ATATÜRK par Ayten AKGÜRBÜZ

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Rıfat Börekçi, religion et raison

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Rıfat Börekçi, religion et raison

Le président du Diyanet, la direction des Affaires religieuses de Turquie, Ali Erbaş, pilonne avec une rare violence la laïcité dans quasiment chacune de ses allocutions publiques !

Depuis la création de cette institution en charge de la gestion du culte sunnite turc par Atatürk, jamais son dirigeant ne s’était érigé en brandon de discorde anti-républicain. Ali Erbaş a notamment déclaré, avec sa fougue islamiste fielleuse, « nous allons sauver l’humanité qui patauge dans la fange de la laïcité ». Rien que ça !

L’historien Sinan Meydan a mis en exergue l’attitude acrimonieuse d’Ali Erbaş, l’actuel président du Diyanet, avec la clairvoyance exemplaire de Mehmet Rıfat Börekçi, le tout premier président du Diyanet.

Je vous soumets une traduction ci-dessous de l’article de Sinan Meydan paru dans le quotidien Sözcü le 2 octobre 2021.


TRADUCTION
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LA RESISTANCE MALGRÉ LA PAUVRETÉ !

Rıfat Börekçi qui officie en qualité de mufti d’Ankara depuis le 25 novembre 1908 s’engage dans la Résistance aux côtés d’Atatürk dès les premières heures de l’occupation de la Turquie.
Seulement, deux Turquie s’opposent ! Une Turquie collaborationniste et une Turquie résistante. A Istanbul, le gouvernement du sultan-calife obéit docilement à l’occupant britannique tandis qu’à Ankara, Atatürk et les rebelles prennent les armes. Pourtant, ces derniers souffrent d’une pénurie dramatique. Clairement, tout manque ! La pauvreté fait rage. Atatürk tente de cristalliser la résistance lors des Congrès d’Erzurum puis de Sivas alors que la disette sévit et la population turque notamment en Anatolie souffre. Lors du voyage retour de Sivas à Ankara, Atatürk et la délégation turque ne disposent en tout et pour tout que de 20 œufs, 1 morceau de fromage et 10 boules de pain. [1].

L’historien Uluğ İğdemir en page 29 de son livre “A travers les années” souligne la très précieuse contribution financière de Rıfat Börekçi : « Le mufti Rıfat Efendi a remis 1200 livres à Atatürk. ». En ces temps de grande pénurie, Rıfat Börekçi mobilise tous les commerçants et artisans d’Ankara et collecte 46 500 livres pour la Résistance. Le mufti dans un patriotisme, sans limites, va jusqu’à faire don à la Résistance de la totalité de leurs économies de couple réservées pour leurs futures obsèques, celles de son épouse Semiha Hanım et les siennes ! Tout le saint-frusquin y passe. [2].

Cette somme sert également à constituer le premier budget de la Grande Assemblée nationale de Turquie qui est créée et inaugurée le 23 Avril 1920 par Atatürk. L’homme de religion Rıfat Börekçi verse 5 068 livres au profit de la Société de protection juridique rattachée à la Grande Assemblée nationale de Turquie [3]
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LE MÜFTI QUI SE REBELLE CONTRE LE CALIFE

Devant la soumission obsessionnelle à l’occupant par le gouvernement du Grand vizir Damat Ferit et son représentant à Ankara, le préfet Muhittin Pasha qui file doux, les Ankariens réagissent avec force et déclarent « ne plus reconnaître le Sultan et son gouvernement » [4].

Cet acte signifie clairement que le mufti, jurisconsulte musulman, s’est rebellé contre le calife, commandeur des musulmans, et a récusé son autorité au nom des intérêts supérieurs de la nation.

Ainsi, Rıfat Börekçi rejoint publiquement et officiellement les rangs de la Résistance turque derrière Atatürk.

D’ailleurs, le 29 octobre 1919, il devient le président de la Société de protection juridique. Plus tard, Rıfat Börekçi contribue à la création d’un régiment de volontaires à Ankara.

A cette période, le gouvernement collaborationniste d’Istanbul nomme un nouveau préfet à Ankara, Ziya Pasha. Avec énergie, le mufti patriote Rıfat Börekçi s’oppose à sa venue. Celui-ci est obligé de rebrousser chemin d’Eskişehir [5].

Dans son Nutuk, Atatürk fait l’éloge du mufti Rıfat Börekçi le citant en exemple de résistant pour la libération du pays.

Le 27 décembre 1919, lorsqu’Atatürk revient à Ankara, le mufti l’accueille et lui fait allégeance dans sa lutte pour sauver la patrie.

Plus tard, le mufti Rıfat Börekçi siège à la 1ère législature de la Grande Assemblée nationale en qualité de député de Muğla. Ensuite, pour contribuer à l’entreprise de modernisation d’Atatürk, il est élu membre éminent de la délégation d’orientation pour la formation et la sensibilisation du peuple. Il aide également à écraser la rébellion islamiste de Beypazarı. [6].

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FACE A LA FEVTA DE “TRAHISON”, LA FETVA DE LA RÉBELLION

Le sultan-calife Vahdettin signe l’infâme traité de Sèvres « l’acte d’assassinat du peuple turc » et, le 11 avril 1920, son cheikh ul-Islam Dürrizade Abdullah Bey promulgue une fetva de mort contre Mustafa Kemal Atatürk et les combattants turcs qui résistent à l’envahisseur. Cette fetva provoque de nombreux soulèvements islamistes dans le pays.

Les dirigeants de la Résistance à Ankara décident alors de combattre cette ignoble fetva par une autre fetva. Ainsi, sous la direction de mufti Rıfat Börekçi, un groupe composé de 5 muftis, 9 maîtres de théologie, 1 directeur de médersa et 6 enseignants de religion prépare une fetva de rébellion.

Cette contre-fetva appelle à la résistance face à l’envahisseur et annihile la fetva de mort contre Atatürk et les rebelles. Elle est renforcée par la contribution de 155 muftis et hommes de religion. Le 16 avril 1920, cette fetva « patriotique » est notifiée à toutes les autorités religieuses du pays. La presse résistante publie la fetva en première page.

Selon le gouvernement collaborationniste d’Istanbul, le mufti Rıfat Börekçi est désormais un homme à abattre ! Le 8 juin 1920, la Cour martiale d’Istanbul condamne Rıfat Börekçi à la pendaison et à la confiscation de tous ses biens. Avec lui, 16 autres illustres résistants comme Ismet Pasha écopent de la même peine capitale. Ce sont les mêmes juges qui ont condamné précédemment Atatürk et ses fidèles compagnons de la Résistance !

Ces condamnations à la peine de mort sont validées par le sultan Vahdettin en personne le 15 juin 1920 [7]. C’est la première fois dans l’histoire du sultanat-califat ottoman qu’un monarque condamne un mufti à la peine de mort. [8]

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LA RÉPUBLIQUE, LA RELIGION ET RIFAT BÖREKÇI

Avec la loi 429 votée le 3 mars 1924 la “Direction de la charia et des fondations” mute et devient “Diyanet : la Présidence des Affaires religieuses”. Le 4 avril 1924, le mufti Rıfat Börekçi est nommé à sa tête et dirige cette instance religieuse jusqu’à sa mort le 5 mars 1941.
Les madrasas, devenus des foyers obscurantistes, sont fermées avec la loi n°430 de Rationalisation et de modernisation de l’Education du 3 mars 1924.

Selon l’article 4 de cette loi, une faculté de théologie est créée au sein de l’Université d’Istanbul et 29 écoles de formation d’imam voient le jour en 1924. Ces écoles seront fermées en 1930 en raison du manque d’étudiants mais rouverts en 1949. La faculté de théologie, quant à elle, est transformée en Institut d’études islamiques lors de la réforme universitaire de 1933. Cependant, il devait également être fermé en 1936 en raison du manque d’étudiants.

Le premier cours de Coran de la République est ouvert dans la mosquée impériale Suleymaniye dans les années 1930. (Mustafa Kemal Ulusu, Aux côtés d’Atatürk, p. 190.) Entre 1932 et 1937, existent 59 cours officiels de Coran affiliés à la Diyanet, la présidence des Affaires religieuses de Turquie. [9]

Le 25 février 1925, la Grande Assemblée nationale turque missionne la Direction des Affaires religieuses de préparer une interprétation et une traduction du Coran accompagnée d’une source de hadiths et de les distribuer au public. (Un budget supplémentaire de 20 000 livres est octroyé au Diyanet pour ce travail).

Au cours des 15 premières années de la République, les Affaires religieuses, sous la présidence de Rıfat Börekçi, publient en langue turque le Coran, des hadiths, des sermons, et de nombreux autres ouvrages.

Cette haute autorité religieuse prépare notamment 9 ouvrages essentiels relatifs à l’Islam :

  • 1. Elmalılı Hamdi Yazır, « Le langage du Coran » (9 volumes), 1935.
  • 2. Ahmet Naim-Kamil Miras, « La clarté de l’abstrait » (12 volumes), les 4 premiers volumes sont publiés entre 1932-1938.
  • 3. Ahmet Hamdi Akseki, « Leçons d’éthique », 1924, 1926. (La première publication du Diyanet).
  • 4. Ahmed Hamdi Akseki, « Cours de religion pour le soldat », 1925. (Cet ouvrage est amélioré et publié en 1945 avec le titre « Le livre de religion du soldat »).
  • 5. Rıfat Börekçi-Ahmet Hamdi Akseki, « Sermon turc », 1927, 1928.
  • 6. Ahmed Hamdi Akseki, « La religion de l’Islam », 1935.
  • 7. Ahmet Hamdi Akseki, « Exemples de conseils religieux et de sermons aux prédicateurs », 1935.
  • 8. Ahmet Hamdi Akseki, « Mes nouveaux sermons I », 1936.
  • 9. Ahmet Hamdi Akseki, « Mes nouveaux sermons II », 1937.

Entre 1924 et 1950, pendant la période du parti unique, les Affaires religieuses publient un total de 352 000 ensembles de livres religieux et les distribuent à la population. Parmi ceux-ci, 45 000 sont des interprétations du Coran, 60 000 sont des traductions de hadiths de Bukhari (l’une des trois sources de hadiths les plus authentiques) et 247 000 sont différentes œuvres de culture religieuse. [10].

Le but de ces travaux n’était certainement pas de rendre la société religieuse ou athée, mais de fournir une compréhension de la religion. La compréhension est une entreprise « laïque ». Une fois que l’on a compris la religion alors il relève du choix purement personnel de croire ou de ne pas croire. Mais, c’est la compréhension qui doit guider le choix de l’individu. Ce critère de rationalité constitue bien une véritable révolution au sein d’une population qui a vécu jusque-là l’islam en arabe, une langue étrangère donc non-comprise par le Turc. Grâce aux nombreuses publications du Diyanet, la population turque pouvait enfin accéder à la compréhension de sa religion.

Atatürk voulait fonder un pays moderne basé sur la raison et la science. Cependant, ce faisant, il n’est jamais devenu hostile à la religion. Il était en faveur de la liberté de religion et de conscience comme exigence de la laïcité.

Dans les faits, les mosquées étaient ouvertes et quiconque voulait prier pouvait le faire. Les fêtes religieuses ont continué à être célébrées. Ce qui était interdit, ce n’était pas l’islam mais l’islamisme et le sectarisme.

Le combat n’était pas contre l’islam mais contre les superstitions, la cagoterie et l’obscurantisme.

L’actuel président des Affaires religieuses Ali Erbaş ne sait-il pas tout cela ? Ou bien alors, veut-il nous faire boire le calice jusqu’à la lie tant sa radicalisation est impénétrable ?...

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ATATÜRK ET RIFAT BÖREKÇI

En fait, Atatürk était contre les bigots, les faux dévots, les punaises de sacristie, les extrémistes religieux, les auto-proclamés intermédiaires religieux déguisés en imams. Atatürk a toujours témoigné du respect envers le vrai clergé islamique. Son affection et son respect pour Rıfat Börekçi en sont une belle expression. D’ailleurs, Rıfat Börekçi explique : « Quand j’arrivais en présence d’Atatürk, il m’accueillait toujours debout... Quand je lui avouais mon embarras : ’Mon Pacha, je suis gêné par tant d’honneur’, il rétorquait : ’Le respect du clergé islamique est une nécessité de l’Islam’.

Atatürk n’aimait pas les cagots, ces grenouilles de bénitier qui utilisent notre sainte religion comme outil politique pour leurs intérêts personnels. [11].

@Traduit du turc par Özcan Türk
07/12/2021
Source : https://www.sozcu.com.tr/2017/yazarlar/sinan-meydan/ataturkun-yanindaki-muftu-m-rifat-borekci-2032885/


[1Source : Mazhar Müfit Kansu, « Aux côtés d’Atatürk d’Erzurum jusqu’à sa mort », C.2, pp. 484-487

[2Source : Ali Sarıkoyuncu, Atatürk, la religion et les hommes de religion, p. 172.

[3Source : Bayram Sakallı, Ankara et les mouvements nationaux, p. 72

[4Source : Ali Sarıkoyuncu, Atatürk, la religion et les hommes de religion, p. 168.

[5Source : Enver Behnan Şapolyo, Kemal Atatürk et L’Histoire de la Lutte nationale, p. 352.

[6Source : Enver Behnan Şapolyo, Kemal Atatürk et L’Histoire de la Lutte nationale, pp. 353, 371, 372.

[7Source : Enver Behnan Şapolyo, Kemal Atatürk et L’Histoire de la Lutte nationale, p. 191

[8Source : Source : Ali Sarıkoyuncu, Atatürk, la religion et les hommes de religion, p. 191

[9Source : Gotthard Jâschke, L’Islam dans la Nouvelle Turquie. P.75

[10Source : Abdullah Manaz, Les Réformes d’Atatürk et l’Islam, p. 147

[11Source : Ercüment Demirer, Religion, société et Atatürk, p.10

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