Charles Saglio, "La dure leçon d’Ourfa : Quels sont les vrais coupables : Les Turcs ou les Arméniens ?", L’Œuvre, 28 avril 1920, p. 1 :
Une note officielle, que nous avons publiée telle qu’elle nous fut transmise par l’agence Havas, a annoncé hier qu’un bataillon français, détaché en avant-poste dans l’antique et légendaire ville d’Ourfa (ou Edesse), en Mésopotamie, avait été contraint d’abandonner cette place et, dans sa retraite, avait été décimé par des bandes composées de Kurdes et, dit-on, de Turcs. La note, tout en admettant que les circonstances de ce déplorable événement ne sont pas encore bien connues, déclarait que l’attaque dont furent victimes nos soldats « semble avoir eu le caractère d’un véritable guet-apens », car elle fut effectuée en dépit d’un armistice conclu avec les troupes « rebelles » de Moustafa Kemal pacha.
Le fait que des soldats français ont été tués est par lui-même trop douloureux pour que nous cherchions à en atténuer la gravité. Mais la forme tendancieuse donnée à la nouvelle nous fait douter qu’elle soit d’origine française et nous laisse espérer qu’elle renferme des inexactitudes.
L’opinion publique s’étonnera sans doute que nous ayons aventuré des troupes au delà de l’Euphrate, dans une contrée dangereuse, dont il n’est pas encore bien certain que nous ayons intérêt à revendiquer la possession. La raison de cette pointe aventureuse sur la route de Mossoul est sans doute notre désir de protéger la population arménienne de ces régions. C’est pour le même motif que nous avons, fort à la légère, occupé précédemment Marache, Aïntab, où nous avons subi de si pénibles revers , et beaucoup d’autres places, où l’on nous avoue maintenant que nos soldats sont dans une situation des plus critiques. Or, loin d’avoir été utiles aux chrétiens orientaux , ces occupations, effectuées pour la plupart en plein pays turc, ont provoqué les massacres que nous prétendions empêcher.
Et, pour le noter en passant, de quelle ingratitude — si l’on en croit la note officielle relative à Ourfa — les Arméniens de cette ville auraient payé notre dévouement ! « D’après des renseignements parvenus au ministère de la guerre, lisons-nous dans le « communiqué » de l’agence Havas, à la suite d’une entente de la population arménienne et des rebelles (c’est-à-dire des nationalistes turcs) le ravitaillement de la garnison française cessa et les conduites d’eau furent coupées. » De sorte que c’est la défection des Arméniens qui aurait causé notre capitulation. Les Turcs, qui ne reconnaissent nullement à des troupes européennes le droit de conquérir leur pays à la faveur d’une clause ambiguë de l’armistice, ont exigé que nos soldats se retirassent en deçà de l’Euphrate et leur ont donné une escorte pour protéger leur retraite.
Ce fait, jusqu’à preuve du contraire, nous semble impliquer d’abord que le danger de la retraite à travers un pays infesté de pillards et de brigands , échappant à toute autorité, était connu, et ensuite que les officiers de Moustafa Kemal pacha ont cherché à en préserver nos soldats. Ils n’y ont pas réussi. Mais pourquoi les accuser de perfidie ? Par cette imputation on semble chercher à propager dans l’opinion une idée fausse du caractère turc , dont la loyauté militaire a toujours été universellement reconnue. Et l’on cherche aussi à faire des nationalistes, que dirige Moustafa Kemal, des « rebelles » sauvages, sans foi ni loi , alors qu’ils sont des patriotes désespérés, résolus à sauvegarder l’indépendance de leur pays. Il faudra que nous nous convainquions tôt ou tard, et le plus tôt sera le mieux.
Voir également : Les combattants arméniens à Erzurum (1918) : lâcheté et massacres de civils
Les Arméniens en 1918 : des partenaires non fiables pour l’Entente
Cilicie : pourquoi les Français ont-ils dissous la Légion arménienne (1921) ? Eléments de réponse
Les constatations d’Adrien Léger sur les Arméniens en Cilicie
Proclamation du général Gouraud (9 novembre 1921)
http://armenologie.blogspot.com/201... Aristide Briand : "On a essayé d’exciter contre nous les Arméniens de Cilicie"
L’émigration des Arméniens de Cilicie (1921)
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