Julien Landfried
L’essai que je viens de publier n’est pas un pamphlet. Il a une dimension polémique, mais il s’appuie sur un travail effectué pendant plusieurs années à l’Observatoire du communautarisme et sur un appareil de notes relativement serré. Au sens strict, mon livre n’est pas un essai de philosophie politique. Il ne vise pas à donner au lecteur des références, issues essentiellement du monde anglo-saxon, sur le multiculturalisme, même s’il s’attache à définir certains termes et en particulier celui de communautarisme. Il vise surtout à donner des exemples très concrets sur ce qui a pu se passer en France depuis une vingtaine d’années, sur des débats périphériques au communautarisme, comme la discrimination positive, l’augmentation des actes antisémites, la montée des revendications ethno-régionalistes… Il essaie de nommer des organisations, des responsables, des intellectuels qui ont fait avancer ces revendications. Mon ouvrage ne s’en tient donc pas à des déclarations de principe.
Je me reconnais globalement dans les définitions de communauté et de communautarisme données par Laurent Bouvet. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement, c’est la dynamique constituée par un triptyque, par la rencontre entre d’une part des entrepreneurs communautaires (organisations, associations comme le CRIF [2] ou le CRAN [3]), d’autre part des médias nécessaires à ces entrepreneurs communautaires pour accéder à la notoriété, enfin des responsables politiques qui font passer dans la loi des revendications communautaires qui sans eux seraient restées telles. Je ne parle jamais des « communautés » sans utiliser des guillemets. Pour moi elles n’existent pas. Ce qui existe ce sont des entrepreneurs communautaires qui défendent des revendications dans l’espace public et qui rencontrent des médias et des responsables politiques.
Une logique camouflée
Tout d’abord, on ne peut pas comprendre la montée du communautarisme, si on ne réfléchit pas au rôle des victimes dans les sociétés contemporaines et en France en particulier. On ne peut pas faire comme si la revendication d’intérêts spécifiques, catégoriels, particularistes n’entrait pas directement en concurrence avec l’intérêt général et comme si l’un et l’autre n’étaient pas parfaitement incompatibles. Les exemples que j’apporte en ce qui concerne les lois mémorielles, les revendications de discriminations positives sont clairement attentatoires à la philosophie républicaine, mais aussi aux principes de la Ve République. C’est une rupture qui n’est pas assumée comme telle. C’est pourquoi personne ne se définit comme communautariste. Le communautarisme, c’est l’autre et tout le monde est contre le communautarisme. De la même manière, personne n’est pour l’inégalité et il existe pourtant des théories inégalitaires. Je rencontre peu d’hommes politiques et d’intellectuels qui font de l’inégalité le fondement de leur action. La plupart du temps, les arguments vrais des actions politiques sont cachés et utilisent le langage de la corruption idéologique. C’est sous l’argumentaire républicain que se déploient les revendications communautaristes. Dans une tribune parue dans Le Monde [4] , Patrice Lozès, président du CRAN, réclamait une discrimination positive sur la base de quotas ethniques et le faisait, bien entendu, au nom de la République. Cela ne lui est pas spécifique. Tous les intérêts catégoriels dans notre république se déploient toujours au nom de l’intérêt général.
Par ailleurs, une définition restrictive du communautarisme consiste à dire que c’est l’enfermement d’individus sur une base géographique, ethnique, sociale, religieuse, sexuelle… Cette définition ne convient pas dans ce qui se passe aujourd’hui. Nous sommes dans une société de liberté caractérisée par l’existence d’organisations communautaires plutôt tyranniques qui ne sont pas des communautés fermées. Il n’est pas demandé de ghettos et la discrimination positive n’est pas un enfermement dans sa communauté. C’est au nom de discriminations passées et de spécificités identitaires qu’on réclame pour soi et pour les siens des droits spécifiques et plus de droits pour soi que pour les autres. Dans une société atomisée, les organisations communautaires réclament des « sur-droits ».
Ma seconde hypothèse est que la gauche a changé de paradigme politique en trente ans. Elle est passée des prolétaires d’antan qui étaient le cœur de l’analyse des logiques intellectuelles de la gauche, aux minorités victimaires : minorités de sexe, minorités ethniques, minorités religieuses… Ce sont elles qui désormais concentrent toutes les attentions et sont dignes d’un respect inconditionnel qu’il n’est pas permis de questionner. Elles ont pris la place des ouvriers et des prolétaires dans la matrice intellectuelle de la gauche. En ce sens, le multiculturalisme politique n’est pas tant un système de juxtaposition qu’un système de substitution.
Si vous lisez le projet du Parti socialiste pour l’élection présidentielle, vous ne trouvez pas un terme comme « ouvrier ». Si vous cherchez ce qui se rapporte aux minorités victimaires, vous aurez du travail. Ce n’est pas neutre. En vingt ou trente ans, la gauche a changé de logiciel politique. Elle est passée d’un modèle assez marxisant à une logique centrée sur les minorités victimaires. Quand Ségolène Royal annonce que la première mesure qu’elle ferait voter serait une loi contre les violences faites aux femmes, elle est complètement dans cette logique. Aujourd’hui, les critères de réponse aux revendications victimaires vous placent à gauche du spectre politique.
Un terrorisme intellectuel
Parler de l’idée de communautarisme aujourd’hui implique également de prendre en compte une autre dimension : celle du terrorisme intellectuel qui s’exerce dans l’espace public au nom des minorités victimaires. Ce terrorisme intellectuel vise à réduire la liberté d’expression et à pénaliser des débats sur des sujets à dimension identitaire et communautaire. Dans des démocraties libérales, surgissent des groupes d’intérêts communautaires qui, au nom de la tolérance, demandent en permanence la réduction de la liberté d’expression. C’est au nom de la tolérance que l’on demande que les contradicteurs soient embastillés. L’exemple d’Olivier Pétré-Grenouillot [5] est frappant. C’est dans le cadre de la loi Taubira et au nom de la lutte contre le négationnisme que des associations communautaires afro-antillaises ont porté plainte contre lui. Son travail d’historien est jugé au nom du « bien ». Il est interdit de les critiquer sous peine d’excommunication, de diffamation, de procès. C’est pourquoi peu de monde ose s’élever contre les minorités victimaires.
Prenons l’exemple du projet de loi (finalement retiré) sur l’homophobie. Ce projet, à l’origine, a été pensé par des intellectuels du mouvement homosexuel, en particulier par la revue ProChoix, qui se pare pourtant de toutes les vertus du républicanisme civique. Depuis la loi créant le PACS en 1999, des responsables communautaires font en sorte que les députés se saisissent de ce projet et des projets de lois sont déposés à la fois par des députés de gauche et par des députés de droite. Début 2004, un événement dramatique survient. L’agression dont est victime dans le Nord un homosexuel, Sébastien Nouchet. C’est un acte épouvantable. Il est très grièvement brûlé. Il avait déjà subi des agressions auparavant. L’émotion est considérable. Le Président de la République, Jacques Chirac, appelle personnellement Sébastien Nouchet. Dès lors une revendication communautaire qui avait déjà pénétré l’espace public, devient une évidence : si vous ne voulez pas pénaliser des propos homophobes, c’est que vous êtes favorable à ce qu’on mette le feu à des homosexuels. Des débats ont lieu, un rapporteur pour un projet de loi est nommé, Brigitte Barèges. Elle reçoit certaines organisations, essentiellement des organisations homosexuelles, l’Observatoire du communautarisme qui est le seul à développer un regard critique sur ce projet de loi et des humoristes, Laurent Gerra et Jean-Marie Bigard qui disent : « Si vous faites passer cette loi, on va mettre la clé sous la porte. » La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) qui n’est pas connue pour être politiquement incorrecte a rendu, à la surprise générale, un avis défavorable à ce projet de loi. Cela n’est pas seulement dû au fait qu’au sein de la CNCDH, des responsables religieux des trois grandes religions monothéistes ont considéré qu’il leur était impossible de ne plus pouvoir considérer l’homosexualité comme un péché. Mais, inspirée par un certain libéralisme politique, la Commission a aussi considéré que dans une société pluraliste des opinions contradictoires peuvent circuler, tant qu’elles ne sont pas des incitations à la haine.
Le projet de loi est finalement retiré. Il est réintégré en partie dans la loi du 30 décembre 2004 portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE).
Pour la petite histoire, l’affaire de Sébastien Nouchet qui avait été agressé et dont l’émotion avait conduit à la nécessité de voter une loi, reste assez énigmatique, car un non lieu a été rendu en septembre 2006. Des doutes ont été avancés par les autorités judiciaires, non sur la réalité de l’agression, mais sur les auteurs et les motifs réels de l’agression.
Exogamie et inégalités sociales
Le multiculturalisme, s’il en reste à la sphère privée, à la mise en commun de ressources de réflexions, ne pose aucun problème à une tradition républicaine. C’est pure mauvaise foi de considérer que des particularismes privés, ne peuvent se développer dans la République, alors qu’ils sont parfaitement libres de s’exprimer. Chacun est libre d’avoir les pratiques religieuses ou les mœurs qu’il souhaite. C’est pourquoi il existe en France une tolérance à la différence plus importante que dans d’autres sociétés. Le puritanisme en France n’a aucun rapport avec celui des États-Unis. Même si le « retour de l’ordre moral » fait la couverture de Libération depuis vingt ans.
L’une des spécificités de la France contrairement aux sophismes des adeptes des discriminations positives, en particulier le CRAN, est que le taux d’exogamie, c’est-à-dire de mariages mixtes, de métissage, est important, beaucoup plus élevé qu’aux États-Unis par exemple. C’est pourquoi c’est une malhonnêteté intellectuelle de comparer la situation de la France avec la question noire aux États-Unis qui effectivement existe et mérite une réponse politique appropriée. Les États-Unis ont une cohérence historique différente de la nôtre. En France, cette revendication identitaire n’existe que depuis quelques années. Personne, il y a vingt ans, n’aurait eu l’idée d’écrire les textes du CRAN, bourrés de contre-vérités. Quand les Noirs américains étaient encore relégués à l’arrière des bus et ségrégués par la loi, nous avions en France des ministres noirs au gouvernement.
Un livre d’Eric Maurin [6] tend à montrer qu’il existe une dynamique inégalitaire en France. La localisation spatiale des ménages dépend effectivement de la connotation ethnique des quartiers et plus précisément de la proportion d’immigrés et de critères comme la maîtrise de la langue, le niveau de revenu… Ce phénomène a toujours existé, mais un processus d’aggravation est à l’œuvre. Toutefois est-ce qu’il peut compromettre des phénomènes puissants en France comme la scolarisation publique ou l’exogamie ethnique ? Dans Le Destin des immigrés [7], Emmanuel Todd, montre que les Français tolèrent mieux cette dernière que dans d’autres pays car, selon un fond anthropologique assez lourd, ils croient en un homme universel.
L’endogamie ethno-raciale plus faible que dans d’autres pays fait écho à une endogamie sociale historiquement lourde et qui a tendance à s’aggraver. Les revendications identitaires qui tendent à substituer de l’ethnique, du racial, du sexuel à du social ne font qu’aggraver la situation. Ce n’est pas en mettant des « minorités visibles » à la télévision ou à l’Assemblée nationale qu’on résoudra les problèmes fondamentaux de la société française. Je ne nie pas que la République française a des zones d’ombres. Mais la République comme ensemble cohérent d’institutions a plutôt eu tendance à réduire le développement des inégalités. Ce sont les inégalités de marché qui fragmentent la société française. La réponse ne consiste pas à substituer une inégalité en droit que constitue la discrimination positive au profit de groupes ethniques, religieux, sexuels…, à l’égalité en droit qui a tendance à contenir le développement des inégalités. De ce point de vue, la loi sur la parité a ouvert la voie à toutes sortes de revendications identitaires. De même, les lois mémorielles (loi Taubira, génocide arménien, loi en faveur des rapatriés), existent parce qu’elles ont été précédées par une loi Gayssot [8].
Dans le cas français la nation étant conçue comme une communauté civique qui rassemble au-delà des critères ethniques, religieux…, on ne peut pas faire comme si on pouvait injecter dans la nation de l’ethnique, du racial, du sexuel…, sans que cela n’ait aucun effet sur le système politique.
C’est au nom de l’égalité que l’on met de plus en plus de communautarisme. Or, quand on accorde aux uns ce que l’on refuse aux autres le système craque par tous les côtés. C’est pourquoi lorsque l’on résiste à la « corsisation des emplois [9] », on évite de se risquer à devoir le faire pour les Dom-Tom, des minorités ethniques ou religieuses… Ou alors on entre dans une logique nouvelle de fragmentation géographique. Pour les partisans de cette logique, on peut se demander si la nation est encore le cadre pertinent d’une communauté politique ou s’il ne faudrait pas lui substituer autre chose."
Source : http://www.politique-autrement.org/spip.php?article273
Voir également : Jean-Pierre Chevènement s’élève contre la dérive "victimaire" et communautariste du PS
Jean-Pierre Chevènement : "la proposition de loi porte atteinte au principe fondateur de la liberté d’expression et ce, tout particulièrement dans le domaine de la recherche historique"
Le républicain de gauche Jean-Pierre Chevènement dénonce une "capitulation face aux lobbies"