Par Aurélien Denizeau

Le 24 juin, il n’y aura pas seulement une élection présidentielle en Turquie, mais également des élections législatives. Même si la nouvelle Constitution donne un rôle primordial au président de la République, ce dernier a toutefois besoin d’un Parlement qui le soutienne. Trois grandes formations concourent à ces élections législatives. Sans grande cohérence idéologique, elles forment un triangle stratégique au sein duquel les relations sont complexes.

Des courants idéologiques totalement éclatés

Les grands courants politiques traditionnellement actifs en Turquie apparaissent aujourd’hui très divisés, en particulier dans leur soutien ou non au gouvernement.

  • Les islamistes : Bien entendu, le parti AKP continue de soutenir son président, Recep Tayyip Erdoğan, avec une remarquable unité. Même ceux qui étaient présentés comme des rivaux potentiels (notamment Abdullah Gül, ancien président de la République) sont finalement restés en retrait. En revanche, la rupture est consommée avec le parti Saadet. Ce parti est important, non pas par la taille (il attire moins de 5% des électeurs), mais par son aura morale. Jouissant d’une bonne réputation, en raison de l’intégrité morale et intellectuelle de ses cadres, il est le parti historique de l’islamisme turc - et le parti dont est issu l’AKP, qui en avait fait scission. En choisissant de rallier l’opposition à Recep Tayyip Erdoğan, ce parti a envoyé un signal fort - alors que l’AKP avait essayé pendant plusieurs mois de le convaincre de s’allier à lui.
  • Les nationalistes : en 2017, le parti nationaliste MHP, qui était jusqu’alors dans l’opposition, a choisi de rallier l’AKP et le président Erdoğan. Un choix qui a été mal apprécié par beaucoup de ses cadres et militants. Ceux-ci ont choisi de fonder un nouveau parti, le İYİ, dirigé par une femme à poigne, Meral Akşener. Ce parti s’est allié au Saadet et aux kémalistes contre le gouvernement actuel.
  • Les kémalistes : réunis au sein du CHP, ils continuent de former un bloc cohérent électoralement. Toutefois, le parti est traversé par de fortes tensions, en particulier entre les soutiens de Kemal Kiliçdaroğlu, son président, et ceux de Muharrem İnce, son candidat à la présidentielle. Ces tensions restent discrètes, mais pourraient resurgir en cas de défaite lourde.
  • Les pro-kurdes : ils sont représentés essentiellement par le parti HDP, qui fait cavalier seul, n’étant allié ni à la coalition pro-gouvernement, ni à la coalition d’opposition. Toutefois, beaucoup de Kurdes conservateurs continuent de soutenir l’AKP, tandis que certains, progressistes, envisagent un rapprochement avec le CHP.

Deux coalitions et un arbitre

Ce sont au final trois grands mouvements qui cherchent à rentrer à l’Assemblée Nationale. L’objectif du gouvernement actuel est bien sûr de conserver sa majorité. Dans ce cadre, il s’est allié aux nationalistes du MHP. Mais cette alliance a l’air bien boiteuse et pourrait nuire plus qu’autre chose à l’AKP. D’une part, le nationalisme de ses nouveaux alliés pourrait effrayer l’électorat kurde conservateur. D’autre part, pour permettre au MHP d’entrer à l’Assemblée Nationale (ce qui nécessite de faire au moins 10% des voix), l’AKP a changé les règles du scrutin, pour autoriser la formation de coalitions. Problème : ce sont ses adversaires qui en ont le plus profité !

En effet, les partis d’opposition se sont regroupés au sein d’une vaste coalition. Celles-ci agglomère les kémalistes du CHP, les nationalistes du İYİ, les islamistes du Saadet, ainsi que le petit Demokrat Parti (DP). La force de cette coalition, c’est sa diversité : le Saadet lui donne une caution patriotique et anti-impérialiste, le CHP promet le progressisme social. Mais cette diversité pourrait aussi se retourner contre elle, car elle empêche l’élaboration d’un programme idéologique solide et cohérent.

Le parti pro-kurde HDP est la vraie clé du scrutin. En effet, les sondages le créditent d’environ 10%. Or, tout l’enjeu est de savoir s’il va dépasser ce seuil nécessaire pour entrer à l’Assemblée Nationale. Selon cet élément, deux configurations se dégagent :

  • Si le HDP échoue à atteindre 10%, alors il n’y aura que deux groupes à l’Assemblée Nationale. Arrivée en tête, la coalition AKP-MHP aura donc la majorité absolue des sièges. C’est pourquoi le président Erdoğan fera tout pour empêcher le HDP d’entrer à l’Assemblée, une stratégique qu’il d’ailleurs publiquement assumée. L’attentat commis contre un député de l’AKP le 14 juin, à Şanlıurfa, sera en particulier utilisé pour associer le HDP au terrorisme (on notera d’ailleurs que, si le PKK est responsable de l’attentat, comme le pensent les autorités turques, il aura une fois de plus été l’allié objectif de l’AKP et ruiné les chances du HDP et de l’opposition...)
  • Si le HDP dépasse 10%, en revanche, il est possible que la coalition AKP-MHP n’ait pas de majorité absolue. Dans ce cas, soit elle devra faire un gouvernement minoritaire, soit négocier avec les partis d’opposition. Par ailleurs, si dans le même temps Recep Tayyip Erdoğan ne gagne pas le premier tour de l’élection présidentiel, sa position au second tour pourrait être fragilisée, son électorat se voyant démotivé.

Le HDP est donc la véritable clé du scrutin législatif turc. Sa présence à l’Assemblée Nationale ne signifie pas la victoire de l’opposition, certes. Mais son absence permettra en revanche un triomphe total de l’AKP. Une donnée que la coalition CHP-İYİ-Saadet-DP va devoir aussi prendre en compte...

Aurélien Denizeau