Mais pourquoi les Turcs votent-ils pour Recep Tayyip Erdoğan et l’AKP ? : cinq éléments d’explication.
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Le 24 juin, la Turquie va connaître à la fois des élections législatives et le premier tour de son élection présidentielle. Si la victoire du président Erdoğan et de son parti, l’AKP [Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développement], n’est pas totalement assurée, elle reste très probable. Certes, il existe en Turquie une opposition importante. Certes, une partie non négligeable de la population est hostile à Recep Tayyip Erdoğan, et le déteste même parfois. Il n’empêche qu’à chaque élection, à chaque référendum, il est soutenu par 40 à 50% des Turcs. Or, les observateurs étrangers ne font pas toujours l’effort de comprendre pourquoi. Voici donc quelques éléments de réponses.
1) Un développement spectaculaire depuis 15 ans
Depuis que l’AKP est au pouvoir, la Turquie a connu une amélioration sans précédent de ses infrastructures. En s’appuyant sur une population jeune et dynamique, une croissance économique importante et le secteur des bâtiments et travaux publics, le gouvernement a totalement changé la face du pays.
Puissance émergente, la Turquie s’est dotée de bâtiments modernes, d’un goût parfois douteux, mais d’une efficacité certaine. D’immenses complexes résidentiels ont permis d’accueillir une population souvent modeste et de réduire le phénomène des habitations précaires. Les services publics ont été rénovés, un effort a été fait sur la propreté.
Dans les grandes villes, notamment à Istanbul, les réseaux de transports (métro, tramway…) se sont développés à toute allure. De même, des lignes à grande vitesse ont été installées entre les grandes agglomérations (Istanbul, Ankara, Konya), des ponts et des routes ont permis de densifier le réseau. Dans le Sud-Est kurde, les villes ont connu un dynamisme nouveau (même si le processus avait été entamé dans les années 1980 avec la construction de barrages).
Certes, ces travaux ont parfois abîmé l’environnement et le patrimoine architectural turcs. Certes, l’opposition a beau jeu de se moquer du gouvernement qui « a fait des routes ». Il n’empêche que ces changements ont donné des emplois à des millions de Turcs, ont amélioré la vie quotidienne de toute la population, et favorisé le renouveau touristique.
2) Recep Tayyip Erdoğan : l’image d’un leader mondial
La diplomatie très active pratiquée par l’AKP a également séduit une bonne partie des Turcs, même dans l’opposition. Parmi les grands succès qui ont été remportés, on peut noter la candidature à l’Union Européenne, un rapprochement spectaculaire avec le monde arabe et l’Iran, l’implantation turque en Afrique et la coopération avec la Russie. L’économie du pays en a bien sûr profité, mais surtout, la Turquie a donné l’image d’une puissance qui pèse sur la scène internationale.
Certes, la gestion désastreuse de la crise syrienne a terriblement affaibli ce bilan. Aujourd’hui, la Turquie est redevenue une puissance isolée au Moyen-Orient, qui entretient des relations exécrables avec des pays comme l’Égypte, la Syrie ou les Émirats Arabes Unis, et tendus avec d’autres comme Israël ou l’Iran. Mais Recep Tayyip Erdoğan a gardé l’image d’un chef fort, qui peut s’opposer aux puissants de ce monde (Barack Obama, Angela Merkel, Benjamin Netanyahou…) ou négocier d’égal à égal avec eux (Vladimir Poutine, Xi Jinping, Emmanuel Macron…) La fierté des Turcs, peuple très nationaliste, est très sensible à cet aspect.
3) Le porte-parole d’un petit peuple conservateur longtemps méprisé par ses élites
Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas l’AKP qui a réislamisé la Turquie et remis en cause sa laïcité. Les principaux responsables sont plutôt les militaires et les libéraux-conservateurs qui, dans les années 1980, ont considéré que la réislamisation du pays permettrait de faire barrage au communisme.
Ils ont ainsi donné une nouvelle visibilité aux classes populaires qui n’avaient jamais abandonné leur conservatisme religieux. L’islam turc est traditionnellement tolérant, et les extrémistes y sont minoritaires. Néanmoins, cette population conservatrice, qui vit dans les campagnes d’Anatolie et les banlieues des grandes villes, s’est longtemps sentie méprisée par les élites au pouvoir. Avec Recep Tayyip Erdoğan et l’AKP, elle a l’impression d’une revanche. Revanche politique bien sûr, mais aussi revanche sociale, avec l’émergence d’une bourgeoisie conservatrice. Cet électorat n’est pas si nombreux qu’on pourrait le croire, mais il est pour l’AKP un socle de soutien très solide.
4) Démocratisation et ouverture kurde
Dans les années 2000, une partie des libéraux a choisi de soutenir l’AKP. Le parti donnait alors l’image d’un mouvement démocrate, face à l’autoritarisme des militaires. Et en effet, à cette époque, de nombreuses lois de démocratisation ont été votées. Certes, dans les années 2010, l’AKP a retrouvé un ton très autoritaire. Mais beaucoup d’électeurs considèrent qu’il est le parti ayant sorti la Turquie de l’ordre militaire.
Par ailleurs, pendant ses 15 années de pouvoir, l’AKP a multiplié les signes d’ouverture aux Kurdes. Ceux-ci ont eu le droit à des médias dans leur langue, à des reconnaissances symboliques, sur fond d’hostilité commune à l’État-Nation kémaliste. Lors de la campagne de 2018, Recep Tayyip Erdoğan s’est rendu à Diyarbakır, grande ville kurde, où il a dit qu’il n’y avait pas de « problème kurde », tout en reconnaissant la spécificité culturelle de ce groupe. Par ces méthodes, l’AKP a obtenu le soutien d’une partie de la population kurde, la plus conservatrice. Depuis des années, à chaque élection, près d’un tiers des Kurdes votent ainsi pour le parti au pouvoir.
5) L’image de victime d’une diabolisation occidentale
Les attaques occidentales, parfois très manichéennes, contre le régime turc, sont d’autant plus étonnantes que les mêmes Occidentaux, dans les années 2000, n’avaient pas de mots assez tendres pour l’AKP, présenté comme le parti qui allait démocratiser la Turquie et la faire entrer dans l’Union Européenne.
Or, cette diabolisation est contre-productive. Nationalistes, les Turcs n’acceptent pas les leçons de morale des pays étrangers. Lorsque ceux-ci concentrent leurs critiques sur le président Erdoğan, en étant beaucoup plus indulgents avec le président égyptien ou le roi séoudien, les Turcs ont le sentiment d’une vraie injustice. Et ce, même parmi les opposants à l’AKP. C’est certes un point moins important que les autres, mais il explique pourquoi une partie des Turcs soutient par principe son président, et taxe ses adversaires d’agents de l’étranger. C’est bien sûr une réaction simpliste, mais elle répond à des critiques extérieures elles-mêmes caricaturales.
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Il ne s’agit pas d’oublier les multiples critiques qui sont faites à Recep Tayyip Erdoğan par de nombreux Turcs : politique syrienne désastreuse, autoritarisme grandissant, provocations régulières, remise en cause de la laïcité et du rôle des femmes, fraudes électorales… Il ne s’agit pas non plus de glorifier le bilan de l’AKP et de son président, mais simplement d’expliquer pourquoi une partie importante de la population continue de les soutenir. Sans prendre ces éléments en compte, on ne peut tout simplement pas comprendre la Turquie contemporaine.