de Van, le 10 décembre 1912 [14] ;

 le massacre de nombreux civils musulmans, entre 1914 et 1922 [15] ;

 l’assassinat de l’archevêque Léon Tourian, chef de l’Église arménienne pour le continent américain, à New York, le 24 décembre 1933 [16] ;

 une série d’attentats entre 1973 et 1985, parmi lesquels l’attentat suicide de Lisbonne, le 27 juillet 1983, commémoré chaque année par la FRA [17] ;

 le double attentat du 1er août 1993, contre Viktor Polianitchko (haut fonctionnaire russe) et le général ossète Safonov [18] qui a valu, à la FRA d’être interdite en Arménie, jusqu’à l’élection de M. Kotcharian, un de ses amis, à la présidence de la République [19].

Le lourd dossier du parti dachnak ne se limite pas à ces activités terroristes, il comprend également l’activisme pronazi de certains de ses membres les plus éminents, activisme jamais désavoué, mais au contraire glorifié, jusqu’à nos jours, par la direction de la FRA. Hairenik, organe du parti dachnak aux États-Unis, a affiché son soutien sans faille et sa pleine adhésion idéologique au nazisme. L’édition du 17 septembre 1936 affirme ainsi :

« Et vint Adolf Hitler, après des combats dignes d’Hercule. Il parla de la race au cœur vibrant des Allemands, faisant ainsi jaillir la fontaine du génie national. »

Un mois plus tôt, le 19 août exactement, Hairenik n’hésitait pas à écrire :

« Il est parfois difficile d’éradiquer ces éléments nocifs [les Juifs], quand ils ont contaminé jusqu’à la racine, telle une maladie chronique, et quand il devient nécessaire pour un peuple [en l’occurrence les Allemands, ou plutôt les nazis] de les éliminer par une méthode peu commune, ces tentatives sont considérées comme révolutionnaires. Au cours d’une telle opération chirurgicale, il est naturel que le sang coule. Dans de telles conditions, un dictateur apparaît comme un sauveur. »

D’autres membres de la FRA ne sont pas contentés de soutenir le Troisième Reich par des mots : ils lui ont fait le don de leur personne. Ainsi, le général Ganayan (ou Kanayan, selon la transcription de l’alphabet arménien en alphabet latin), plus connu par son surnom, Dro, a-t-il formé et dirigé le 812e bataillon arménien de la Wermacht, dont le principal fait d’arme fut la rafle de Juifs, en URSS occupée [20]. Dro repose depuis 2000 dans un mausolée, inauguré par le président Kotcharian [21]. Dans un éditorial d’avril 2001, Hairenik range le général Dro parmi les « héros » du peuple arménien [22], manifestant ainsi sa parfaite continuité avec la ligne pronazie des années 1930. M. Vahan Hovhannesian, candidat de la FRA à l’élection présidentielle en Arménie, considère également Dro comme un « héros » [23].

Il va de soi que M. Bret a demandé à tous ses amis de la FRA de reconnaître, puis de condamner, oralement puis par écrit, l’ensemble de ses crimes. Il va de soi que M. Bret est forcément aussi « engagé » pour la « reconnaissance » du « génocide arménien » que pour la « reconnaissance » des nombreux crimes de la FRA, des années 1890 à nos jours.

Comment ? Vous n’avez pas lu, entendu, ou vu cela dans les médias, mais alors pas du tout ? Ce ne peut être qu’une omission de leur part. Pensez donc, un génie comme M. Bret ne peut pas passer à côté de tels faits.