Par Adela Naibova
Si les frontières internationales sont fixées en prenant en compte divers facteurs comme l’histoire, l’ethnographie, la démographie, facteurs qui peuvent prêter à des interprétations subjectives, elles sont en revanche préservées grâce un élément qui ne peut prêter à débat : le droit. Le conflit du Karabakh a fait couler beaucoup de sang mais également beaucoup d’encre. Les deux parties arménienne et azerbaïdjanaise s’affrontent notamment sur des plateformes médiatiques en ayant recours à des arguments historiques. L’histoire de la région du Karabakh est aussi riche que complexe, elle sera abordée dans un autre article mais en attendant, que dit le droit ?
Rappel historique
Après avoir appartenu à la Première République d’Azerbaïdjan de 1918 à 1920, il a été décidé par le Bureau Caucasien que la région du Karabakh, frontalière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, serait conservée dans le territoire azerbaïdjanais faisant désormais partie de la République Socialiste et Soviétique d’Azerbaïdjan. Déclaration originale à retrouver ci-dessous. Les régions frontalières entre deux États, comme le Karabakh, étaient naturellement des régions à peuplement divers et mixtes. Le Karabakh a obtenu le statut d’oblast autonome au sein de la RSS d’Azerbaïdjan en 1923. Pendant près de soixante-dix ans, les peuples de cette région, Arméniens, Azerbaïdjanais, Kurdes et autres, ont cohabité en paix, voisins.
Le Karabakh se subdivise en Haut-Karabakh et Bas-Karabakh. Si le Haut-Karabakh était peuplé d’une majorité arménienne, environs 150.000 habitants, le Bas-Karabakh était peuplé d’une majorité azerbaïdjanaise, au moins 600.000 habitants. Certaines villes comme Choucha dans le Haut-Karabakh étaient en revanche peuplées quasi-exclusivement d’Azerbaïdjanais.
Les populations arméniennes du Karabakh ont exprimé des revendications indépendantistes concernant la région du Haut-Karabakh tout au long du XXe siècle. Le Haut-Karabakh à lui seul est cependant une enclave au coeur de l’Azerbaïdjan sans frontières avec l’Arménie. Cette frontière ne peut être obtenue qu’en annexant le Bas-Karabakh, permettant de rattacher l’enclave à l’Arménie et permettant ainsi d’assurer sa viabilité.
Cette annexion a été obtenue au terme de la première guerre du Karabakh de 1988 à 1994. Cette guerre a opposé l’État azerbaïdjanais aux séparatistes arméniens du Haut-Karabakh soutenus par l’État arménien. L’Azerbaïdjan a perdu cette guerre.
Le 2 septembre 1991 le Haut-Karabakh s’est proclamé république indépendante. Cette indépendance a été confirmée selon les autorités de l’oblast par un référendum du 10 décembre 1991 avec une majorité de 99,98% de « oui » sur 108.736 votes. Ce référendum a cependant eu pour conséquence l’annexion de facto du Bas-Karabakh qui était peuplé au moins six fois plus que le Haut-Karabakh (région montagneuse) et par des populations quasi-exclusivement azerbaïdjanaises, auxquelles la participation au référendum n’a pas été proposée et dont la participation n’aurait même pas pu être réalisée.
En effet, la guerre du Karabakh aura marqué l’histoire en étant une de celles provoquant le plus de populations déplacées internes au monde, on parle d’environs 800.000 voire 1 million de 1990 à 2020. Au cours de cette guerre ayant fait 30.000 morts (20.000 Azerbaïdjanais, 10.000 Arméniens) dans les années 1990, les populations azerbaïdjanaises qui peuplaient Haut et Bas Karabakh ont dû fuir vers l’Azerbaïdjan pour éviter des massacres de populations civiles.
Quid de la communauté internationale ? Deux piliers pour la résolution pacifique et juridique du conflit : L’ONU et le Groupe de Minsk de l’OSCE.
Une approche juridique
Dans le cadre de ce conflit, la communauté internationale a souvent réagi mais a rarement agi. Dès les premiers combats dans les années 1990, l’Organisation des Nations Unies dont font partie l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont adopté à unanimité quatre résolutions : demandant la cessation des hostilités, demandant le retrait de toutes les forces d’occupation des districts azerbaïdjanais, invitant le Gouvernement arménien à user de son influence pour faire en sorte que les Arméniens de la région du Haut-Karabakh se conforment aux résolutions adoptées par l’ONU, condamnant les violations du cesser-le-feu, condamnant les attaques contre les civils et les bombardements.
Les résolutions 822, 853, 874 et 884 ont été adoptées en 1993, respectivement les 30 avril, 29 juillet, 14 octobre et 12 novembre. Les résolutions originales sont à retrouver ci-dessous. Elles condamnent nommément les occupations des villes comme Kalbajar, Agdam, Fizuli, Jabrayil, Qubadli, Zangilan, villes situées dans le Haut-Karabakh comme dans le Bas-Karabakh.
Ces résolutions de l’ONU n’ont jamais été appliquées.
Ainsi, aucun État membre de l’ONU, y compris l’Arménie n’a jamais reconnu la république autoproclamée du Haut-Karabakh. Elle n’a été reconnue que par l’Abkhazie, l’Ossetie et la Transnistrie, d’autres états auto-proclamés non reconnus par la communauté internationale.
En 1992, le groupe de Minsk est créé par l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), il se présentait alors comme une organisation européenne chargée d’encourager la recherche d’une résolution pacifique et négociée entre les deux parties, Arménie et Azerbaïdjan. Allemagne, Biélorussie, Suède, Italie, Pays-Bas, Portugal, Turquie, Finlande font partie du groupe, de même que les deux États parties au conflit, ainsi que ses co-présidents, choisis, qui sont depuis près de trente ans la Russie, les États-Unis et la France.
L’action principale (et unique) du groupe de Minsk de même que de l’ONU a été l’instauration d’un cesser-le-feu en 1994, bien que ce-dernier fut rompu un nombre incalculable de fois à la frontière, donnant même lieu à des escalations ponctuelles comme en avril 2016, ce cesser-le-feu a permis d’épargner des vies mais aucune solution durable n’a été apportée par la communauté internationale à ce conflit.
L’Azerbaïdjan a été amputé d’entre 13 et 20% de son territoire, a dû replacer au moins 600.000 de ses citoyens qui ont fui le Karabakh et 200.000 qui ont fui l’Arménie en attendant qu’une solution diplomatique et pacifique soit négociée par les deux parties sous égide de la communauté internationale, en vain.
La Seconde Guerre du Karabakh qui s’est déroulée du 27 septembre au 10 novembre 2020 a permis à l’Azerbaïdjan de restaurer son intégrité territoriale par la force militaire face à l’échec et l’impuissance du droit et de la communauté internationale qui a condamné l’occupation illégale des territoires azerbaïdjanais mais n’a jamais eu les moyens d’accompagner ces condamnations de mesures de sanction.
Dans le cadre de cette guerre, le droit international n’a pas peu souffert. Les deux parties auraient eu recours à des mercenaires et des combattants volontaires d’origine étrangère dans leurs armées. Les deux parties utiliseraient des bombes au phosphore et des armes à sous-munitions, interdites par les traités internationaux, mais pas ratifiés par l’Arménie ni l’Azerbaïdjan. Enfin, des populations civiles ont également été touchées, intentionnellement pour la partie arménienne visant de grandes villes densément peuplées en Azerbaïdjan comme Ganja ou Barda au milieu de la nuit et faisant des centaines de morts et blessés civils à plusieurs reprises.
Dans les dernières semaines notamment, la communauté arménienne dans de nombreux États, notamment les trois États co-présidents du groupe de Minsk abritant les plus grandes diasporas arméniennes : États-Unis, France et Russie a tenté de faire pression pour faire reconnaitre la République d’Artsakh. Notons ce changement de dénomination qui n’est pas anodin. Si pendant longtemps les séparatistes reconnaissaient avoir nettoyé ethniquement le Bas-Karabakh de sa population pour obtenir une frontière avec l’Arménie, Bas-Karabakh qu’ils appelaient « zone tampon » presque fantôme depuis trois décennies, ils demandaient jadis la reconnaissance de la république du Haut-Karabakh seulement. Depuis quelque temps, la dénomination utilisée est « république d’Artsakh », avec des frontières englobant le Haut et le Bas Karabakh. Certaines villes européennes, notamment en France, ont reconnu ce territoire, allant à l’encontre du droit national et international. La reconnaissance de ce territoire par un État, comme la France, où près de 200 élus ont signé des requêtes allant dans ce sens, serait désastreuse pour sa réputation internationale, en termes d’intégrité, de justice, d’égalité, c’est la raison pour laquelle même l’Arménie malgré son implication évidente n’a jamais reconnu la république du Haut-Karabakh, encore moins la république d’Artsakh.
Une paix récente
De facto, un conflit de plus de trente ans entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie vient de prendre fin. Sous l’égide du Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, le Président d’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev et le Premier Ministre d’Arménie, Nikol Pachinian ont signé un accord tripartite de fin des hostilités qui est entré en vigueur le 10 novembre 2020. Cet accord consacre la victoire militaire de l’Azerbaïdjan et lui permet de récupérer le contrôle total d’environs 3/4 de son territoire.
L’Azerbaïdjan n’est en revanche pas le seul gagnant de cette guerre. La Russie s’impose comme garante de la paix dans le Caucase, cette région qui lui est si chère pour 5 ans au moins. En effet environs 2.000 casques bleus russes ont été déployés dès le 10 novembre dans le Karabakh permettant de concrétiser ce cesser-le-feu, bien différent des précédents. D’ici le 1er décembre toute force militaire arménienne devra avoir quitté le Karabakh. Les populations civiles d’origine arménienne sont en revanche invitées à continuer à vivre dans la région aux côtés des civils azerbaïdjanais qui seront réinstallés prochainement après que la région ait été sécurisée, nettoyée d’éventuelles mines. Vladimir Poutine ré-instaure ainsi l’historique mainmise russe sur la région du Caucase, influence qui tombait en désuétude depuis que l’Azerbaïdjan avait commencé à exporter son pétrole et son gaz de façon totalement indépendante et depuis que le régime arménien de Nikol Pashinian commençait à sembler trop occidental et indépendant par rapport à la Russie.
La Turquie, soutien moral inconditionnel, amie de l’Azerbaïdjan sort également victorieuse du récent dénouement des évènements. En effet, dès l’annonce de la cessation des combats, le peuple azerbaïdjanais a exprimé son inquiétude quant à l’unique présence de casques bleus russes dans la région, inquiétude alimentée par l’amitié historique de la Russie et de l’Arménie (semblable à celle qu’ont la Turquie et l’Azerbaïdjan) qui a été notamment à la source de la défaite totale de l’Azerbaïdjan dans les années 1990. Les Azerbaïdjanais tenaient absolument à la présence de casques bleus turcs et ils l’ont obtenu. Au lendemain de la signature du cesser-le-feu, la Russie de V. Poutine et la Turquie de R.T. Erdogan ont convenu de collaborer ensemble à préserver la paix dans le Karabakh.
L’Iran qui avait tenu des discours plutôt pro-arménien ces dernières semaines semble quant à elle être désavantagée car elle devra composer avec une nouvelle carte, perdant de facto sa frontière avec l’Arménie. Cette République islamique craignant son voisin azerbaïdjanais où un islam chiite est pratiqué dans le cadre d’un gouvernement laïque au possible, un Iran où une très forte minorité Azérie s’est opposée à l’aide que le pays voulait apporter à l’Arménie.
L’échec de l’action des organisations internationales, notamment occidentales est assez évident. La Russie et la Turquie qui ont pourtant eu et ont des différends concernant d’autres conflits ont rappelé une fois de plus que le Caucase et l’Asie centrale sont leur chasse gardée, cette région du monde où des millions d’habitants sont originaires de populations turciques mais sont russophones car ex-ressortissants soviétiques. La Russie co-présidente du groupe de Minsk a pris la situation en main et est sortie grande gagnante, consolidant ses rapports avec l’Azerbaïdjan qui a une importance stratégique et économique pour elle et reprenant sous sa coupe l’Arménie qui s’était détournée d’elle et de ses oligarques avec le gouvernement Pashinian. Les États-Unis, sous la présidence de Trump, étant plus préoccupés par leur élection présidentielle ont été assez distants concernant le conflit. La France de Macron, en revanche semble assez désemparée d’avoir été écartée après s’être positionnée sur le conflit, notamment après avoir évoqué des djihadistes combattant pour l’Azerbaïdjan, cette position ayant coûté à la France sa stature impartiale dans le cadre de sa présidence du groupe de Minsk et une amitié dévouée de la part d’un Azerbaïdjan francophile.
Ce cesser-le-feu signé in extremis avant la victoire militaire totale de l’Azerbaïdjan permet à l’Arménie de garder l’ex capitale de la république auto-proclamée, Stepanakert, de population arménienne. N. Pashinian qualifie cet accord d’ « extrêmement douloureux pour lui et son peuple ». Les clauses sont nombreuses, ci-après les plus emblématiques. Les villes de Khankendi (Stepanakert), Khojaly, Agdara et Khojavand continueront d’abriter des populations arméniennes sous la protection des casques bleus. Un couloir reliant ces territoires à l’Arménie sera mis en place à travers le corridor de Latchine. Un couloir reliant l’Azerbaïdjan par le Karabakh à son exclave du Nakhtchivan sera mis en place à la frontière iranienne, redessinant les frontières de la région, amputant l’Arménie de sa frontière avec l’Iran et permettant à l’Azerbaïdjan d’avoir une route directe la reliant à la Turquie. Le Karabakh n’aura pas de statut particulier à part celui de région de la République d’Azerbaïdjan. Tous les habitants du Karabakh quelle que soit leur origine ethnique recevront des passeports et la nationalité azerbaïdjanais.
Quid de l’avenir ?
Les casques bleus turcs et russes se sont installés depuis quelques jours dans le Karabakh pour cinq ans renouvelables pour les russes et au moins deux ans pour les turcs. Le but désormais pour les deux parties est d’aller de l’avant et de réapprendre à cohabiter comme elles l’ont fait avec succès pendant de nombreuses décennies.
Le Gouvernement ainsi que le peuple azerbaïdjanais seraient prêts à aller dans ce sens. Les infrastructures du Karabakh seraient reconstruites. Les plus de 800.000 personnes déplacées et réfugiées depuis trente ans à cause de la guerre du Karabakh seraient réinstallées dans la région. Les casques bleus s’assureraient que la cohabitation se déroule paisiblement.
Si le Gouvernement arménien a dû se rendre à l’évidence de devoir accepter cette défaite, elle n’a pour le moment pas été entérinée par le peuple arménien. Depuis quelques jours l’Arménie traverse une période de grande instabilité politique interne, N. Pashinian y perdra certainement son rôle à la tête de l’État et peut-être même sa tête tout court. Le peuple, en colère, manifeste quotidiennement dans les rues de la capitale Erevan et demande des comptes à son Gouvernement pour cette signature de défaite et pour les pertes humaines quand leurs élus leur annonçaient pourtant depuis deux mois ne pas avoir perdu l’avantage militaire.
L’étape ultime de cette paix serait de ré-instaurer des relations diplomatiques entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, permettant aux ressortissants des deux États voisins d’aller et venir librement. Ces liens diplomatiques pourraient aboutir à terme à des alliances économiques et culturelles pour ces deux États du Caucase qui partagent un important patrimoine commun. Il faudra du temps aux deux parties dont les histoires resteront marquées à jamais par ce sombre chapitre, pour en écrire un nouveau, ensemble.