La Suisse devra rendre des comptes

Au niveau de la Genève internationale, l’impact du vote de dimanche est considérable. Les diplomates sont atterrés et la déception immense parmi les pays du tiers-monde, dont beaucoup sont musulmans. « Maintenant l’image de la Suisse s’est brouillée », constate Babacar Ba, le représentant de l’Organisation de la conférence islamique à l’ONU.

Devant le Conseil des droits de l’homme !

Les réactions sont d’autant plus sévères dans les enceintes onusiennes que la Suisse y joue le rôle de garante des libertés. Ironie de l’histoire, elle va désormais devoir rendre des comptes devant le Conseil des droits de l’homme qu’elle a porté à bout de bras contre vents et marées. Hier, un porte-parole du Haut-Commissariat aux droits de l’homme a précisé que les Nations Unies allaient prendre position sur le résultat du scrutin. La rapporteuse spéciale sur la liberté de religion, Asma Jahangir, y voit déjà des « conséquences négatives ».

C’est le crédit de la Suisse qui est désormais en jeu. Au niveau diplomatique, la Confédération s’est efforcée, dès hier, de rassurer ses partenaires.
Mais le problème ne se situe pas au niveau des diplomates mais plutôt au niveau de l’opinion publique arabe. « A notre niveau, nous savons faire la part des choses entre la position du gouvernement et le vote des gens. Mais vu de l’étranger, c’est perçu comme un vote antimusulmans », constate Babacar Ba.

De fait, la Suisse, qui pouvait parfois compter sur le soutien de pays arabes et africains dans les enceintes onusiennes, risque de se retrouver isolée. Ce n’est pas l’Europe qui va voler à son secours. «  Le résultat de ce référendum va à l’encontre des valeurs de tolérance, de dialogue et de respect des croyances de l’autre  » a déclaré hier Lluís Maria de Puig, président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. « C’est un coup terrible pour la politique étrangère de la Suisse. C’est la fin de la politique de conciliation que la Suisse était capable de mener jusqu’à maintenant au Conseil des droits de l’homme », fulmine Jean Ziegler.

Alain Jourdan


OLIVIER BOT | 01.12.2009 | 00:05

Islamophobie. Le mot est lâché. Ferme. Et la Suisse se retrouve soudain pointée du doigt par des pays du monde arabo-musulman, au-delà de la seule Libye de Khadafi. Au lendemain de la votation interdisant les minarets en Suisse, les commentaires étaient cependant peu nombreux dans la presse du monde arabe. Trop tôt. Les voix autorisées de l’islam ne se sont pas encore exprimées. Et puis il y a les congés de l’Aïd actuellement.

Les appels au boycott tant redoutés par la finance helvétique et la Genève internationale restaient, eux, cantonnés à quelques sites extrémistes, blogs et forums hier. Mais l’affiche des antiminarets a fait la une du Kuwait Times dans les Emirats, comme du quotidien libanais Al Mustaqbal. Avec un mélange d’incompréhension, de stupéfaction et de rejet d’un «  Occident otage de ses extrémistes  », comme l’a déclaré hier le Turc Ekmeleddin Ihsanoglu, secrétaire général de l’Organisation de la conférence islamique qui regroupe 57 pays islamiques.

« Calomnie »

Sur le site de la télévision Al Arabyia, le sondage du jour concerne la votation intolérante : « D’accord avec le vote suisse ? Pas d’accord. Je crois que l’Europe ferait mieux de jeter des ponts… C’est de l’islamophobie et cela calomnie les musulmans et l’islam. » Le résultat ne fait pas mystère.

Sur la page d’accueil d’Al-Jazira , l’article sur l’interdiction des minarets est en tête de ceux qui ont été envoyés par e-mail par les internautes ce lundi. Et dans les commentaires, l’un d’eux, Ismail30, attend de l’Organisation de la conférence islamique une réponse qui doit « protéger les intérêts islamiques ». Il propose donc le boycott des produits suisses et le retrait des fonds de nos banques. « Une réponse adéquate à ce pas islamophobique », écrit-il. Sur le même registre, cependant, on n’entend guère que le groupe radical pakistanais Jamaat-e-islami, qui siège au parlement d’Islamabad, dénonçant « l’islamophobie extrême des Occidentaux ».

Pas de blasphème

Car du point de vue religieux, l’affaire n’est pas du même ordre que les caricatures de Mahomet. Pas de blasphème ici. Et cela change tout. Les autorités religieuses partagent certes le constat navrant, parlent de racisme, « d’insulte », comme le grand mufti d’Egypte (lire ci-dessous), mais appellent au calme. Ainsi, le dignitaire chiite Fadlallah, à Beyrouth, estime que ce vote est «  destiné à inciter au racisme contre les musulmans  ». Mais il ajoute à l’adresse des musulmans suisses qu’il leur faut « agir positivement, même à l’égard de ceux qui ont voté pour l’interdiction des minarets », et « ne pas céder à la violence ».

Dans le plus grand pays musulman au monde, l’Indonésie, la principale organisation musulmane, la Nahdlatul Ulama, voit dans ce vote «  un signe de haine, d’intolérance  » mais appelle « à ne pas agir avec excès ». Les lecteurs d’Asharq Al-Awsat, le quotidien panarabe édité à Londres, refusent, eux, dans un sondage express, de céder à la provocation et prônent « le dialogue religieux ». Celui qui a fait défaut, dimanche, en Suisse.


« Une insulte », selon le grand mufti du Caire

« Une insulte. » Ali Gomaa, le grand mufti d’Egypte, a dénoncé dès dimanche soir le résultat du référendum suisse interdisant la construction de minarets. « Ce résultat n’est pas une simple atteinte à la liberté religieuse, c’est aussi une insulte aux sentiments de la communauté musulmane en Suisse comme ailleurs », a réagi le dignitaire religieux.

Le grand mufti, officiellement appointé par le régime pour interpréter la loi islamique, a parallèlement appelé les musulmans à ne pas se sentir provoqués par cette interdiction, encourageant ses coreligionnaires en Suisse à dialoguer avec les autorités et à utiliser les moyens légaux pour contester le référendum de dimanche.

Ironie du calendrier, le résultat de la votation est intervenu dans la torpeur des congés de l’Aïd Al-Adha, la principale fête musulmane. Les réactions devraient donc fleurir à partir de ce mardi, quand la vie reprendra son cours. Mais déjà, le sujet fait l’ouverture des journaux télévisés. Sur les plateaux, les intervenants s’interrogent : « Quel avenir pour les musulmans d’Europe ? », demandent les uns, quand d’autres s’inquiètent des relations entre « l’Occident » et l’islam. Le ton, pour l’heure, est posé. Mais la colère et l’incompréhension pointent.

Blessures ravivées

Car cette décision vient raviver des blessures mal refermées. La publication en 2005 des caricatures du prophète Mohammed avait fait grand bruit ici, provoquant manifestations et boycottage des produits danois. Mais, pour l’instant, pas d’appels significatifs dans ce sens contre la Suisse.

Plus récemment, la question de l’islamophobie a été relancée par le meurtre cet été en Allemagne de Marwa Al-Sherbini. Cette Egyptienne voilée avait été poignardée en plein tribunal par un jeune Allemand alors qu’elle venait témoigner contre lui dans un procès où il était jugé pour insultes racistes.

La réaction jugée trop tardive des autorités allemandes à dénoncer le crime avait suscité une vague d’indignation en Egypte. La condamnation à perpétuité du meurtrier a apaisé le climat. Mais dans une Egypte ultrasensible à la perception de l’islam, le vote suisse risque de relancer le débat.

Ludovic Gonty, Le Caire


Symbole d’un malaise européen

La votation de dimanche exprime un malaise qui dépasse les frontières suisses. C’est en France — qui vit un intense débat sur l’identité nationale — que les réactions semblent les plus nombreuses. Quitte à provoquer des déclarations contradictoires au sein même du parti au pouvoir, l’UMP.

Ainsi, son secrétaire général Xavier Bertrand et son porte-parole Dominique Paillé commentent de façon très prudente le vote suisse. Ils estiment ne pas être « sûrs que des minarets soient nécessaires à la pratique de l’islam ».

En revanche, le chef du groupe de ce même parti à l’Assemblée nationale, Jean-François Copé, ne se place pas du tout sur la même ligne et regrette «  le message de stigmatisation  » que lance ce vote à l’endroit des musulmans. Le ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner s’illustre par des affirmations particulièrement dures et parle «  d’oppression d’une religion  ».

Comme l’affaire Polanski

Cela dit, on remarque en France un large fossé qui sépare les positions des élites politiques et médiatiques de celles des internautes, comme cela fut constaté lors de l’arrestation du cinéaste Polanski en Suisse. En lisant les commentaires de lecteurs des quotidiens Le Parisien, Le Monde, Le Figaro, L e Télégramme de Brest et Le Dauphiné Libéré, il apparaît que le refus des minarets en Suisse est approuvé par une écrasante majorité d’internautes. Si un référendum sur cette même question était organisé en France, les minarets ne passeraient peut-être pas la rampe ! Le succès de l’extrême droite helvétique ferait-il tache d’huile ? Le député néerlandais d’extrême droite Geert Wilders a interpellé le gouvernement pour qu’il organise aux Pays-Bas le même référendum qu’en Suisse.

La droite gouvernementale italienne y va aussi de son soutien à peine masqué. Le ministre des Infrastructures Roberto Castelli (Ligue du Nord) propose d’ajouter un crucifix au drapeau national.

La loi allemande interdirait la tenue d’une votation « à la Suisse ». Mais le gouvernement d’Angela Merkel se garde bien de condamner le résultat de l’initiative qui doit être « pris au sérieux », comme le relève un responsable de la CDU.

Jean-Noël Cuénod / Paris