Mai 2009 n’est pas une période anodine pour les Turcs de Bulgarie. Le 19 de ce mois, a débuté la commémoration du triste anniversaire de l’exil forcé et de la politique d’assimilation dont ils ont été victimes dans les années 1980. Aujourd’hui les Turcs de Bulgarie représentent plus de 800 000 personnes soit plus de 10% de la population nationale. Ils vivent essentiellement dans la zone montagneuse des Rhodopes dans le sud-ouest du pays et au nord dans la région du Deliorman. Ali Eminov, éminent anthropologue bulgare d’origine turque, qui vit aujourd’hui aux Etats-Unis, a travaillé toute sa vie sur la communauté turque de Bulgarie à laquelle il a consacré nombre d’ouvrages et d’articles. Il décrit l’assimilation qu’ont connu les Turcs de Bulgarie en indiquant qu’« entre décembre 1984 et mars 1985, près d’un millions de Turcs de Bulgarie ont été forcés de remplacer leurs prénoms et noms turcs par des patronymes bulgares. Cette période de l’histoire appelée « processus de renaissance nationale » provient d’une politique menée déjà depuis les années 1950 ». « En mars 1985, le gouvernement bulgare annonce que la nation bulgare est homogène, avec une seule langue, une culture uniforme et une idéologie, le communisme. Pas de place donc aux autres communautés, dont les Turcs. Commence alors une bulgarisation forcée des noms et prénoms des Turcs de Bulgarie » ajoute M. Eminov. Cette assimilation passe aussi par le manque d’heures de cours de langue turque : « Ces cours sont optionnels, le nombre des professeurs formés pour l’enseignement de cours est insuffisant et ces derniers sont très mal payés. De plus, les manuels scolaires en turc sont également faible. » Ajoutés à cela, les mosquées en Bulgarie qui manquent, selon le chercheur, d’imams bien formés. De plus, des lieux de culte ont été vandalisés sans que le gouvernement n’enquête sérieusement.
Le plus important exode humain depuis la Seconde Guerre mondiale
M. Eminov n’a pas connus ces épisodes. Comme beaucoup d’autres à cette époque, il a fui le régime communiste en 1960 rejoignant la Grèce dans un premier temps puis les Etats-Unis où il vit depuis. Mais sa propre famille a été victime de cette politique forcée d’assimilation : « Toute ma famille et mes proches qui vivaient en Bulgarie à cette époque ont été forcés à l’assimilation dans les années 1980 y compris le remplacement des noms et prénoms turcs par des équivalents bulgares. Même les patronymes des personnes mortes ont été remplacés. Par exemple, mon frère Raif Mümünov Eminov était devenu Radi Marinov Emilov et ma mère, Hayriye, était devenue Khristina » Selon l’argument des autorités bulgares de l’époque, ceux qui se considéraient comme musulmans ou Turcs en Bulgarie, avaient en réalité été islamisés et turcisés de force durant la période ottomane. Leur attribuer des prénoms et des noms bulgares leur permettraient donc de renouer avec leur prétendue identité originelle. Selon Ali Eminov, les exactions subies par les Turcs de Bulgarie ne s’arrêtaient pas là : fermetures de mosquées, destruction de pierres tombales avec inscriptions en turc ou en arabe, interdiction de porter des vêtements traditionnels turcs, prohibition de toute pratique religieuse publique et bannissement des pratiques culturelles turques. S’en suit des vagues de manifestations de Turcs de Bulgarie protestant contre cette politique d’assimilation forcée et réclamant le recouvrement de leurs patronymes. Les autorités bulgares répliquent alors par l’utilisation de la force causant ainsi la mort de plusieurs personnes puis forcent les Turcs à quitter le pays. Selon Ali Eminov, « il s’agit du plus important exode depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Entre juin et août 1989 quelques 350 000 Turcs ont ainsi quitté la Bulgarie et ont rejoint la Turquie. 150 000 sont revenus après la chute de Jivkov en novembre 1989 ». En 1990, après la chute du régime dictatorial, l’ensemble des Turcs de Bulgarie retrouvent leur nom et prénom d’origine. A cette même date se créé, un parti politique, le Mouvement pour les Droits et les Libertés avec à sa tête, Ahmed Dogan.
Le Mouvement pour les Droits et les Libertés dans le jeu politique bulgare
Son nom trahit sans équivoque ses origines turques. Ahmed Dogan est un homme influent de la vie politique en Bulgarie. Il n’est autre que le président du MDL, le Mouvement des Droits et des Libertés, communément appelé le parti des Turcs. Crée en 1990, le MDL a été une réponse institutionnelle de la part de la communauté turque de Bulgarie à la politique d’assimilation dont ils ont été victimes. Aux élections législatives de 2001, soit dix ans après sa création, le MDL remporte 7,5% des suffrages exprimés obtenant 21 sièges au parlement national et rejoignant ainsi la coalition gouvernementale au pouvoir. Depuis, il ne cessera d’être une force politique majeure dans l’équilibre politique bulgare, faisant ainsi les majorités au pouvoir tout en étant régulièrement accusé de corruption. Aux élections de 2005, il réussit à obtenir 13,7% des voix et s’empare de 33 sièges à l’assemblée. Deux ans plus tard, pour la première élection européenne du pays après l’adhésion à l’Union européenne, le parti d’Ahmed Dogan, permet au MDL d’obtenir 4 sièges à Strasbourg avec plus de 20% des voix exprimées. Mais à l’issue de l’euro-scrutin de mai 2009, le MDL perd deux sièges au parlement européen récoltant 15,55% des suffrages exprimés. Si l’abstention joue un rôle dans ce résultat, la principale cause de cette baisse réside dans la montée en puissance du parti d’extrême droite bulgare Ataka.
Le spectre d’Ataka aux élections du 5 juillet
Arrivé dans le jeu politique national durant les élections de 2001 obtenant 21 sièges au parlement, Ataka surfe sur une vague anti-Rom et anti-turque. Pour Ali Eminov, le parti d’Ataka est un risque sérieux pour l’équilibre de la société bulgare et celui des Turcs et des Musulmans du pays : « Ataka a beaucoup joué durant la campagne aux européennes sur le discours anti-turque et anti-musulman dans sa campagne ». Il pense que leur succès à l’euro-scrutin pourra se répéter pour les élections législatives du 5 juillet prochain : « Les sondages indiquent qu’un autre parti de droite, le GERB mené par le maire de Sofia, Boiko Borissov, pourrait remporter ces élections. Ce même parti a affirmé durant la campagne que les enfants nés en Bulgarie, peu importe leurs origines ethniques ou religieuses, devraient porter des noms bulgares. Certains ont même suggéré qu’une coalition entre le GERB et Ataka se forme pour en finir avec la présence du MDL au sein du gouvernement ».
Une communauté turque pauvre et encore marginalisée
Malgré la présence du MDL dans le jeu politique bulgare, menacé par la percée nationale d’Ataka et l’amélioration globale des droits des musulmans et des Turcs en Bulgarie, les campagnes d’assimilation forcée des années 1970 et 1980 ont laissé des traces et la fracture entre Bulgares dits de souche et la communauté turque reste vivante surtout dans les régions reculées. « Les structures sociales de la communauté comme les komsuluk, qui étaient très présentes avant la politique d’assimilation, n’ont pas été recréées après cet épisode. Aujourd’hui, les attitudes d’Ataka ou d’autres partis politiques bulgares, qui prêchent la restriction des droits des Turcs voire leur expulsion du pays, mettent à mal le développement des relations inter-communautaires et inter-culturels » explique Ali Eminov. Ajoutés à cela, un taux de chômage et de pauvreté au sein de la communauté turque plus élevés que la moyenne nationale. La chute du régime communiste a aussi sonné la fin des entreprises étatiques comme l’industrie nationale de tabac qui employait énormément de Turcs. L’Etat bulgare n’a fait que très peu pour développer des alternatives à cette fin de l’économie étatique.
« Les Turcs se sentent aussi citoyens bulgares »
Milena est une jeune Bulgare de 30 ans, vivant en France depuis 2 ans. Elle nous parle des Turcs de Bulgarie.
Quel est votre lien avec les Turcs de Bulgarie ?
Avec mon mari français, nous avons acheté une petite maison dans un village turc situé entre Plovdiv, deuxième ville du pays et Kardjali, une ville à majorité turque. Je me suis donc mise à apprendre le turc à Paris afin de pouvoir parler avec les habitants du village.
Quel regard portez-vous sur les Turcs de Bulgarie ?
Dans les Turcs bulgares que je connais, aucun n’a des idées extrêmes. Personne par exemple ne souhaite faire sécession. Les Turcs que je connais sont des gens intelligents, qui ont fait des études. Et les habitants du village où nous avons acheté une maison, sont très sympas et attachants et avec qui l’on s’entend bien. Mais apprendre le turc pour communiquer est indispensable car beaucoup de l’ancienne génération ne parle pas le bulgare. Mais un Turc que j’ai rencontré et qui vit à Kardjali, disait quant il parlait « Nous les Bulgares ». Cela prouve bien que les Turcs se sentent aussi citoyens bulgares.
Y-a-til un risque de dérive xénophobe du pouvoir bulgare avec la montée en puissance d’Ataka ?
C’est clair qu’Ataka a un discours fasciste et raciste. Mais pour moi, les Bulgares ne sont pas racistes. Je pense que les Bulgares s’ils votent pour Ataka, c’est qu’ils ont été déçus par les coalitions successives dans lesquelles le parti turc du MDL a pris part. Ils ont l’impression d’avoir été délaissés. Et le parti du maire de Sofia, GERB surfe aussi sur cette vague en se rapprochant de discours nationalistes.
Source : Zaman