J’invite tous les députés de France et autres responsables politiques à lire cette copie d’un candidat reçu au concours d’Administrateur Adjoint à l’Assemblée nationale.

Note : 19/20

"La proposition de nomination par le chef de l’Etat de Jeannette Bougrab à la présidence de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) pour succéder à Louis Schweitzer a attiré l’attention de l’opinion publique : c’est une femme et elle représente la diversité.

Au carrefour des influences, terre d’asile, la France a toujours été composée d’identités multiples, qu’elle a souhaité unir sous la devise républicaine. Au centre du triptyque, l’égalité constitue un pilier historique de la démocratie française, proclamée à l’article 1er de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 (« les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ») et reprise à l’article 1er de la Constitution, les citoyens étant tous égaux devant la loi, « sans distinction
d’origine, de race ou de religion ».

Mais cette universalité du concept d’égalité, héritée des Lumières et de la Révolution, a subi dans les années 1970 de vives critiques, tant la proclamation de l’égalité civile, juridique et politique s’est heurtée à la réalité des inégalités économiques et sociales, que la dynamique démocratique a rendues d’autant plus insupportables, comme le prédisait Tocqueville.

Les individus ont donc été conduits à revendiquer une égalité non plus formelle mais réelle, pour reprendre la distinction opérée par Marx. C’est dans cette optique que s’inscrit le droit à la différence, qui revendique la reconnaissance des identités particulières. Historiquement récent donc, aujourd’hui sans doute galvaudé, il n’en traduit pas moins une remise en cause de l’idéal républicain.

Les affirmations identitaires, sur le plan culturel, régional, religieux, doivent-elles en effet obligatoirement conduire à la reconnaissance de droits spécifiques sur le plan juridique ?

Est-ce le rôle du législateur, qui selon la conception classique rousseauiste, doit exprimer la volonté générale ?

Sous couvert de multiculturalisme et d’ouverture, cette reconnaissance n’est-elle pas susceptible d’introduire une forme de communautarisme, voire de nouvelles inégalités, préjudiciables au vivre ensemble ?

Critique de l’universalisme égalitaire, la pensée du droit à la différence conduit à la revendication de droits différents afin de faire advenir l’égalité réelle. Mais compte tenu de la tradition républicaine d’égalité, d’unité et de laïcité, la France semble souvent opter pour une voie moins juridique que symbolique, en aménageant des solutions compatibles avec ses valeurs.

La pensée du droit à la différence prône la différence des droits pour reconnaître les
identités particulières. Mais la conquête de droits différents paraît autant motivée par un droit à la différence que par un droit à l’égalité réelle, lesquels tendent à se confondre de manière asymptotique.

Le mouvement de reconnaissance des minorités culturelles est né aux Etats-Unis dans les années 1960, autour des revendications des Afro-Américains, des féministes et des homosexuels, en lutte contre la domination du modèle WASP, celui de l’homme blanc protestant. Ont été alors mises en place des « affirmative actions », des politiques de quotas favorisant certaines minorités dans l’admission à l’université ou dans les émissions de télévision par exemple.

La pensée du droit à la différence s’inscrit dans ce contexte historique. Elle s’est
particulièrement développée suite à la publication de la Théorie de la justice de Rawls qui a donné lieu à un important débat entre « communautariens » et « libéraux ». Alors que les seconds privilégiaient l’individu, les premiers – comme le philosophe québécois Charles Taylor – mettaient l’accent sur l’importance des communautés d’appartenance : il s’agit de lutter contre l’oppression d’une culture majoritaire, incompatible avec le principe de justice. L’adoption de la « Canadian Charter of Rights » au début des années 1980, préservant l’identité culturelle française, témoigne de la réussite de la mise en pratique de cette vision.

Le droit à la différence s’est considérablement amplifié avec la mondialisation : de moins en moins différents, les individus ont du même coup été tentés de se replier sur des identités spécifiques.

Pascal Bruckner, dans Le Vertige de Babel, montre à quel point l’uniformisation de la consommation et des loisirs conduit à un mondialisme sans saveur, une indigente « bouillie babélienne » selon ses termes. Cette homogénéisation implique d’elle-même sa contestation : Amin Maalouf dans Les Identités meurtrières analyse comment la perception d’une menace de perte d’identité conduit à son exacerbation, son exaltation.

La conquête de droits différents, si elle est motivée par un droit à la différence, se développe dans des sociétés où le « souci de soi » (Foucault) prime désormais. En effet, à la différence des sociétés antiques où l’ordre social précède l’individu et alors que sous l’Ancien Régime le moi est « haïssable » pour reprendre l’expression de Pascal, les membres des sociétés contemporaines espèrent tirer un intérêt personnel des décisions collectives, comme le montre Gilles Lipovetsky dans L’Ère du vide, essais sur l’individualisme contemporain. Les aspirations privées sont donc devenues des enjeux publics, d’où l’avènement des droits subjectifs décrit par le doyen Carbonnier, l’hyper-subjectivisation du droit pouvant être considérée comme l’une des caractéristiques de l’Etat post-moderne selon Jacques Chevallier.

Toutefois, si la revendication de droits différents semble au premier abord mettre à mal le concept d’égalité, c’est en définitive pour tenter de mieux le concrétiser. Ainsi peuvent en effet être lues les mesures de discrimination positive, qui visent à rendre l’égalité juridique effective. La révision constitutionnelle du 8 juillet 1999 dispose par exemple que la loi favorise « l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». De même, la création du Pacte civil de
solidarité (PACS) avait pour but essentiel de répondre au voeu des communautés homosexuelles qui souhaitaient des droits égaux quant à l’organisation de la vie commune d’un couple.

Compte tenu de sa tradition républicaine d’égalité, d’unité et de laïcité, la France a
développé une conception singulière du droit à la différence, qui ne l’amène pas moins à repenser son pacte social et son projet politique.

En pratique, le droit à la différence entre en effet en conflit avec l’idéal républicain proclamé dès les premiers mots de la norme suprême.

Le principe d’unité ne permet pas ainsi de reconnaître l’existence d’un peuple corse (Conseil constitutionnel, décision du 5 mai 1991), ni de procéder à des statistiques ethniques. La laïcité implique que l’Etat respecte les Eglises mais n’en privilégie aucune. Le traitement de la question des langues régionales est révélateur : alors que la France avait refusé de signer la Charte des langues régionales et minoritaires proposée par le Conseil de l’Europe, elle les a intégrées lors de la dernière révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 à l’article 75-1, disposant que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la nation », ce qui semble plus rappeler l’unité historique du territoire qu’accorder une reconnaissance spécifique.

La France ne s’est donc pas engagée sur la voie anglo-saxonne de reconnaissance des minorités, sa conception tendant à préférer la force symbolique à la force juridique.

C’est d’ailleurs ce que semble suggérer le revirement du Parlement sur les lois dites mémorielles, un rapport de l’Assemblée dirigé par le Président Accoyer lui-même préconisant désormais le recours auxrésolutions (nouvel article 34-1 issu de la révision de 2008). Alors qu’une loi, portée par Christiane Taubira en 2001, avait été votée pour reconnaître la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité, la reconnaissance des mémoires blessées ne sera désormais plus que symbolique.

Si la France choisit de ne pas nécessairement reconnaître des droits différents, le droit à la différence ne l’amène pas moins à repenser son pacte social et son projet politique.

La crainte d’une division identitaire peut être présentée comme une justification essentielle :

en accordant des droits particuliers, le législateur renforcerait la visibilité des minorités ce qui pourrait en faciliter l’exclusion, selon les thèses de René Girard sur les phénomènes de bouc-émissaire. Il est à cet égard particulièrement significatif que l’Etat n’accorde en définitive des droits différents, avec les inégalités qu’ils peuvent engendrer, qu’à des territoires à mi-chemin de l’indépendance : c’est notamment le cas de la Nouvelle-Calédonie où les métropolitains ne peuvent voter aux élections locales qu’après dix ans de résidence sur l’île.

En somme, plutôt que des droits différents, la France préfère oeuvrer pour des chances égales. C’est ce qu’a prouvé la récente polémique sur la proportion de boursiers au sein des grandes écoles : plutôt qu’un quota, a été privilégiée la solution de l’objectif, fixé à 30 %, mais non réellement contraignant. Le rôle de l’école, pourtant premier lieu de reproduction des inégalités selon les analyses de Pierre Bourdieu toujours actuelles, est donc primordial : lieu de formation des citoyens, c’est là qu’il importe de donner son sens à la fraternité républicaine, au dialogue et au respect des
cultures contre la théorie de Samuel Huntington de « choc des civilisations ».

Le choix de ne pas nécessairement reconnaître des droits différents selon la différence des identités traduit une volonté d’équilibre entre une tradition égalitariste et un besoin particulariste, dans l’intérêt général.

La solution française est donc plus politique que juridique, plus symbolique que réelle, plus pragmatique que générale.

Comme l’estime Dominique Schnapper dans La Communauté des citoyens, il convient
surtout pour la cohésion nationale de subsumer les identités sociales, culturelles et religieuses sous un projet politique unificateur.

L’individu est par essence « infiniment Autre » (Lévinas), les identités sont
multiples et complexes : c’est avec ces différences que se poursuit la République, une et indivisible.
"

Sources : Assemblée Nationale