L’écrivain d’origine turque et qui vit en France, Nedim Gürsel, partage avec nous ses inquiétudes mais également son optimisme concernant l’Union européenne, la Turquie et leur avenir commun.
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C’était en décembre 1999, quelques jours avant le sommet d’Helsinki, qui allait décider du sort européen de la Turquie. Je me trouvais à Venise, plongé dans l’écriture de mon roman Les Turbans de Venise, dont le personnage principal, l’historien de l’art Kâmil Uzman, recherche les traces de la présence ottomane qu’ont léguées des siècles de peinture.
A la Bibliothèque Correr, je venais de découvrir des documents relatant le voyage de Gentile Bellini à Istanbul. Le peintre officiel de la Sérénissime était invité par la Sublime Porte pour faire le portrait de Mehmet II, conquérant de Byzance. Je voulais insérer dans le roman le récit imaginaire de ce voyage, tout en soulignant l’aspect irrationnel de la peur qui s’était emparée des Européens après la chute de Constantinople. Gentile aurait dû partir à Istanbul avec plein de préjugés sur les Turcs, mais trouver là-bas des gens aussi civilisés qu’en Europe.
Je voulais en fait mettre l’accent, à travers ces deux voyages faits avec cinq siècles d’écart (celui de Kâmil Uzman à Venise et celui de Gentile Bellini à Istanbul) sur la rencontre de l’Orient et de l’Occident. Certes, il y avait eu beaucoup de conflits entre ces deux mondes, mais aussi quelques échanges, dont ce portrait du Conquérant exécuté à Istanbul par un peintre vénitien et que nous pouvons admirer aujourd’hui à la National Gallery de Londres. Il faisait froid, j’étais seul et l’acqua alta m’empêchait parfois de sortir du studio sinistre que j’avais loué, comme mon personnage dans le roman.
C’est dans ce contexte que j’ai reçu une invitation d’une petite ville du sud de l’Italie pour participer à une réunion sur la Turquie. J’ai tout de suite saisi l’occasion, non pas pour plaider la cause de mon pays, candidat à l’Union européenne, mais pour retrouver le soleil. Car je pensais qu’au moins nous avions partagé ce même soleil avec certains pays européens, eux aussi riverains de la Méditerranée comme la Turquie. Je pensais que la Mare nostrum des Romains était également notre mer.
Avant la réunion, les organisateurs m’ont emmené, avec les autres participants, à Otrante, où nous avons visité le mémorial érigé à la mémoire des victimes de la ville massacrées par les Turcs. En effet, Gedik Ahmet Pacha, le grand vizir de Mehmet II, avait débarqué sur cette côte pour envahir l’Italie, mais il avait échoué. Et une fois le traité de paix signé, le sultan avait demandé à la République de la Sérénissime un peintre pour faire son portrait, malgré l’interdiction de l’image dans l’islam.
A la veille du sommet d’Helsinki, devions-nous parler davantage du voyage de Bellini ou du massacre "des innocents d’Otrante" dont les ossements étaient exposés dans une vitrine avec l’inscription suivante en dialecte local : "Mamma li Turchi !" ("Maman, voilà les Turcs !") ? Moi, j’ai préféré parler du peintre et de son modèle comme une allégorie de la rencontre des deux civilisations qui avaient fini par devenir complémentaires et non antagonistes. Je dois dire que ce n’était pas le cas de tout le monde. Certains avaient insisté pour parler des horreurs commises par les Turcs, comme si les Européens ne s’étaient jamais massacrés entre eux.
Curieusement, au lieu de s’atténuer, ce discours sur les Turcs massacreurs est devenu redondant au fur et à mesure que la candidature de la Turquie a cessé de paraître hypothétique aux yeux des Européens. On a entendu un commissaire européen dire que l’adhésion de la Turquie "effacerait la victoire des Habsbourg à Vienne en 1683", ou encore, on a pu lire sous la plume de Jean-Claude Casanova, à la veille du Conseil européen de décembre 1997, que le statut de candidat à l’adhésion devait être refusé à la Turquie pour la simple raison que les Turcs et les Européens n’avaient pas la même mémoire de la bataille navale de Lépante.
Tout d’abord, il faut savoir que cette bataille eut lieu en 1571, et puis il faut se demander si les Français et les Allemands ont la même mémoire de Verdun.
Aujourd’hui, la France que je considère comme ma seconde patrie a un autre visage : celui d’un pays qui prêche à travers la majorité de sa classe politique et de son opinion publique le rejet et le repli sur soi. Or, toute tentative de construction d’une identité basée sur l’exclusion de l’autre parce qu’il est différent s’est soldée en Europe par de grandes tragédies.
Quand on est sûr de soi, on ne ressent pas le besoin d’affirmer son identité. Alors, la France perdrait-elle confiance en elle-même ? D’ailleurs "l’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence", comme dit Amin Maalouf dans son livre Identités meurtrières (Grasset, 1998), dont le titre me paraît tout à fait significatif à cet égard. L’affirmation agressive d’une identité pourrait en effet être "meurtrière". Car les identités peuvent d’autant moins se figer comme des systèmes d’exclusion mutuelle qu’elles ne sont jamais closes.
Certes l’élargissement de l’Europe vers sa périphérie se fait progressivement, mais la probabilité de l’adhésion de la Turquie réveille les vieux démons que je croyais disparus à jamais, surtout en France, où vit une communauté turque importante avec ses nombreux intellectuels et artistes. On dirait qu’en plus de ses lacunes en matière de démocratie et de droits de l’homme la Turquie fait peur, qu’elle réveille les vieux fantasmes ancrés dans l’inconscient collectif comme celui de "l’arbre solitaire", une vieille légende byzantine qui appelle les chrétiens à repousser le Grand Turc jusque-là d’où il est venu, c’est-à-dire jusqu’aux "limites du monde civilisé" où se trouve cet arbre.
Or c’est justement à partir de cette limite que l’idée d’une Europe multiculturelle me semble intéressante. Pour échapper à ce rejet, à la clôture de l’identité, je dirai que sans un Pessoa ou un Andric la culture européenne ne serait peut-être pas ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Pourtant, ces grandes figures de la littérature universelle doivent leur existence à la périphérie de l’Europe et non à son centre. Le rêve d’une Europe pluriethnique et multiculturelle, riche de sa périphérie, notamment au travers des écrivains comme Nazim Hikmet et Yasar Kemal, se réalisera-t-il un jour ? Pour calmer les turco-sceptiques, il vaudrait mieux ne pas répondre à cette question, mais leur dire : "Nous ne sommes peut-être pas comme vous nous voyez, mais nous sommes comme nous vous voyons."
Ainsi aurai-je regardé et lu à l’envers le fameux dessin de Plantu (Le Monde du 9 novembre 2002) où l’on voit Valéry Giscard d’Estaing dans son habit d’académicien avec une épée et entouré de ses collaborateurs. Il leur dit à propos des Turcs rassemblés devant une mosquée mais habillés à l’européenne : "Ils ne nous ressemblent pas." Et tout en bas, fier sur sa monture mais presque invisible, un Turc enturbanné porte son regard curieux sur ces drôles d’Européens. D’ailleurs tout n’a-t-il pas commencé, du moins en France, avec le pavé que Giscard a jeté dans la mare en déclarant : "La Turquie est un pays proche de l’Europe, un pays important, qui a une véritable élite, mais ce n’est pas un pays européen. (...) Sa capitale n’est pas en Europe, elle a 95 % de sa population hors d’Europe, ce n’est pas un pays européen." Mais la capitale d’un pays désormais européen, Nicosie, ne se trouve-t-elle pas sur la même longitude qu’Ankara et à vingt minutes à vol d’oiseau de Beyrouth ? Ce qu’affirme Giscard d’Estaing n’est pas vrai puisque plus de 20 millions de Turcs vivent sur ces 5 % du territoire européen dont l’agglomération d’Istanbul, jadis la capitale des sultans mais aussi celle de Byzance, qui sera en 2010 capitale culturelle de l’Europe.
En Europe ou en Asie, la Turquie est surtout pour moi notre maison de famille où je vais souvent. Elle se trouve sur la rive asiatique du Bosphore, face à la forteresse de Roumélie construite par Mehmet II, que nous appelons le Conquérant. A côté, tout près de mon balcon qui surplombe le détroit, se dresse un autre monument plus récent mais aussi emblématique de la ville d’Istanbul.
C’est le second pont sur le Bosphore. Bien qu’il soit construit par les Japonais, il porte le nom du "Conquérant" et relie les deux rives, à l’image de l’écrivain que je suis, qui n’habite pas vraiment une ville, mais deux langues. Cette double appartenance n’est pas facile à vivre, tout comme ce "désir d’Europe" qui nous habite, nous les Turcs, venus de l’Asie lointaine pour continuer notre longue marche vers l’Europe, sans jamais l’atteindre.
Mon pays, où les ponts sont considérés comme des monuments sacrés - car on croit, comme dans Le Pont sur la Drina (Belfond, 1994), d’Ivo Andric, que leurs fondements sont arrosés de sang humain -, est aujourd’hui en cours de négociation avec l’Union européenne et veut y entrer. Il frappe à la porte de l’Europe et ne cesse de rappeler à chaque occasion son attachement aux valeurs démocratiques et à la liberté d’expression, même s’il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine.
Un procès est actuellement en cours à propos de mon dernier roman, Les Filles d’Allah, paru, en Turquie, en mars 2008. Je suis jugé pour avoir "dénigré les valeurs religieuses" selon l’article 216 du code pénal turc, qui prévoit une peine allant de six mois à un an de prison. Il s’agit d’un délit d’opinion, d’une atteinte grave à la liberté d’expression et de création, surtout dans une république qui se dit laïque. Peu importe, j’ai désormais confiance en la justice de mon pays et j’espère que le jour où il intégrera l’Union européenne, il n’y aura plus de procès de ce genre.
Nedim Gürsel, Ecrivain. Né en 1951 à Gaziantep en Turquie, Nedim Gürsel est écrivain et directeur de recherche au CNRS.
Source : lemonde.fr