https://1.bp.blogspot.com/-UIbxXOrl... <https://1.bp.blogspot.com/-UIbxXOrl...>
René Le Conte (américaniste), intervention à une séance de la Société de Sociologie de Paris, 14 janvier 1920, source : Revue internationale de sociologie, n° 3-4, mars-avril 1920, p. 155-157 :
"Vous me donnez la parole, je n’en abuserai pas. Jusqu’à présent, nous avons assisté à un procès de canonisation. Le candidat à la canonisation, c’est le peuple arménien ; l’avocat, M. Tchobanian ; et il faut reconnaître qu’il y a mis son cœur et son talent. Il n’y a qu’une personne qui n’a pas été représentée : l’avocat du diable, et je désirerais jouer ce rôle sans trop insister. Le diable, ce sont tous les peuples orientaux autres que les Arméniens. Les Arméniens ne sont pas trop populaires. Il y a un proverbe turc terrible qui résume d’une manière exagérée les accusations qu’on porte contre les Arméniens. « Allah a fait le serpent, le lièvre et l’Arménien ». Tout le monde se rappellera l’histoire de la tentative d’assassinat contre M. Carlier, consul de France. Il avait réussi à sauver plusieurs centaines d’Arméniens des massacres quand il a failli être assassiné par un Arménien pour susciter une intervention française. Cet Arménien avait pensé que, s’il assassinait le consul, certainement les troupes françaises viendraient parce qu’on dirait que c’était un Turc qui l’aurait assassiné.
Permettez-moi aussi de vous dire quelques scènes auxquelles j’ai pu assister au cours de voyages très rapides en Turquie. J’ai vu là M. Grégori, vice-consul de France. Il était Arménien, il s’était fait naturaliser français et était devenu représentant de la France ; son frère s’était fait naturaliser espagnol, le troisième était resté ottoman ; comme cela, pensait-il, nous ne pouvons pas être massacrés en cas de massacres. Le même hissait le drapeau français, non seulement sur son consulat, mais, ce qui est beaucoup moins régulier, sur la manufacture où il faisait travailler des femmes et des enfants 14 heures par jour à raison de 6 sous. J’ai vu à Damas également en 1913 une manufacture de cuir repoussé ; les femmes et les enfants y travaillaient 14 heures par jour et touchaient 6 ou 7 sous. Je sais bien que 6 ou 7 sous dans ces pays-là, c’est plus qu’en France, cela correspond à peu près à 2 fr. ou 2 fr. 50 ; mais enfin, vous m’avouerez que c’était peut-être là un peu exagéré. A Brousse, on voyait les femmes musulmanes travailler au dévidage des cocons visage découvert ; il y avait là de quoi provoquer beaucoup d’irritation chez les Turcs. Le drapeau français pour protéger la manufacture avait peut-être sa raison d’être pour éviter des incidents fâcheux à M. Grégori ; au cas où il y aurait eu manifestation, on aurait pu appeler les marins français pour protéger le consulat et la manufacture.
Ceci étant dit, je désirerais poser quelques questions, et je ne doute pas que M. Tchobanian n’y réponde avec son très grand talent.
1° Comment peut-on espérer fonder un Etat arménien dans l’Empire ottoman, alors que les Arméniens sont en minorité dans tous les vilayets ? Ceci a été constaté depuis 1896 par M. Hanotaux lorsqu’il a fait publier le Livre Jaune sur les massacres d’Arménie, et les chiffres qu’il donnait visaient le résultat avant les massacres ; par conséquent, dès ce moment, on ne trouvait dans aucun vilayet arménien ou soi-disant arménien plus de 30 0/0 d’Arméniens ; il y avait là 70 0/0 de Kurdes, de Turcs, tout ce qu’on voudra, mais pas des Arméniens.
2° Comment peut-on même parler d’Etats nationaux possibles dans une telle région ? Toutes les nationalités y sont spécialisées dans des professions déterminées et ne peuvent pas se passer les unes des autres si elles veulent avoir une vie sociale, si embryonnaire qu’elle soit. C’est toute la question d’Orient. Il est impossible d’arriver à établir une Arménie, une Syrie , etc..., puisque vous avez 15, 20 nationalités enchevêtrées qui semblent ne pouvoir se passer les unes des autres. Les manufacturiers sont généralement arméniens, les ouvriers appartiennent à toutes les nationalités ; bref, tous ces gens-là qui se haïssent les uns les autres sont condamnés à vivre ensemble. Comment pouvez-vous arriver à les séparer, et surtout comment pouvez-vous arriver à constituer des Etats nationaux dans ces conditions ?
3° Comment M. Tchobanian explique-t-il que successivement l’Angleterre, l’Italie et les Etats-Unis aient refusé le mandat de la Société des Nations sur l’Arménie ? Vous savez qu’il y a eu des offres ; celles faites d’abord auprès des Anglais ont échoué à la suite de l’incident fâcheux de Bakou. On a parlé à la Chambre des Communes de la manière dont les Arméniens de Bakou avaient trahi les Anglais pour passer aux Turcs. Le comité arménien de Londres a cru bon de démentir M. Bonar Law et s’est fait démentir à son tour.
En ce qui concerne l’Italie, vous connaissez l’ouvrage de M. Totomianz , intitulé « Armenia Economica ». J’en ai fait le compte-rendu pour la Revue de Sociologie. Dans ce livre-là, M. Totomianz offrait le protectorat à l’Italie sur l’Arménie ; l’Italie n’en a pas voulu.
Enfin les Etats-Unis ont fait la petite bouche ; ils ont dit que, somme toute, il leur faudrait des sommes considérables, et qu’après tout les Arméniens étaient assez grands garçons pour se défendre eux-mêmes. Le principal opposant au mandat des Etats-Unis sur l’Arménie a été M. Lodge, président de la commission des affaires étrangères au Sénat et chef du parti républicain, c’est-à-dire de la majorité du Sénat.
4° Comment M. Tchobanian a-t-il pu dire en novembre dernier, répondant à M. le président Ribot, qu’il suffirait de 15.000 hommes de troupes européennes pour maintenir l’ordre en Arménie, alors que le président de la commission des affaires étrangères au Sénat américain, M. Lodge, parle de 150.000 hommes ?"
Sur Archag Tchobanian : Antoine Meillet : socialisme, fantasmes indo-européens et arménophilie militante
Le nationalisme de Krikor Zohrab
Gabriel Noradounghian : du "libéralisme" ottoman au nationalisme grand-arménien
Les relations entre Archag Tchobanian et le maréchal Pétain
Sur la "Grande Arménie" : Le saviez-vous ? Comment la "Grande Arménie" s’est vidée de ses Arméniens au cours des siècles
L’absurdité pernicieuse des nationalismes grand-grec et grand-arménien
La "Grande Arménie" (Miatsial Hayastan) à l’épreuve des faits démographiques
La "Grande Arménie" (Miatsial Hayastan) : un projet colonial de type "européen" ?