La Turquie, bastion solide à l’est de l’Europe - Jacques SOUSTELLE
"Je n’ajouterai rien sur la situation géographique du pays. Je me référerai simplement à un article paru dans la Revue des Deux Mondes, rédigé par un éminent homme d’Etat français, M. Jacques Soustelle, dont le titre est : « La Turquie, bastion solide de l’Europe occidentale. » Je recommanderai cette lecture."
Fethi Çelikbaş, intervention à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 7e séance du 24 avril 1986
JACQUES SOUSTELLE
LA TURQUIE, BASTION SOLIDE A L’EST DE L’EUROPE
[Revue des Deux Mondes, novembre 1985, p. 282-288]
Une guerre affreuse, interminable, sévit entre l’Irak et l’Iran. Plus sournoise, meurtrière et ravageuse tout de même, une autre guerre déchire depuis dix ans le Liban. Par coups de main, attentats, assassinats, l’O.L.P. de Yasser Arafat et vingt autres sinistres conjurations entretiennent sans interruption une guerre d’usure contre Israël. Tandis que Beyrouth, jadis florissante, agonise dans ses ruines, que les avions irakiens pilonnent les installations pétrolières de Kharg, que des enfants iraniens fanatisés se font massacrer par milliers sur le front, c’est toute une vaste zone de l’Orient proche de l’Europe, avec sa façade méditerranéenne, qui s’enfonce chaque jour davantage dans un marécage de terreur et de sang. Immense gâchis : vies humaines sacrifiées, et aussi économies détruites, saccagées. Et cet ouragan de fer et de feu ne se déploie pas aux antipodes, mais à notre porte, au seuil oriental de l’Europe, au carrefour de notre continent avec l’Asie et l’Afrique, et sous l’œil de la « superpuissance » qui borde au nord cette région, l’Union soviétique.
Par Hafez el-Assad, chef dictatorial de l’Etat syrien, par Arafat qui multiplie les visites à Moscou, le Kremlin est en mesure de suivre de très près et de contrôler ces événements tumultueux qui déstabilisent le monde non communiste. En fin de compte, tout désordre, tout affrontement, toute tension critique dans une zone aussi sensible va dans le sens de la stratégie soviétique globale. Il peut se produire ce qu’on appelle parfois des « bavures » : par exemple que des fanatiques musulmans assassinent un otage russe, comme cela vient d’arriver aux dépens d’un infortuné diplomate. Il est également possible quelquefois qu’un sursaut d’énergie des Occidentaux, tel que celui du président Reagan faisant arraisonner en plein ciel l’avion des terroristes de l’Achille-Lauro, donne un coup d’arrêt, pour un temps, au processus de désagrégation dont cette région est le théâtre. Il n’en reste pas moins qu’à la faveur de l’agitation sanglante et du désespoir l’impérialisme communiste voit ses possibilités d’intervention dans une zone stratégique cruciale se préciser de jour en jour.
En dehors même des combats et des destructions, les structures politiques et religieuses des Etats en cause sont lourdes de dangers. Qu’on en juge : l’Iran, un régime de théocratie délirante (qui s’instaura, hélas ! grâce à l’aveuglement de l’Occident) ; en Irak, la dictature du parti Baas ; en Syrie, celle d’un minoritaire, alaouite, d’autant plus enclin à régner avec une main de fer ; au Liban, un gouvernement impuissant et divisé, des factions armées qui se déchaînent, la haine et la mort partout, et la soumission plus ou moins avouée à un protectorat syrien. Brochant sur le tout, l’intégrisme musulman soufflant en tempête et le terrorisme — trop longtemps toléré, voire encouragé, par les Etats occidentaux et par l’O.N.U. qui n’en finissent pas, notamment la France, de trouver mille excuses à l’O.L.P. et de fournir à Yasser Arafat de nouveaux ballons d’oxygène après chacun de ses échecs.
En bref, cette région de toute première importance stratégique ne connaît ni la paix ni la démocratie. Aussi est-elle potentiellement dangereuse. Au sud et au nord, deux Etats offrent un contraste édifiant avec le tableau qui vient d’être esquissé.
L’un d’eux, Israël, est contraint à une perpétuelle veillée d’armes face à d’incessantes agressions. S’il a montré qu’il était capable de foudroyantes ripostes, il n’en est pas moins pacifique dans son essence, profondément attaché à la paix. Et que ce soit un Etat démocratique, nul ne saurait le contester, car il a su, même au milieu des pires épreuves et des combats pour survivre, respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales.
L’autre, la Turquie, est en paix. Si l’on rappelle que cette République a sur ses frontières l’Union soviétique, l’Iran, l’Irak et la Syrie, on mesure toute la signification de sa position géopolitique. En dépit de maintes vicissitudes, elle demeure fidèle à la tradition qui découle de sa fondation par Kemal Atatürk il y a soixante-deux ans. Alors que sa population est largement musulmane, elle est le seul pays issu de l’ancien Empire ottoman où l’Etat soit laïque et la liberté de croyance assurée. Son vaste territoire — une fois et demie la France —, sa situation de gardienne des détroits entre la mer Noire et la Méditerranée, de pont entre l’Europe et l’Asie Mineure, lui confèrent, qu’on le veuille ou non, une responsabilité spéciale à l’égard non seulement de cette partie du monde mais encore de notre continent tout entier.
Je ne reviendrai pas ici sur la politique de la France envers Israël, sinon pour m’étonner qu’on puisse à la fois se proclamer ami d’Israël et soucieux de sa survie, et protéger Arafat, son plus farouche ennemi. Je me bornerai à présenter quelques observations relatives à la Turquie.
Il convient d’abord de rappeler que le gouvernement d’Ankara a adhéré au Conseil de l’Europe en 1949 et a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme. Il a reconnu Israël en 1948. La Turquie fait partie de l’O.T.A.N. depuis 1951 ; elle constitue donc le bastion le plus oriental du dispositif de défense de l’Europe : le plus oriental, le plus éloigné de l’Atlantique, le plus exposé à l’Est comme l’Allemagne fédérale à l’Ouest.
Comment ne pas évoquer l’exceptionnelle figure historique du fondateur de la Turquie moderne, Kemal Atatürk ? Edouard Herriot écrivait il y a un demi-siècle : « Kemal se dresse à l’Orient de l’Europe comme l’un des plus grands hommes d’Etat que l’Histoire nous ait révélés. » Comme il se plaisait lui-même à le dire, les victoires qu’il voulait remporter n’étaient pas « celles que l’on gagne avec des baïonnettes », mais celles qui relèvent de la science, de l’économie, du progrès humain. En une dizaine d’années à partir de son élection à la présidence en 1923, il bouleverse, reconstruit et remodèle de fond en comble le vieux pays turc, sépare l’Etat et la religion en abolissant le khalifat, promulgue des codes civils modernes, octroie aux femmes le droit de vote, adapte à la langue turque l’alphabet latin. L’insigne historien Arnold Toynbee a pu dire de lui qu’il avait concentré dans la durée d’une seule vie humaine la Renaissance, la Réforme, la Révolution française, la révolution industrielle.
Dans le domaine de la politique internationale, l’ère d’Atatürk a été marquée par une suite de traités de paix avec les voisins de la Turquie dont l’U.R.S.S. et la Grèce, l’Irak et l’Iran.
Avec la France, la conclusion des négociations relatives au Sandjak d’Alexandrette avait permis, peu avant que n’éclatât la Seconde Guerre mondiale, de consolider des liens déjà anciens. Pendant le conflit, la Turquie se rangea du côté des Alliés et demeure, au sein de l’O.T.A.N., très proche des Etats-Unis.
D’où vient, dès lors, que plane sur les relations franco-turques un malaise qu’il serait vain de vouloir dissimuler ?
Ce malaise est dû pour une part à des motifs politiques. On oublie que si l’armée turque, ayant à sa tête le général Evren, a pris le pouvoir en 1980, c’est que le pays était en proie à un véritable ouragan de terrorisme — on comptait vingt à trente assassinats politiques par jour ! — et que la crise économique, s’ajoutant aux exactions des groupuscules armés, débouchait sur une sanglante anarchie. Quand, en 1982, une vive offensive anti-turque, au Conseil de l’Europe, s’est efforcée de faire expulser de cet organisme une Turquie qualifiée de « fasciste », le bon sens a prévalu. Depuis, le régime intérieur turc s’est normalisé avec l’arrivée à la tête du gouvernement d’un homme d’Etat libéral, M. Turgut Ozal. Il est d’ailleurs évident que si l’Europe, et la France en particulier, n’entretenaient de relations économiques et politiques qu’avec des Etats dont le régime serait rigoureusement conforme à ceux de Londres, de Paris ou de Bonn, l’éventail de nos rapports internationaux serait singulièrement resserré.
A vrai dire, la campagne anti-turque à Strasbourg avait clairement pour origine les milieux communistes ou communisants liés à l’Union soviétique, qui n’étaient pas sans responsabilité dans la situation chaotique créée en Turquie par le terrorisme et qui ne pouvaient que souhaiter l’affaiblissement du point d’ancrage oriental du pacte atlantique.
Au premier plan des problèmes que l’opinion mondiale associe à l’image de la Turquie figure celui des relations entre ces pays et la Grèce, relations marquées, pour la période moderne, par la guerre de 1920-1922, l’échange des populations, enfin par le traité de Lausanne. Personne ne doit sous-estimer le traumatisme latent, dans le subconscient collectif des deux nations, causé par cette rupture historique. Deux traditions, deux cultures, deux langues profondément différentes sont demeurées face à face dans cette partie du monde qui a vu, depuis la semi-légendaire guerre de Troie, tant d’affrontements. La sagesse, en de tels cas, est de préférer la paix au conflit, et c’est ce qui fut fait quand Elefthérios Venizélos, en 1930, serra la main de Kemal Atatürk. Les faits sont là : une partie de la Turquie, de faible étendue sans doute mais combien prestigieuse, est en Europe. Le pays tout entier est, politiquement sinon géographiquement, en Europe. Grèce et Turquie, qu’on le veuille ou non, forment à elles deux le verrou de sécurité de notre continent à l’est... ou plutôt devraient jouer ce rôle, car le gouvernement d’Andréas Papandréou suscite par son attitude pro-soviétique des inquiétudes justifiées. Deux nations que la nature et l’Histoire ont faites complémentaires sont malheureusement, aujourd’hui, très loin politiquement l’une de l’autre. L’Europe en souffre. La France pourrait sans doute agir patiemment, avec amitié et avec tact, pour faciliter le dialogue. L’idéologie socialiste et tiers-mondiste ne le permet pas. On préfère rencontrer Kadhafi avec Papandréou, lui-même fort complaisant pour Arafat...
Aucun Français ne peut éprouver pour la Grèce, son antique civilisation, son art, son rôle historique d’initiation à la démocratie, d’autres sentiments que l’admiration et la sympathie. Toutefois l’Athènes d’aujourd’hui n’est pas gouvernée par Périclès et ne puise pas chez Platon son inspiration. Il ne s’agit pas pour les Européens de faire le procès de quiconque ni de s’ériger en juges, mais de constater un état de choses dangereux pour tout le monde. Il n’est pas question d’examiner dans le détail le contentieux helléno-turc.
Qu’il s’agisse de Chypre, l’île écartelée, de la délimitation des eaux territoriales et de l’espace aérien en mer Egée, du sort de la minorité turque en Thrace, personne ne peut régler ces problèmes sinon les deux nations concernées. Tout ce que peuvent faire les autres, Nations unies ou Europe, c’est ouvrir des portes, provoquer des rapprochements, éviter des gestes irréparables. Qu’il existe de part et d’autre des griefs, comment le nier ? L’histoire des Balkans a été trop agitée pour qu’il n’en subsiste pas des séquelles. Le contentieux gréco-turc, d’ailleurs, n’est pas le seul problème de cette nature : le drame de la minorité turque de Bulgarie, soumise à un dur processus de « slavisation » qui tend à lui faire perdre son identité culturelle, n’est guère connu en Europe mais préoccupe à juste titre le gouvernement d’Ankara.
Dans la déclaration de programme qu’il a faite en assumant le pouvoir en décembre 1983, le premier ministre Turgut Ozal a évoqué le problème des relations entre son pays et la Grèce en termes qui permettaient d’espérer l’ouverture d’un dialogue. La politique française serait bien avisée d’appuyer toute tentative de négociation pacifique entre les deux partenaires orientaux de l’O.T.A.N., plutôt que de réserver toutes ses faveurs à un gouvernement socialiste même si celui-ci compromet par des prises de position anti-américaines la sécurité de l’Europe face au danger de l’expansionnisme soviétique.
Les forces armées de la République turque sont, de l’avis général, les plus puissantes de la région. Elles n’ont cessé de moderniser et d’améliorer leur armement pour le porter au niveau le plus élevé dans l’O.T.A.N. La Constitution leur assigne en termes particulièrement clairs la mission de défendre l’existence nationale du pays. En outre, elles assument des tâches d’éducation, d’enseignement technique et civique, et contribuent au développement économique. D’autre part, le territoire turc accueille les radars américains qui surveillent l’espace aérien aux frontières du monde soviétique. La Turquie est ici la sentinelle de l’Europe. Elle voudrait en être, dans la paix, une partenaire sur le plan de l’économie et des échanges. Or il faut reconnaître que, dans ce domaine, subsistent bien des ambiguïtés et que notre pays, en particulier, ne semble pas jouer le rôle qui devrait normalement lui revenir.
Les Turcs, en effet, ont consenti depuis deux ans un effort considérable pour ouvrir leur marché aux produits européens. Rompant avec une certaine tradition d’économie autoritaire, ils ont franchi un pas devant lequel la France hésite encore, et libéralisé le régime des changes. Après avoir abaissé leurs barrières douanières, ils attendent que la Communauté européenne fasse de même à leur égard. Actuellement, un certain mécontentement se fait jour dans les milieux économiques vis-à-vis de la C.E.E. Le Japon, l’Arabie, les Etats-Unis s’assurent des positions dans l’économie turque ; pour ce qui concerne l’Europe, Allemands, Italiens et Anglais devancent de beaucoup la France. On regrette, en Turquie, que les entreprises françaises ne soient pas plus présentes soit pour l’importation de produits turcs, soit pour l’exportation de produits français vers la Turquie. « Les Allemands et les Anglais nous comprennent mieux » (que les Français), pouvait déclarer il y a quelque temps un responsable éminent de l’économie turque.
Dans le monde d’aujourd’hui, où l’économie pèse d’un tel poids sur la politique, il est évident que les « décideurs » français, publics ou privés, devraient accorder plus d’attention à nos relations avec la Turquie, non seulement en raison de la possibilité de réaliser des échanges fructueux, mais encore parce que notre intérêt et celui de l’Europe nous commandent de nous appuyer, pour la sécurité de l’aile orientale du continent, sur une Turquie forte, prospère et pacifique.
Parlons clair : le problème des relations franco-turques est un volet, très important en lui-même, d’un ensemble, à savoir une politique méditerranéenne et proche-orientale. Or une telle politique n’existe pas. L’image de la France est brouillée parce que ses attitudes dans cette partie du monde sont faites d’équivoque, de velléités et d’ambiguïtés. Qu’il s’agisse d’Israël, des mouvements palestiniens, du Liban, des pays arabes, des Balkans, comme de la Turquie, le gouvernement donne l’impression de naviguer à vue et de prendre ses décisions au coup par coup, se déterminant selon la conjoncture ou, le plus souvent, selon une idéologie.
Le bastion turc, au flanc est de l’Europe, mérite mieux que cela. Puissent les responsables de la politique extérieure française comprendre que la République fondée par Kemal Atatürk doit être pour nous un partenaire de choix aux confins du continent, face à l’empire moscovite et au bouillonnement désordonné du Proche-Orient.
JACQUES SOUSTELLE
de l’Académie française
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