AFFAIRE PERİNÇEK c. SUISSE (Requête no 27510/08) ARRÊT complet
GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE PERİNÇEK c. SUISSE
(Requête no 27510/08)
ARRÊT
STRASBOURG
15 octobre 2015
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
PROCÉDURE
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Le requérant
B. Les propos en cause
C. La procédure pénale dirigée contre le requérant à raison de ces propos
D. Les poursuites pénales engagées en 2008 contre le requérant
E. Autres éléments produits par les tiers intervenants
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution de la Confédération suisse
B. L’article 261bis du code pénal
1. Le texte de l’article
2. La genèse de l’article
3. Application à des propos tenus antérieurement à ceux du requérant concernant les événements survenus en 1915 et les années suivantes
C. Autres dispositions pertinentes du code pénal
D. Le postulat no 02.3069
E. La loi de 2005 sur le Tribunal fédéral suisse
III. LE DROIT INTERNATIONAL ET EUROPÉEN PERTINENT
A. Droit international général
1. En matière de génocide
2. La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
3. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
B. Instruments et textes pertinents du Conseil de l’Europe
1. Le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité
2. La Résolution no (68) 30 du Comité des Ministres
3. La Recommandation no 97/20 du Comité des Ministres sur le « discours de haine »
4. Les travaux de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance
C. Droit pertinent de l’Union européenne
IV. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DU LITIGE
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 17 DE LA CONVENTION
A. L’arrêt de la chambre
B. Observations devant la Grande Chambre
1. Les parties
2. Les tiers intervenants
C. Appréciation de la Cour
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
A. L’article 16 de la Convention
B. Justification sous l’angle de l’article 10 § 2 de la Convention
1. Légalité de l’ingérence
a) L’arrêt de la chambre
b) Observations devant la Grande Chambre
i. Les parties
ii. Les tiers intervenants
c) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
2. But légitime
a) L’arrêt de la chambre
b) Observations devant la Grande Chambre
i. Les parties
ii. Les tiers intervenants
c) Appréciation de la Cour
i. La « défense de l’ordre »
ii. La « protection (...) des droits d’autrui »
3. La nécessité, dans une société démocratique, de l’ingérence
a) L’arrêt de la chambre
b) Observations devant la Grande Chambre
i. Les parties
α) Le requérant
β) Le gouvernement suisse
ii. Les tiers intervenants
α) Le gouvernement turc
β) Le gouvernement arménien
γ) Le gouvernement français
δ) L’Association Suisse-Arménie
ε) La Fédération des associations turques de Suisse romande
ζ) Le CCAF
η) L’Association turque des droits de l’homme, le centre « Vérité Justice Mémoire » et l’Institut international pour l’étude du génocide et des droits de l’homme
θ) La FIDH
ι) La LICRA
κ) Le Centre de la protection internationale
λ) Le groupe d’universitaires français et belges
c) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
α) Sur l’application de l’exigence de l’article 10 § 2 de la Convention voulant qu’une ingérence soit « nécessaire dans une société démocratique »
β) Sur la mise en balance des articles 10 et 8 de la Convention
ii. Jurisprudence pertinente de la Cour
α) Identité de groupe et réputation des ancêtres
β) Appels à la violence et « discours de haine »
γ) Négation de l’Holocauste et autres propos sur les crimes nazis
δ) Débats d’ordre historique
ε) Affaires dirigées contre la Turquie concernant des propos relatifs aux événements survenus en 1915 et les années suivantes
iii. Application en l’espèce des principes et de la jurisprudence susmentionnés
α) La nature des propos du requérant
β) Le contexte de l’ingérence
Facteurs géographiques et historiques
Le facteur temporel
γ) Mesure dans laquelle les propos du requérant ont porté atteinte aux droits des membres de la communauté arménienne
δ) Sur l’existence ou l’absence d’un consensus parmi les Hautes Parties contractantes
ε) L’ingérence peut-elle passer pour imposée par les obligations internationales de la Suisse ?
ζ) Le raisonnement suivi par les tribunaux suisses pour justifier la condamnation du requérant
η) Gravité de l’ingérence
θ) Mise en balance du droit du requérant à la liberté d’expression et du droit des Arméniens au respect de leur vie privée
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
A. Dommage
B. Frais et dépens
OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA JUGE NUSSBERGER
Le débat historique, volet de la liberté d’expression
Points de désaccord avec le raisonnement de la majorité
Distinction entre la jurisprudence de la Cour sur la négation de l’Holocauste et la présente affaire
Violation procédurale de l’article 10 de la Convention
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, CASADEVALL, BERRO, DE GAETANO, SICILIANOS, SILVIS ET KŪRIS
L’appréciation des propos du requérant
L’incidence des facteurs géographiques et historiques
L’incidence du facteur temporel
Le défaut de consensus
L’inexistence d’une obligation d’incriminer
La mise en balance des droits en cause
OPINION DISSIDENTE ADDITIONNELLE DU JUGE SILVIS, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES CASADEVALL, BERRO ET KŪRIS
En l’affaire Perinçek c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Mark Villiger,
Isabelle Berro,
Işıl Karakaş,
Ján Šikuta,
Päivi Hirvelä,
Vincent A. De Gaetano,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Helen Keller,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal,
Johannes Silvis,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 janvier et 9 juillet 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 27510/08) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant turc, M. Doğu Perinçek (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 juin 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant voyait en particulier dans la condamnation et la sanction pénales qui lui avaient été infligées en Suisse pour des propos qu’il y avait tenus en public en 2005 une violation de son droit à la liberté d’expression et de son droit de ne pas se voir imposer de peine sans loi.
3. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour ; « le règlement »). Le 12 novembre 2013, une chambre de cette section, composée de Guido Raimondi, président, Peer Lorenzen, Dragoljub Popović, András Sajó, Nebojša Vučinić, Paulo Pinto de Albuquerque et Helen Keller, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a déclaré la requête partiellement recevable et partiellement irrecevable, conclu à la violation de l’article 10 de la Convention et jugé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le fond du grief tiré par le requérant d’une violation de l’article 7 de la Convention. À l’arrêt de chambre, prononcé le 17 décembre 2013, était joint le texte de l’opinion concordante des juges Raimondi et Sajó et de l’opinion partiellement dissidente des juges Vučinić et Pinto de Albuquerque.
4. Le 17 mars 2014, le gouvernement suisse a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 2 juin 2014, le collège de la Grande Chambre a accueilli cette demande.
5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Le 15 octobre 2014, le gouvernement arménien, qui avait été autorisé à intervenir (paragraphe 7 ci-dessous), a demandé à la juge Keller de se déporter parce qu’elle avait siégé au sein de la chambre qui avait connu de l’affaire. Le 16 octobre 2004, la juge Keller a répondu qu’elle s’y refusait. Le 22 décembre 2014, le gouvernement arménien a prié le président de la Grande Chambre de récuser la juge Keller, pour la même raison. Le 7 janvier 2015, s’appuyant sur les dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 § 2 d) du règlement, le président a rejeté cette demande. Le 28 mai 2015, le juge Silvis, suppléant, a remplacé la juge Lazarova Trajkoskva, qui n’était pas en mesure de participer à la poursuite de l’examen de l’affaire (article 24 § 3 du règlement).
6. Le 3 juin 2014, le gouvernement suisse avait prié la Grande Chambre soit de ne pas tenir d’audience en l’espèce soit d’en tenir une à huis clos (articles 40 § 1 de la Convention et 63 §§ 1 et 2 du règlement). Par une décision du 10 juin 2014 rendue sur le fondement de l’article 71 § 2 du règlement combiné avec l’article 59 § 3 du règlement, la Cour a rejeté la demande du gouvernement suisse tendant à l’absence d’audience. Par une décision du 15 janvier 2015, elle a également rejeté sa demande tendant à la tenue d’une audience à huis clos.
7. Le requérant comme le gouvernement suisse ont déposé des observations écrites (articles 59 § 1 et 71 § 1 du règlement). En outre, le gouvernement turc, qui a exercé en l’espèce son droit d’intervention (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 b) du règlement), a produit des tierces observations. Ont également soumis des tierces observations les gouvernements arménien et français, qui avaient été autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement), ainsi que les organisations non gouvernementales et personnes suivantes, elles aussi autorisées à intervenir : a) l’Association Suisse-Arménie ; b) la Fédération des associations turques de Suisse romande ; c) le Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (« le CCAF ») ; d) l’Association turque des droits de l’homme, le centre « Vérité Justice Mémoire » et l’Institut international pour l’étude du génocide et des droits de l’homme ; e) la Fédération internationale des droits de l’homme (« la FIDH ») ; f) la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (« la LICRA » ) ; g) le Centre de la protection internationale, et h) un groupe d’universitaires français et belges. Les parties ont répliqué à ces observations dans leurs plaidoiries à l’audience (article 44 § 6 du règlement).
8. Par ailleurs, le gouvernement arménien a été autorisé à prendre part à l’audience (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
9. L’audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 28 janvier 2015 (articles 59 § 3 et 71 § 2 du règlement).
Ont comparu :
– pour le gouvernement suisse, défendeur
MM.F. Schürmann, chef de l’Unité Protection internationale
des droits de l’homme, Office fédéral de la justice,
Département fédéral de justice et police,agent,
D. Thürer, professeur émérite, Université de Zurich,conseil,
J. Lindenmann, directeur suppléant, Direction du droit
international public, Département fédéral
des affaires étrangères,
A. Scheidegger, directeur suppléant, Unité Protection
internationale des droits de l’homme, Office fédéral
de la justice, Département fédéral de justice et police,
MmeC. Ehrich, juriste, Unité Protection internationale
des droits de l’homme, Office fédéral de la justice,
Département fédéral de justice et police,conseillers ;
– pour le requérant
MM.M. Cengiz, avocat,
L. Pech, professeur de droit européen,
Université du Middlesex,conseils ;
– pour le gouvernement turc, intervenant
MM.E. İşcan, ambassadeur, représentant permanent de la Turquie
auprès du Conseil de l’Europe,agent,
S. Talmon, professeur de droit, Université de Bonn,conseil,
A. M. Özmen, juriste, ministère des Affaires étrangères,
MmesH. E. Demircan, directrice de section,
ministère des Affaires étrangères,
M. Yilmaz, conseillère, représentation permanente de la Turquie
auprès du Conseil de l’Europe,conseillers ;
– pour le gouvernement arménien, intervenant
MM.G. Kostanyan, procureur général,agent,
A. Tatoyan, vice-ministre de la Justice,agent adjoint,
G. Robertson, QC,
MmeA. Clooney, barrister-at-law,conseils,
MM.E. Babayan, procureur général adjoint,
T. Collis, conseillers.
Le requérant était également présent. La Cour a entendu en leurs déclarations le requérant, Me Cengiz, MM. Pech, Schürmann, Thürer, Talmon, Kostanyan, Me Robertson QC, et Me Clooney.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Le requérant
10. Le requérant est né en 1942 et réside à Ankara.
11. Il est docteur en droit et président du Parti des travailleurs de Turquie.
B. Les propos en cause
12. En 2005, le requérant participa à trois événements publics en Suisse.
13. Au cours du premier, une conférence de presse qui se tint devant le Château d’Ouchy à Lausanne (canton de Vaud) le 7 mai 2005, il s’exprima ainsi en langue turque :
« Je m’adresse à l’opinion publique européenne depuis Berne et Lausanne : les allégations de « génocide arménien » sont un mensonge international. Un mensonge international peut-il exister ? Oui, Hitler fut à une époque le maître de ces mensonges, actuellement ce sont les impérialistes des États-Unis et de l’UE qui le sont. Des documents provenant non seulement des archives de la Turquie mais aussi de celles de la Russie contredisent ces menteurs internationaux. Selon ces documents, les responsables des violents débordements entre musulmans et Arméniens sont les impérialistes de l’Occident et de la Russie tsariste. Les grandes Puissances, qui voulaient partager l’Empire ottoman, ont provoqué une partie des Arméniens, avec qui nous avions vécu en paix pendant des siècles, et les ont incités à la violence. Les Turcs et les Kurdes ont défendu leur patrie contre ces attaques. Il ne faut pas oublier que Hitler a usé des mêmes méthodes, c’est-à-dire l’instrumentalisation des groupes ethniques et des communautés, afin de diviser les pays pour servir ses desseins impérialistes, poussant les peuples à s’entre-tuer. Le mensonge du « génocide arménien » a été inventé pour la première fois en 1915 par les impérialistes anglais, français et de la Russie tsariste, qui voulaient partager l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale. Comme Chamberlain l’a plus tard avoué, il s’agissait d’une propagande de guerre (...). Les États-Unis ont occupé et divisé l’Irak avec les guerres du Golfe entre 1991 et 2003, ils ont créé un État fantoche dans le nord. Ils ont ensuite ajouté à cet État les champs pétroliers de Kirkouk. On impose aujourd’hui à la Turquie d’être le gardien de cet État fantoche. Nous faisons face à un encerclement impérialiste. Les mensonges sur le « génocide arménien », les pressions liées à la mer Égée et à Chypre sont interdépendants et ont pour but de nous diviser et de nous prendre en otages (...). L’adoption de décisions successives qui considèrent même notre guerre de libération comme un « crime d’humanité » montre que les États-Unis et l’UE incluent la question arménienne dans leurs stratégies pour l’Asie et le Moyen‑Orient (...). Les États-Unis et l’UE ont manipulé pour leur campagne de mensonges sur le « génocide arménien » des personnes possédant des cartes d’identité de la Turquie. Notamment, les services secrets américains et allemands ont acheté certains historiens et engagé des journalistes pour les transporter d’une conférence à une autre (...). Ne croyez pas aux mensonges de type hitlérien tels que celui de « génocide arménien ». Cherchez, comme Galilée, la vérité, et défendez-la. » [traduction du greffe]
14. Le deuxième événement, une conférence, eut lieu le 22 juillet 2005 à l’hôtel Hilton d’Opfikon (canton de Zurich) à l’occasion de la commémoration du Traité de Lausanne de 1923 (Traité de paix signé à Lausanne le 24 juillet 1923 entre l’Empire britannique, la France, l’Italie, le Japon, la Grèce, la Roumanie et l’État serbe-croate-slovène, d’une part, et la Turquie, d’autre part ; Recueil des traités de la Société des Nations, vol. 28, p. 11). Au cours de cette conférence, le requérant prit la parole, d’abord en turc puis en allemand, et déclara ceci :
« Donc, avant tout, le problème kurde et le problème arménien n’étaient pas un problème et, d’ailleurs, ils n’ont même pas existé (...) » [traduction du greffe]
15. Après cela, le requérant distribua des exemplaires d’un opuscule rédigé par lui, intitulé « Les grandes puissances et la question arménienne », dans lequel il refusait la qualification de génocide aux événements survenus en 1915 et les années suivantes.
16. Le troisième événement était un rassemblement du Parti des travailleurs de Turquie organisé à Köniz (canton de Berne) le 18 septembre 2005, au cours duquel le requérant s’exprima ainsi en allemand :
« (...) même Lénine, Staline et les autres chefs de la révolution soviétique ont écrit sur la question arménienne. Ils disaient dans leurs textes que les autorités turques n’avaient pas perpétré de génocide contre le peuple arménien. Ces propos ne visaient pas à servir de propagande à l’époque. Dans leurs documents secrets, les dirigeants soviétiques disaient – c’est très important –, et les archives soviétiques le confirment, qu’à l’époque il y avait eu des cas de conflits ethniques, de destructions et de massacres ethniques entre Arméniens et musulmans. Or la Turquie était dans le camp de ceux qui défendaient leur patrie alors que les Arméniens se trouvaient dans celui des puissances impérialistes et en étaient les instruments (...) et nous en appelons à Berne, au Conseil national suisse et à toutes les parties de Suisse : s’il vous plaît, intéressez-vous à la vérité et oubliez vos préjugés. C’est ce que j’observe, et j’ai lu chaque article consacré à la question arménienne : il ne s’agit que de préjugés. S’il vous plaît, oubliez ces préjugés et ralliez-vous [?], à ce qu’il dit de ces préjugés ; voici la vérité : il n’y a pas eu de génocide des Arméniens en 1915. Il s’agissait d’une bataille entre peuples et nous avons subi de nombreuses pertes (...) Les officiers russes à l’époque étaient très déçus parce que les troupes arméniennes s’étaient livrées à des massacres de Turcs et de musulmans. Ces vérités ont été proférées par un commandant russe (...) » [traduction du greffe]
C. La procédure pénale dirigée contre le requérant à raison de ces propos
17. Le 15 juillet 2005, l’Association Suisse-Arménie porta plainte contre le requérant pour la première des déclarations susmentionnées. L’enquête fut ensuite élargie aux deux autres discours. Le 23 juillet 2005, le requérant fut interrogé par le procureur de Winterthur au sujet des propos tenus par lui à l’hôtel Hilton d’Opfikon. Le 20 septembre 2005, il fut interrogé par un juge d’instruction cantonal du canton de Vaud.
18. Par une décision du 27 avril 2006, au motif que ces trois discours tombaient sous le coup de l’article 261bis, al. 4, du code pénal suisse (« le code pénal » ; paragraphe 32 ci-dessous), le juge d’instruction cantonal compétent du canton de Vaud renvoya le requérant en jugement.
19. Le procès eut lieu les 6 et 8 mars 2007 devant le tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne (« le tribunal de police »).
20. Le 6 mars 2007, le tribunal de police entendit le requérant, le procureur et l’Association Suisse-Arménie, laquelle s’était constituée partie civile, puis six historiens professionnels – un Américain, trois Français, un Allemand et un Britannique – ainsi qu’un sociologue que les parties avaient invité à témoigner.
21. Le 8 mars 2007, le conseil du requérant demanda au tribunal de police un complément d’instruction sur les événements survenus en 1915 et les années suivantes. Le tribunal de police rejeta cette requête au motif qu’elle était dilatoire et qu’elle donnerait lieu à un renvoi des débats. Il estima surtout qu’à ce stade il n’était pas nécessaire de recueillir davantage de preuves à ce sujet, les événements ayant été analysés par « des centaines d’historiens depuis des décennies » et ayant « fait l’objet d’innombrables publications ». Il dit avoir déjà recueilli de telles preuves en entendant les historiens que la défense et la partie civile estimaient être les plus compétents en la matière. Selon lui, un complément d’instruction n’aurait apporté rien de plus.
22. Par un jugement du 9 mars 2007, le tribunal de police reconnut le requérant coupable de l’infraction visée à l’article 261bis, al. 4, du code pénal (paragraphe 32 ci-dessous) et le condamna à une peine de 90 jours-amende à 100 francs suisses (CHF ; soit 62 euros (EUR) courants) le jour, assortie d’un sursis de deux ans, à une amende de 3 000 CHF (soit 1 859 EUR courants) substituable par 30 jours de privation de liberté, ainsi qu’au paiement d’une indemnité pour tort moral de 1 000 CHF (soit 620 EUR courants) en faveur de l’Association Suisse-Arménie. Il dit ceci :
« I. L’ACCUSÉ
Dogu PERINÇEK est né le 17 juin 1942 à Gaziantep/Turquie. C’est un homme politique turc qui vit dans son pays. Après avoir travaillé une dizaine de mois en Allemagne comme ouvrier entre 1962 et 1963, il a étudié le droit à l’université d’Ankara et obtenu son doctorat en 1968. C’est le fondateur d’une revue d’extrême gauche. En 1969, il fonde le Parti ouvrier paysan révolutionnaire de Turquie. On peut définir Dogu PERINÇEK comme un extrémiste de gauche, se réclamant de Lénine ou de Mao. Il a purgé plusieurs années de prison dans les années huitante à cause de ses idées politiques. Actuellement, c’est le président général du Parti des travailleurs de Turquie, qui représente 0,5 % de l’électorat turc. Dogu PERINÇEK se décrit comme une personne cultivée et connaissant fort bien l’histoire. Il parle couramment l’allemand.
Sur le plan personnel, cet accusé est marié et père de quatre enfants, dont trois sont majeurs. Il dit gagner environ CHF 3’000.- par mois. Ses revenus proviennent pour partie de droits d’auteur et d’une rente de vieillesse. Il bénéficie aussi des revenus de son épouse. Sa situation financière est saine, selon lui. Il n’a jamais été condamné en Suisse. On ne tiendra pas compte des condamnations prononcées en Turquie, puisqu’elles ont trait, à la connaissance du Tribunal, à des délits politiques. On peut au surplus noter que la Cour européenne des Droits de l’Homme a condamné la Turquie, par deux fois, dans des affaires concernant l’accusé. On tiendra donc pour acquis qu’il s’agit d’un délinquant primaire.
II. LES FAITS ET LE DROIT
En soi, la présente cause ne présente pas de problème factuel. Par mesure de simplification, on peut annexer au présent jugement une copie de l’ordonnance de renvoi rendue par le Juge d’instruction cantonal le 27 avril 2006, en précisant que Dogu PERINÇEK a été renvoyé contradictoirement devant ce Tribunal et non par défaut, comme le retient l’acte d’accusation.
Il faut retenir que Dogu PERINÇEK a déclaré publiquement, le 7 mai 2005 à Lausanne, puis le 18 septembre 2005 à Köniz/BE, que le génocide des Arméniens était un mensonge international. Le 22 juillet 2005, l’accusé reconnaît également avoir déclaré au sujet du génocide des Arméniens, que le problème des Arméniens, comme celui des Kurdes, n’avait jamais été un problème et que cela (le génocide) n’avait jamais existé (point 2 de l’ordonnance de renvoi).
Il n’y a pas de problème factuel car Dogu PERINÇEK reconnaît nier le génocide des Arméniens. Il entre ainsi dans les vues de l’art. 261bis CP qui lui est précisément reproché. Dogu PERINÇEK admet qu’il y a eu des massacres, mais les justifie au nom du droit de la guerre et soutient que les massacres ont tout autant eu lieu dans le camp des Arméniens que dans celui des Turcs. Il admet aussi que l’Empire turc ottoman a fait déplacer des milliers d’Arméniens des frontières russes vers l’actuelle Syrie ou l’actuel Irak, mais conteste absolument le caractère génocidaire de ces déportations. Il admet tout au plus que ces déportations répondaient à un besoin sécuritaire. Il a même fait valoir que les soldats ottomans agissaient dans le but de protéger les Arméniens dans le conflit opposant l’Empire turc ottoman à la Russie. Il a d’ailleurs souvent répété aux débats que les Arméniens, ou du moins une partie d’entre eux, étaient des traîtres car ils s’étaient alliés aux Russes contre les troupes de l’Empire. L’accusé a plus ou moins été rejoint dans ses vues par les historiens qu’il a fait citer à la barr[e]. Il a été complètement contredit par les historiens cités par la partie civile. On peut à cet égard relever qu’en raison des propos tenus par Dogu PERINÇEK, l’association Suisse-Arménie a porté plainte contre ce dernier le 15 juillet 2005. On examinera les conclusions civiles prises par cette association ultérieurement.
Avec les parties, le Tribunal admet que la négation de n’importe quel massacre, aussi large soit-il, ne tombe pas sous le coup de l’art. 261bis CP. Comme le dit très clairement la loi, il doit s’agir d’un génocide tel que le définit par exemple la Convention internationale du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime contre le génocide et l’art. 6 du statut de Rome. Dans sa plaidoirie, la défense a soutenu que le législateur n’avait à l’esprit que le génocide des Juifs survenu lors de la seconde guerre mondiale lorsqu’il a élaboré l’art. 261bis CP. La défense a encore relevé qu’il fallait nécessairement que le génocide soit reconnu par une Cour internationale de justice pour qu’il puisse prétendre à la protection prévue par l’art. 261bis CP. Elle a insisté sur le fait que le génocide des Arméniens n’était pas reconnu par tous, en particulier pas par la Turquie et que certains historiens entraient dans les vues de Dogu PERINÇEK. Elle a conclu que dans la mesure où la situation n’était pas claire d’une part et que, d’autre part et surtout, que le génocide des Arméniens n’avait pas été reconnu par une Cour internationale de justice, Dogu PERINÇEK, en niant le génocide des Arméniens, ne pouvait pas tomber sous le coup de l’art. 261bis CP. Elle a relevé à l’attention du Tribunal que ce dernier ne pouvait pas faire œuvre d’historien et a rappelé qu’elle avait précisément soulevé un incident lors des débats demandant à ce que le Tribunal mette en œuvre une commission neutre d’historiens chargés de dire s’il y a eu ou non génocide lors des massacres survenus entre 1915 et 1917.
Pour la partie civile et le Ministère public, il faut et il suffit qu’un génocide soit largement reconnu et il appartient au Tribunal de prendre acte de cette reconnaissance internationale. Il n’a pas à se muer en historien autodidacte. Un tribunal dit le fait et le droit. Pour la partie civile et le Ministère public, le génocide des Arméniens est un fait notoire, qu’il ait été ou non reconnu par une Cour internationale de justice. Les parties adverses sont au moins d’accord sur un point, soit celui de dire qu’il n’appartient pas au Tribunal de faire l’histoire. Le Tribunal est du même avis que toutes les parties. On ne verra donc aucune lacune dans le présent jugement si ce dernier ne fait pas référence aux témoignages des historiens qui sont venus déposer à la barre ou aux pièces qui ont été produites soit par la partie civile, soit par la défense.
La première question qui doit donc se poser est celle de savoir si seuls les génocides reconnus par une Cour internationale de justice sont ceux entendus par la loi pénale suisse. Le Tribunal dispose de plusieurs modes d’interprétation pour résoudre cette question. En recourant à une interprétation littérale, on constate que l’art. 261bis CP parle uniquement de génocide. Il ne dit pas, par exemple, « un génocide reconnu par une Cour de justice internationale ». Il ne dit pas non plus « le génocide des Juifs, à l’exclusion du génocide des Arméniens ». S’agit-il d’une omission du législateur ?
L’interprétation historique à laquelle on peut aussi recourir fournit la réponse. Ainsi, si l’on se réfère au Bulletin officiel du Conseil national, on constate que le législateur s’est explicitement référé à la Convention internationale pour la répression du crime et du génocide du 9 décembre 1948 en citant, à titre d’exemple, le génocide des Kurdes et des Arméniens (BOCN 1993, p. 1076). On peut donc retenir qu’historiquement, le génocide des Arméniens a servi d’exemple au législateur lors de ses travaux visant à l’élaboration de l’art. 261bis CP (rapport Combi). On doit ainsi admettre que le législateur n’avait pas uniquement en vue le génocide des Juifs lorsqu’il a rédigé l’art. 261bis CP.
En se référant expressément au génocide des Arméniens et des Kurdes, le législateur a aussi voulu montrer qu’il n’était pas nécessaire que le génocide soit reconnu par une Cour internationale de justice. Il y a en effet, comme on l’a vu, une référence explicite à la Convention du 9 décembre 1948 réprimant le génocide. La doctrine est également du même avis. Ainsi, pour Corboz (Bernard Corboz, Les infractions en droit suisse, vol. Il, p. 304), il faut que le génocide soit avéré. On peut déduire de cette phrase qu’il faut et il suffit que le génocide soit reconnu, sans pour autant qu’il l’ait été par une Cour internationale de justice ou par tout autre organe supranational qui serait propre à lier le juge (on peut songer à une Commission d’historiens ayant valeur d’experts internationaux). Pour Trechsel (Stefan Trechsel, Kurzkommentar, ad art. 261bis no 35), la doctrine allemande parle volontiers, au sujet de la négation d’un génocide, du « mensonge d’Auschwitz », mais la négation d’un autre génocide tombe aussi sous le coup de l’art. 261bis CP.
Dans sa thèse, Alexandre Guyaz est du même avis (Alexandre Guyaz, L’incrimination de la discrimination raciale, thèse, Lausanne, 1996 p. 300). On peut à cet égard citer l’extrait suivant :
« Le droit pénal consacre ici une conception élargie du révisionnisme, l’art. 261bis al. 4 ne visant pas exclusivement la négation des crimes contre l’humanité commis par le régime national-socialiste. Ce vaste champ d’application a été confirmé sans équivoque par le Conseil national qui, en deuxième lecture, a corrigé le texte français en remplaçant « le génocide » par « un génocide », en faisant ainsi allusion à tous ceux qui peuvent malheureusement se produire ».
Il faut donc et il suffit que l’on soit en présence d’un génocide. Mais ce génocide doit être connu et reconnu : Corboz parle d’un génocide avéré (Corboz, même citation).
Qu’en est-il dès lors de notre pays ?
S’agissant de la Suisse, le Tribunal constate que le Conseil national a adopté un postulat reconnaissant le génocide (postulat de Buman). L’adoption du postulat date du 16 décembre 2003. Comme on l’a vu plus haut, le génocide des Arméniens a servi de base à l’élaboration de l’art. 261bis CP (rapport Combi). L’adoption de ce postulat s’est fait contre l’avis du Conseil fédéral qui considérait que la question devait revenir aux historiens. Mais c’est ce même Conseil fédéral qui cite expressément le génocide des Arméniens dans son message du 31 mars 1999 relatif à la Convention pour la prévention et la répression du crime contre le génocide qui servira de base à l’actuel art. 264 CP réprimant le génocide (Feuille fédérale, 1999, p. 4911 et ss.) L’Université de Lausanne, en publiant un ouvrage de droit humanitaire, prend comme exemple le génocide des Arméniens. Les manuels scolaires d’histoire traitent du génocide des Arméniens. On peut aussi rappeler que les gouvernements vaudois et genevois ont reconnu le génocide des Arméniens : le 5 juillet 2005 pour le canton de Vaud et le 25 juin 1998 pour la République et le Canton de Genève, dont la présidente était Micheline Calmy-Rey, notre actuelle ministre des Affaires étrangères. Ce rapide tour d’horizon permet au Juge de tenir pour établi que le génocide des Arméniens est un fait historique avéré selon l’opinion publique helvétique. La position actuelle du Conseil fédéral, empreinte d’une très grande prudence lorsqu’elle n’est pas contradictoire, n’y change absolument rien. Il est aisé de comprendre qu’un gouvernement préfère ne pas aborder des sujets particulièrement délicats, afin de ne pas mettre en péril les relations internationales. L’écho international qu’a eu cette affaire est révélateur.
Si l’on sort de nos frontières, plusieurs États, dont la France, ont reconnu le génocide des Arméniens. Pour ne parler que de la France, la loi du 29 janvier 2001 a reposé, selon le témoignage d’Yves Ternon, sur l’avis [d’un] collège composé d’une centaine d’historiens. Si l’on se reporte à la pièce 15 du bordereau no I de la défense, Jean-Baptiste Racine, dans son livre consacré au génocide des Arméniens, relève que la reconnaissance par les États a souvent été prise à l’initiative d’une communauté de chercheurs. Il ne s’agit donc pas de décisions prises à la légère, ce d’autant plus que la reconnaissance du génocide des Arméniens met à mal les relations internationales que peut nouer tel ou tel pays avec la Turquie.
Le génocide des Arméniens a aussi fait l’objet d’une reconnaissance par des instances internationales. Il est vrai que le génocide des Arméniens ne tient qu’une place très réduite au sein de l’ONU. Seule la mention de cet événement dans le rapport Whitaker est réellement significative (Jean-Baptiste Racine, op. cit. p. 73, point 96). En revanche, le Parlement européen a envisagé dès 1981 de traiter la question arménienne. Le rapporteur de la commission dont Jean-Baptiste Racine dit du rapport qu’il est fortement argumenté et documenté, relève :
« Les événements dont les Arméniens de Turquie ont été victimes durant les années de guerre 1915-1917, doivent être considérés comme un génocide au sens de la Convention des Nations Unies contre la répression et la prévention du crime contre le génocide. »
Le 18 juin 1987, le Parlement européen a finalement adopté une résolution reconnaissant le génocide des Arméniens.
Le Conseil de l’Europe a lui aussi reconnu le génocide des Arméniens. On rappelle pour mémoire que le Conseil de l’Europe compte une cinquantaine d’États membres. Il se destine à la défense des valeurs de la démocratie et des Droits de l’Homme. C’est dans son cadre que siège, à Strasbourg, la Cour européenne des Droits de l’Homme, chargée d’appliquer la Convention du même nom de 1950 (sur toutes ces questions, voir Jean-Baptiste Racine, op. cit. p. 66 et ss).
Il faut admettre que le génocide des Arméniens est un fait historique avéré.
Il reste à se poser la question de savoir si Dogu PERINÇEK a agi intentionnellement. Cela revient à se demander si, de bonne foi, Dogu PERINÇEK pouvait penser qu’il n’agissait pas mal, soit qu’il ne niait pas l’évidence lorsqu’il a affirmé, en tout cas par trois fois, que le génocide des Arméniens n’avait jamais existé ; qu’il s’agissait d’un mensonge international.
Dogu PERINÇEK a reconnu à l’enquête et aux débats qu’il savait que la Suisse, comme bien d’autres pays d’ailleurs, reconnaissait le génocide des Arméniens. Au reste, il n’aurait jamais qualifié le génocide des Arméniens de « mensonge international » s’il [n’]avait pas su que la Communauté internationale le considérait comme tel. Il a même déclaré qu’il jugeait la loi suisse anticonstitutionnelle.
L’accusé est docteur en droit. C’est un politicien. Il se dit écrivain et historien. Il a eu connaissance des arguments de ses contradicteurs. Il a purement et simplement préféré les évacuer pour proclamer que le génocide des Arméniens n’a jamais existé. Dogu PERINÇEK ne peut dès lors pas prétendre, ni d’ailleurs croire, à l’inexistence du génocide. D’ailleurs, comme l’a relevé le Ministère public dans son réquisitoire, Dogu PERINÇEK a déclaré formellement qu’il ne changerait jamais de position, même si une commission neutre affirmait un jour que le génocide des Arméniens a bel et bien existé. Sans se tromper, on peut dire que pour l’accusé, la négation du génocide est sinon une profession de foi, du moins un slogan politique aux relents nationalistes.
La doctrine, unanime, estime qu’il faut un mobile raciste. À l’évidence, les mobiles poursuivis par Dogu PERINÇEK s’apparentent à des mobiles racistes et nationalistes. On est très éloigné du débat historique. Comme l’a relevé l’accusation, Dogu PERINÇEK parle de complot fomenté par des impérialistes pour nuire à la grandeur de la Turquie. Pour justifier les massacres, l’accusé a recouru au droit de la guerre. Il a décrit les Arméniens comme étant les agresseurs du peuple turc. Il se réclame de Talak Pacha – l’accusé est membre du comité éponyme – qui, historiquement, est, avec ses deux frères, l’initiateur, l’instigateur et le moteur du génocide des Arméniens.
Dogu PERINÇEK remplit toutes les conditions subjectives et objectives remplies par l’art. 261bis CP.
Il doit être condamné pour discrimination raciale.
III. LA PEINE
Dogu PERINÇEK est apparu comme une personne intelligente et cultivée. Son entêtement est d’autant moins compréhensible. C’est un provocateur. Il a fait preuve d’une arrogance certaine vis-à-vis du Tribunal en particulier, et des lois suisses en général. Il ne peut faire valoir aucune circonstance atténuante. Il y a concours d’infractions puisque par trois fois l’accusé a discriminé, en des lieux différents, le peuple arménien en niant leur histoire douloureuse. Le mode de faire s’apparente à l’agitateur. Les termes utilisés (mensonge international) sont particulièrement violents. Dans ces conditions, avec le Ministère public, le Tribunal considère qu’une peine de nonante jours est adéquate pour sanctionner les agissements de l’accusé.
Dans son réquisitoire, le Ministère public a proposé que l’on fixe la valeur du jour-amende à CHF 100.-. On a vu, au chapitre des renseignements personnels, que la situation financière de Dogu PERINÇEK était saine. Il est certain qu’un salaire de CHF 3 000.- en Turquie est un bon salaire. L’accusé a pu confier sa défense à un mandataire de choix. Il a fait le déplacement de Turquie en Suisse et a logé, durant les quelques jours du procès, au Beau-Rivage Palace (p. 61). Tout cela montre une aisance certaine et le montant de CHF 100.- proposé n’est de loin pa[s] surfait.
Sous l’ancien droit, il n’aurait pas été possible au Tribunal d’émettre un pronostic favorable à l’endroit de Dogu PERINÇEK. Aujourd’hui, le sursis est la règle sauf circonstance[s] particulièrement défavorable[s] qui ne sont pas remplies en l’espèce. Dogu PERINÇEK est étranger à notre pays. Il retournera dans le sien. Il a été formellement averti par le Juge que s’il persistait à nier le génocide des Arméniens, il pourrait faire l’objet d’une nouvelle enquête pénale et risquer une nouvelle condamnation avec, à la clé, la révocation de ce sursis. Cette menace paraît à elle seule suffisante pour détourner l’accusé de la récidive, si bien que, tout juste, on assortira la peine pécuniaire à prononcer du sursis. On prononcera une amende de CHF 3’000.- à titre de sanction immédiatement sensible, équivalent à une peine de substitution de 30 jours.
IV. CONCLUSIONS CIVILES ET FRAIS
L’association Suisse-Arménie, par son conseil, réclame une indemnité pour tort moral de CHF 10 000.- ainsi que des dépens pénaux de CHF 10’000.- également. L’association Suisse-Arménie, par ses statuts et par la loi (art. 49 CO) a qualité pour prétendre à une indemnité pour tort moral. Il est difficile d’allouer à une association une indemnité de cette nature puisque, par définition, la personne morale est dépourvue de sentiment. On s’en tiendra à une indemnité symbolique qui sera arrêtée à CHF 1 000.-.
La cause était suffisamment compliquée pour justifier l’intervention d’un conseil. L’ampleur du travail consenti par ce mandataire professionnel conduit le Tribunal à allouer un montant de CHF 10 000.- à la partie civile à titre de participation aux honoraires de son avocat. Il n’y a pas lieu d’allouer personnellement ces montants à Sarkis Shahinian qui est le représentant de cette association.
Dogu PERINÇEK supportera l’intégralité des frais de la cause. »
23. Le requérant introduisit un recours contre ce jugement ; il demandait l’annulation de ce dernier et un complément d’instruction notamment sur l’état des recherches et la position des historiens concernant les événements survenus en 1915 et les années suivantes. L’Association Suisse-Arménie forma elle aussi un recours, mais le retira par la suite.
24. Par une décision du 13 juin 2007, la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal du canton de Vaud rejeta ce recours. Cette décision est ainsi libellée en ses parties pertinentes :
« C. En temps utile, Dogu Perinçek a recouru contre ce jugement. Il conclut principalement à son annulation et à la mise en œuvre d’un complément d’instruction portant notamment sur l’état des recherches et la position des historiens sur la question arménienne. Subsidiairement, il conclut à la réforme du jugement entrepris en ce sens que Dogu Perinçek est libéré de l’accusation de discrimination raciale au sens de l’article 261bis alinéa 4 2ème phrase CP, libéré des frais et libéré de toute obligation de verser à la plaignante et la partie civile une indemnité ou des dépens pénaux.
L’Association Suisse-Arménie, qui avait aussi recouru, a retiré son recours avant de déposer un mémoire.
En droit :
1. Le recourant ayant pris des conclusions tant en nullité qu’en réforme, il appartient à la Cour de cassation de déterminer la priorité d’examen des moyens invoqués, d’après la nature de ceux-ci et les questions soulevées (Bersier, Le recours à la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal en procédure vaudoise, in JT 1996 III 66 ss, spéc. Pp. 106 s. et les réf. cit. : Besse-Matile et Abravanel, Aperçu de la jurisprudence sur les voies de recours à la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal vaudois, in JT 1989 III 98 ss, spéc. P. 99 et les réf. cit.).
À titre de moyens de nullité, le recourant invoque la violation des articles 411 lettres f, g, h, i CPP. Ces dispositions constituent des causes relatives de nullité qui ne justifient une annulation de la décision que si l’irrégularité constatée exerce ou est de nature à exercer une influence sur le jugement (Bersier, op.cit., p. 78). De façon générale, les moyens de réforme sont examinés avant les moyens de nullité relative (Bovay, Dupuis, Moreillon, Piguet, Procédure pénale vaudoise, Code annoté, Lausanne 2004. n. 1.4. ad art. 411).
En l’occurrence, les moyens de [nullité] soulevés par le recourant visent principalement des questions factuelles qui ne doivent être élucidées que dans la mesure où elles sont utiles à la solution juridique. Dans le cas particulier, il convient tout d’abord d’examiner le moyen de réforme, soit le sens et la portée de l’article 261bis CP, et de déterminer si le juge, dans ce cadre, peut à titre exceptionnel, dire l’histoire (cf. Chaix et Bertossa, La répression de la discrimination raciale : Loi d’exception ? in SJ 2002 p. 177, spéc. p. 184).
I. Recours en réforme
2. a) Le recourant reproche au premier juge d’avoir appliqué l’article 261bis CP. Il soutient notamment qu’il appartient au juge de faire œuvre d’historien et qu’il doit à ce titre déterminer l’existence d’un génocide arménien avant d’appliquer l’article 261bis CP. Il soutient quant à lui qu’un tel génocide n’est pas avéré. Il considère ainsi que le tribunal s’est mépris sur la notion de génocide et sur la portée de l’article 261bis à ce propos.
b) Selon l’article 261bis alinéa 4 CP, est punissable celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personne[s] en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité.
L’article 261bis CP concrétise en droit interne l’engagement pris par la Suisse lorsqu’elle a signé la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 (ci-après CDR) entrée en vigueur le 29 décembre 1994 (RS 0.104 ; Favre, Pellet, Stoudmann, Code pénal annoté, 2ème édition, Lausanne 2004, n. 1.1. ad art. 261bis CP). L’origine conventionnelle de l’article 261bis CP s’inscrit dans une tendance actuelle à intégrer en droit interne des dispositions issues de textes internationaux. La particularité de la norme antiraciste réside cependant dans le fait que le législateur national a décidé, s’agissant notamment du génocide ou d’autres crimes contre l’humanité, d’aller au-delà des minima fixés par la CDR (Chaix et Bertossa, op. cit., spéc. p. 179).
c) La notion de génocide est désormais définie par l’article 264 CP. Cette définition, issue de la convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, doit guider le juge chargé d’appliquer l’article 261bis alinéa 4 CP. Sa tâche n’est cependant pas de punir l’éventuel génocide dont il est question, mais de réprimer la personne qui nie son existence (Chaix et Bertossa, op. cit., spéc. p. 183).
S’agissant de la portée de la notion de génocide, plusieurs auteurs relèvent que le Message du Conseil fédéral ne mentionne que le génocide des Juifs pendant la deuxième guerre mondiale (FF 1992 III 308 ; Chaix et Bertossa, op.cit., spéc. p. 183). Toutefois, le législateur a clairement consacré une conception élargie du révisionnisme, l’article 261bis·CP alinéa 4 CP ne visant pas exclusivement la négation des crimes contre l’humanité commis par le régime national-socialiste. Ce vaste champ d’application a été confirmé sans équivoque par le Conseil national qui, en deuxième lecture, a corrigé le texte français en remplaçant « le génocide » par « un génocide » (Guyaz, L’incrimination de la discrimination raciale, thèse 1996, p. 300). À cet égard, le législateur a justifié cette modification par le fait que le texte légal devait s’appliquer à tous les génocides qui peuvent malheureusement se produire, en citant à titre d’exemple le massacre des Arméniens, notamment (BO/CN 1993, p. 1076).
Historiquement, il apparaît donc que le législateur n’entendait pas limiter l’application de l’article 261bis alinéa 4 CP au génocide des Juifs, mais avait à l’esprit, en acceptant la modification du texte, qu’il s’applique à tous les génocides, notamment à celui des Arméniens.
S’agissant du génocide des Arméniens, les tribunaux n’ont par conséquent pas à recourir aux travaux d’historiens pour admettre son existence dès lors que ce cas entre précisément dans les prévisions de la loi et du législateur au même titre que le génocide des Juifs pendant la deuxième guerre mondiale. Il faut donc admettre que le génocide des Arméniens est un fait considéré comme avéré.
d) En l’espèce, le premier juge a expressément dit qu’il n’entendait pas faire preuve d’historien, même s’il s’est laissé entraîner sur ce terrain en tentant de dégager [quelle] était l’opinion générale des Institutions en Suisse et à l’étranger à ce propos. Il n’y avait pas lieu de le faire car seule importe la volonté du législateur qui a clairement affirmé lors des débats préparatoires que le texte de l’article 261bis CP s’appliquait également au génocide des Arméniens. Faisant référence au Message du Conseil fédéral (FF 1992 III 308), c’est donc à tort que le recourant soutient qu’il n’est pas établi que le texte de l’article 261bis CP incluait le génocide des Arméniens. Quant à la jurisprudence du Tribunal fédéral, elle n’est pas déterminante car dans chaque cas d’espèce où il est entré en matière, il s’agissait des Juifs de la dernière guerre et du révisionnisme.
En définitive, le génocide des Arméniens étant un fait historique reconnu comme avéré par le législateur lui-même, on ne se trouve pas ici dans un cas exceptionnel qui requerrait une instruction très large et une approche historique pour déterminer l’existence d’un génocide.
Mal fondé, le moyen de réforme portant sur le sens et la portée de la notion de génocide doit être rejeté.
3. a) Pour être punissable, le comportement réprimé par l’article 261bis CP doit être intentionnel et dicté par des mobiles de haine ou de discrimination raciale ; le dol éventuel suffit (ATF 124 IV 125 cons. 2b, 123 IV 210 cons. 4c). Selon Corboz, Il convient d’être strict sur l’exigence d’un mobile discriminatoire ; l’acte doit s’expliquer principalement par l’état d’esprit de l’auteur, qui déteste ou méprise les membres d’une race, d’une ethnie ou d’une religion. L’article 261bis CP ne doit pas s’appliquer dans le cas d’une recherche scientifique objective ou à un débat politique sérieux, exempt d’animosité ou de préjugés racistes (Corboz, Les infractions de droit suisse, Volume II, Berne 2002, n. 37 ad art. 261bis CP).
b) En l’espèce, le recourant tente d’expliquer ses prises de positions sur le terrain du débat entre historiens dans lequel doit être respectée la liberté d’expression. Il fait valoir en outre qu’il n’a fait que nier la qualification de génocide, mais n’a jamais contesté l’existence de massacres et de déportations d’Arméniens qu’il justifie par le droit de la guerre.
Cet argument relève de l’aspect subjectif de l’infraction. Il se heurte toutefois au fait que le qualificatif de génocide a, notamment, été accolé à ceux de « mensonge international », termes qualifiés par le tribunal de particulièrement violents. À cet égard, on relève que les propos litigieux ont été proférés à l’occasion de manifestations publiques à relents nationalistes très éloignés d’un débat historique sérieux et exempt de préjugés racistes. À ces occasions, l’accusé, qui se dit écrivain et historien, a purement et simplement évacué les arguments de ses contradicteurs pour proclamer que le génocide des Arméniens n’avait jamais existé. Le recourant, qui sait la large reconnaissance dont celui-ci fait l’objet, voulait uniquement faire de la politique et non de l’histoire comme il le prétend et ce n’est pas un hasard si les propos litigieux ont notamment été tenus dans le cadre de manifestations relatives à la commémoration du Traité de Lausanne de 1923. La cour de céans ne peut que donner raison au premier juge d’avoir considéré que les mobiles poursuivis par l’accusé s’apparentent à des mobiles racistes et nationalistes.
En définitive, ce n’est pas uniquement la négation d’un génocide en tant que terme utilisé qui est reproché, mais aussi la manière et l’ensemble des textes qui l’entourent et qui font que Dogu Perinçek nie explicitement et intentionnellement un fait historique – le génocide des Arméniens – tenu pour avéré, et cela à plusieurs reprises sans qu’il soit disposé à modifier son point de vue.
Mal fondé, le moyen doit être rejeté.
4. a) Le recourant conclut à sa libération de toute obligation de verser une indemnité pour tort moral.
b) En vertu de l’article 49 alinéa 1 CO, celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité a droit à une somme d’argent à titre de réparation morale, pour autant que la gravité de l’atteinte le justifie et que l’auteur ne lui ait pas donné satisfaction autrement. L’article 49 alinéa 1 CO exige que cette atteinte dépasse la mesure de ce qu’une personne doit normalement supporter, que ce soit sur le plan de la durée des souffrances ou de leur intensité (Bucher, Personnes physiques et protection de la personnalité, 4ème éd., Bâle, Genève, Munich 1999, n. 603, p. 141 : Tercier, op. cit., n. 2047 ss. pp. 270 s. ; Deschenaux et Tercier, op. cit., n. 24 s., p. 93). L’ampleur de la réparation dépend avant tout de la gravité de l’atteinte – ou, plus exactement, de la gravité des souffrances physiques ou psychiques consécutives à cette atteinte – et de la possibilité d’adoucir sensiblement, par le versement d’une somme d’argent, la douleur morale qui en résulte (ATF 125 III 269, c. 2a ; ATF 118 II 410, c. 2a).
Sa détermination relève du pouvoir d’appréciation du juge. En raison de sa nature, l’indemnité pour tort moral, qui est destinée à réparer un dommage ne pouvant que difficilement être réduit à une simple somme d’argent, échappe à toute fixation selon des critères mathématiques, de sorte que son évaluation en chiffres ne saurait excéder certaines limites ; l’indemnité allouée doit toutefois être équitable. Le juge en proportionnera donc le montant à la gravité de l’atteinte subie et évitera que la somme accordée n’apparaisse dérisoire à la victime (ATF 125 III 269, précité ; ATF II 410, précité).
La fixation de l’indemnité pour tort moral est une question d’application du droit fédéral, que la cour de céans examine donc librement (art 415 al. 1 et 3. et art. 447 al. 1 CPP). Dans la mesure où cette question relève pour une part importante de l’appréciation des circonstances, l’autorité de recours intervient avec retenue, notamment si l’autorité inférieure a mésusé de son pouvoir d’appréciation en se fondant sur des considérations étrangères à la disposition applicable, en omettant de tenir compte d’éléments pertinents ou encore en fixant une indemnité inéquitable parce que manifestement trop faible ou trop élevée (ATF 125 III 269, précité ; ATF 118 II [410], précité). Toutefois, comme il s’agit d’une question d’équité – et non pas d’une question d’appréciation au sens strict, qui limiterait son pouvoir d’examen à l’abus ou à l’excès du pouvoir d’appréciation – l’autorité de recours examine librement si la somme allouée tient suffisamment compte de la gravité de l’atteinte ou si elle est disproportionnée par rapport à l’intensité des souffrances morales causées à la victime (ATF 125 III 269, précité ; ATF 123 III 10, c. 4c/aa ; ATF 118 II [410], précité).
c) En l’espèce, le recourant s’est rendu coupable de discrimination raciale. Sa responsabilité civile est donc engagée.
Le premier juge a considéré qu’il était difficile d’allouer à une association une indemnité pour tort moral de l’ordre de 10 000 fr. puisque, par définition, la personne morale est dépourvue de sentiment. Pour ce motif, il a réduit la prétention du plaignant et lui a alloué une indemnité symbolique de 1 000 francs. Cette appréciation n’est pas arbitraire et le montant alloué, adéquat.
Mal fondé, le moyen doit être rejeté, ainsi que l’entier du recours en réforme.
5. a) Le recourant conclut à sa libération de toute obligation de verser des dépens pénaux.
b) Le plaignant est de plein droit partie civile (art. 94 CPP). Les dépens auxquels une partie civile peut prétendre en vertu de l’article 97 CPP sont alloués selon le principe posé à l’article 163 alinéa 2 CPP, qui prévoit que les règles concernant les frais sont applicables par analogie.
Le droit aux dépens a son fondement dans la loi cantonale de procédure. Selon la jurisprudence, la partie civile ne peut, en principe, obtenir des dépens que lorsque l’accusé est condamné à une peine ou qu’il est astreint à payer des dommages-intérêts (JT 1961 III 9). La fixation des dépens dus à la partie civile relève du pouvoir d’appréciation du premier juge, la Cour de cassation n’intervenant dans ce domaine qu’en cas de fausse application manifeste de la loi ou d’abus du pouvoir d’appréciation, notamment quant au montant des dépens alloués (JT 1965 III 81).
c) En l’occurrence, l’examen du dossier démontre que toutes les conditions nécessaires à l’octroi de dépens pour frais d’intervention pénale sont réunies dans le cas particulier. Le tribunal a relevé que la cause était suffisamment compliquée pour justifier l’intervention d’un avocat et a alloué à l’association Suisse-Arménie un montant de 10 000 fr. à titre de dépens pénaux. Compte tenu de l’ampleur du travail consenti par l’avocat, le tribunal n’a pas outrepassé son pouvoir d’appréciation.
Mal fondé, le moyen doit être rejeté, ainsi que l’entier du recours en réforme.
II. Recours en nullité
1. Invoquant une violation des articles 411 lettres f, g, h, i CPP, le recourant considère, en substance, que l’état de fait est lacunaire en ce sens que le tribunal ignorerait les documents produits et les témoignages de certains historiens. Il soutient également qu’il existerait des doutes sur les faits de la cause, voire une appréciation arbitraire des preuves quant aux citations de certains ouvrages historiques relatifs au massacre des Arméniens. Il fonde enfin son recours en nullité sur le fait que le tribunal a rejeté une requête incidente tendant à des compléments d’instruction pour obtenir des documents et des informations visant à mieux circonscrire la question arménienne de 1915 et déterminer si on peut ou non parler de génocide.
Ces moyens doivent être rejetés dès lors qu’ils visent uniquement des questions de fait dont l’élucidation n’est pas de nature à exercer une influence sur le jugement (Bersier, op.cit., p. 78). En effet, s’agissant de la question du génocide arménien, le juge n’a pas à faire œuvre d’historien dès lors qu’au vu des débats parlementaires, son existence est considérée comme avérée (supra, cons. 2c).
Mal fondé, le recours en nullité doit être rejeté.
2. En définitive, le recours est mal fondé, tant en nullité qu’en réforme. Il doit donc être rejeté dans son intégralité.
Vu le sort du recours, les frais de deuxième instance seront mis à la charge du recourant. »
25. Le requérant forma devant le Tribunal fédéral un recours contre cette décision. Il demandait principalement la réforme de l’arrêt entrepris en vue d’être libéré de toute condamnation sur les plans tant civil que pénal. En substance, il reprochait aux juridictions cantonales, sous l’angle aussi bien de l’application de l’art. 261bis, al. 4, du code pénal que de l’examen de la violation alléguée de ses droits fondamentaux, de ne pas avoir procédé à une instruction suffisante quant à la matérialité des circonstances de fait permettant de qualifier de génocide les événements survenus en 1915 et les années suivantes.
26. Par un arrêt du 12 décembre 2007 (6B_398/2007), le Tribunal fédéral débouta le requérant dans les termes suivants :
« 3.1 L’art. 261bis al. 4 CP réprime le comportement de celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité. Dans une première approche littérale et grammaticale, on peut constater que la formulation de la loi (par l’utilisation de l’article indéfini « un génocide »), ne fait expressément référence à aucun événement historique précis. La loi n’exclut donc pas la répression de la négation d’autres génocides que celui commis par le régime nazi ; elle ne qualifie pas non plus expressément la négation du génocide arménien au plan pénal comme acte de discrimination raciale.
3.2 L’art. 261bis al. 4 CP a été adopté lors de l’adhésion de la Suisse à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 (RS [Recueil systématique] 0.104). Dans sa formulation initiale, le texte du projet de loi du Conseil fédéral ne faisait aucune mention expresse de la négation de génocides (v. FF [Feuille fédérale] 1992 III 326). L’incrimination du révisionnisme, respectivement de la négation de l’Holocauste, devait être incluse dans le fait constitutif de déshonorer la mémoire d’un défunt figurant à l’alinéa 4 du projet d’article 261bis CP (Message du Conseil fédéral du 2 mars 1992 concernant l’adhésion de la Suisse à la convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes formes de discrimination raciale et la révision y relative du droit pénal ; FF 1992 III 265 ss, spéc. 308 s.). Ce message ne comporte aucune référence expresse aux événements de 1915.
Lors des débats parlementaires, la Commission des affaires juridiques du Conseil national proposa d’ajouter à l’art. 261bis al. 4 CP le texte « [...] ou qui pour la même raison, minimisera grossièrement ou cherchera à disculper le génocide ou d’autres crimes contre l’humanité » (...) Le rapporteur de langue française de la commission, le Conseiller national Comby, précisa qu’il y avait une confusion entre le texte allemand et le texte français en indiquant que l’on parlait évidemment de tout génocide, et non seulement de l’Holocauste (BO/CN 1992 II 2675 s.). Le projet de la commission n’en fut pas moins adopté par le Conseil national dans la forme proposée (BO/CN 1992 II 2676). Devant le Conseil des États, la proposition de la commission des affaires juridiques de ce conseil d’adhérer à la formulation de l’art. 261bis al. 4 CP adoptée par le Conseil national fut opposée à une proposition Küchler, qui ne remettait cependant pas en question la phrase « ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier le génocide ou d’autres crimes contre l’humanité » (BO/CE 1993 96 ; sur la portée de cette proposition, c. ATF 123 IV 202 consid. 3c p. 208 ainsi que Poncet, ibidem). Cette proposition fut adoptée sans qu’il ait été fait plus ample référence à la négation du génocide arménien durant le débat. Lors de l’élimination des divergences, la Commission des affaires juridiques du Conseil national proposa, par l’intermédiaire de M. Comby, d’adopter les modifications introduites par le Conseil des États, à l’exception du 4e paragraphe, où elle proposait de parler « d’un génocide », en faisant allusion à tous ceux qui peuvent se produire. Le rapporteur de langue française relevait que plusieurs personnes avaient parlé notamment des massacres kurdes ou d’autres populations, par exemple des Arméniens, tous ces génocides devant entrer en ligne de compte (BO/CN 1993 I 1075 s.). Il fut encore brièvement fait allusion à la définition du génocide et à la manière selon laquelle un citoyen turc s’exprimerait à propos du drame arménien ainsi qu’au fait que la disposition ne devait pas viser, dans l’esprit de la commission un seul génocide, mais tous les génocides, notamment en Bosnie-Herzégovine (BO/CN 1993 I 1077 ; intervention Grendelmeier). En définitive, le Conseil national adopta le texte de l’alinéa 4 dans la formulation suivante : « [...] toute autre manière, porte atteinte à la dignité humaine d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou qui, pour la même raison, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide » (BO/CN 1993 I 1080). Dans la suite des travaux parlementaires, le Conseil des États maintint sa position, en adoptant à titre de simple modification rédactionnelle du texte français la locution « un génocide », et le Conseil national se rallia finalement à la décision du Conseil des États, sans que soit à nouveau évoquée la négation du génocide arménien (BO/CN 1993 I 1300, 1451 ; BO/CE 1993 452, 579).
Il ressort ainsi clairement de ces travaux préparatoires que l’art. 261bis al. 4 CP ne vise pas exclusivement la négation des crimes nazis mais également d’autres génocides.
(...)
3.4 On ne peut en revanche interpréter ces travaux préparatoires en ce sens que la norme pénale viserait certains génocides déterminés que le législateur avait en vue au moment de l’édicter, comme le suggère l’arrêt entrepris.
3.4.1 La volonté de combattre les opinions négationnistes et révisionnistes en relation avec l’Holocauste a certes constitué un élément central dans l’élaboration de l’art. 261bis al. 4 CP. Dans sa jurisprudence, le Tribunal fédéral a cependant jugé que la négation de l’Holocauste réalise objectivement l’état de fait incriminé par l’art. 261bis al. 4 CP parce qu’il s’agit d’un fait historique généralement reconnu comme établi (...) (ATF 129 IV 95 consid. 3.4.4, p. 104 s.), sans qu’il ait été fait référence dans cet arrêt à la volonté historique du législateur. Dans le même sens, de nombreux auteurs y voient un fait notoire pour l’autorité pénale (Vest, Delikte gegen den öffentlichen Frieden, n. 93, p. 157), un fait historique indiscutable (Rom, op. cit., p. 140), une qualification (« génocide ») qui ne fait aucun doute (Niggli, Discrimination raciale, n. 972, p. 259, qui relève simplement que ce génocide a été à l’origine de la création de la norme ; dans le même sens : Guyaz, op. cit. p. 305). Seules quelques rares voix ne font référence qu’à la volonté du législateur de reconnaître le fait comme historique (v. p. ex. : Ulrich Weder, Schweizerisches Strafgesetzbuch, Kommentar [Andreas Donatsch Hrsg.], Zurich 2006, Art. 261bis al. 4, p. 327 ; Chaix/Bertossa, op. cit., p. 184).
3.4.2 La démarche consistant à rechercher quels génocides le législateur avait en vue lors de l’édiction de la norme se heurte par ailleurs déjà à l’interprétation littérale (v. supra consid. 3.1), qui démontre clairement la volonté du législateur de privilégier sur ce point une formulation ouverte de la loi, par opposition à la technique des lois dites « mémorielles » adoptées notamment en France (loi no 90-615 du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot ; loi no 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, dite loi Taubira ; loi no 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915). L’incrimination de la négation de l’Holocauste au regard de l’art. 261bis al. 4 CP repose ainsi moins sur l’intention du législateur au moment où il a édicté la norme pénale de viser spécifiquement le négationnisme et le révisionnisme que sur la constatation qu’il existe sur ce point un consensus très général, duquel le législateur participait sans nul doute possible. Il n’y a donc pas de raison non plus de rechercher si une telle intention animait le législateur en ce qui concerne le génocide arménien (contra : Niggli, Rassendiskriminierung, 2e éd., Zurich 2007, n. 1445 s., p. 447 s.). On doit au demeurant constater sur ce point que si certains éléments du texte ont été âprement discutés par les parlementaires, la qualification des événements de 1915 n’a fait l’objet d’aucun débat dans ce contexte et n’a, en définitive été invoquée que par deux orateurs pour justifier l’adoption d’une version française de l’art. 261bis al. 4 CP ne permettant pas une interprétation exagérément limitative du texte, que la version allemande n’imposait pas.
3.4.3 Doctrine et jurisprudence ont, par ailleurs, déduit du caractère notoire, incontestable ou indiscutable de l’Holocauste qu’il n’a plus à être prouvé dans le procès pénal (Vest, ibidem ; Schleiminger, op. cit., art. 261bis CP, n. 60). Les tribunaux n’ont donc pas à recourir aux travaux d’historiens sur ce point (Chaix/Bertossa, ibidem ; arrêt non publié 6S.698/2001 consid. 2.1). Le fondement ainsi déterminé de l’incrimination de la négation de l’Holocauste dicte, en conséquence également, la méthode qui s’impose au juge lorsqu’il s’agit de la négation d’autres génocides. La première question qui se pose dès lors est de savoir s’il existe un consensus comparable en ce qui concerne les faits niés par le recourant.
4. La question ainsi posée relève du fait. Elle porte moins directement sur la qualification comme génocide des massacres et déportations imputés à l’Empire ottoman que sur l’appréciation portée généralement sur cette qualification, dans le public et au sein de la communauté des historiens. C’est ainsi qu’il faut comprendre la démarche adoptée par le tribunal de police, qui a souligné qu’il ne lui incombait pas de faire l’histoire, mais de rechercher si ce génocide est « connu et reconnu », voire « avéré » (jugement, consid. II, p. 14) avant d’acquérir sa conviction sur ce dernier point de fait (jugement, consid. II, p. 17), qui fait partie intégrante de l’arrêt cantonal (arrêt cantonal, consid. B p. 2).
4.1 Une telle constatation de fait lie le Tribunal fédéral (...)
4.2 En ce qui concerne le point de fait déterminant, le tribunal de police a fondé sa conviction non seulement sur l’existence de déclarations de reconnaissance politiques, mais il a également souligné que la conviction des autorités dont elles émanent a été forgée sur la base de l’avis d’experts (notamment un collège d’une centaine d’historiens en ce qui concerne l’Assemblée nationale française lors de l’adoption de la loi du 29 janvier 2001) ou de rapports qualifiés de fortement argumentés et documentés (Parlement européen). Aussi, en plus de s’appuyer sur l’existence de reconnaissances politiques, cette argumentation constate, dans les faits, l’existence d’un large consensus de la communauté, que traduisent les déclarations politiques, et qui repose lui-même sur un large consensus scientifique sur la qualification des faits de 1915 comme génocide. On peut y ajouter, dans le même sens, que lors du débat qui a conduit le Conseil national à reconnaître officiellement le génocide arménien, il a été fait référence aux travaux de recherche internationaux publiés sous le titre « Der Völkermord an den Armeniern und die Shoah » (BO/CN 2003 2017 ; intervention Lang). Enfin, le génocide arménien constitue l’un des exemples présentés comme « classiques » dans la littérature générale consacrée au droit pénal international, respectivement à la recherche sur les génocides (v. Marcel Alexander Niggli, Rassendiskriminierung, n. 1418 s., p. 440 et les très nombreuses références citées ; c. aussi n. 1441 p. 446 et les références).
4.3 Dans la mesure où l’argumentation du recourant tend à contester l’existence d’un génocide ou la qualification juridique des événements de 1915 comme génocide – notamment en soulignant l’absence de jugement émanant d’un tribunal international ou de commissions spécialisées, respectivement l’absence de preuves irréfutables établissant que les faits correspondants aux conditions objectives et subjectives posées par l’art. 264 CP ou à celles de la Convention ONU de 1948, en soutenant qu’il n’y aurait en l’état que trois génocides internationalement reconnus –, elle est sans pertinence pour la solution du litige, dès lors qu’il s’agit de déterminer tout d’abord s’il existe un consensus général, historique en particulier, suffisant pour exclure du débat pénal sur l’application de l’art. 261bis al. 4 CP le débat historique de fond sur la qualification des événements de 1915 comme génocide. Il en va de même en tant que le recourant reproche à la cour cantonale d’être tombée dans l’arbitraire en n’examinant pas les moyens de nullité soulevés dans le recours cantonal, en relation avec les mêmes faits et les mesures d’instruction qu’il avait requises. Il n’y a donc lieu d’examiner son argumentation qu’en tant qu’elle porte spécifiquement sur la constatation de ce consensus.
4.4 Le recourant relève qu’il a requis que l’instruction soit complétée quant à l’état actuel des recherches et la position actuelle des historiens dans le monde sur la question arménienne. Il ressort également [çà] et là de ses écritures qu’il considère qu’il n’y a pas d’unanimité ou de consensus des États, d’une part, et des historiens, d’autre part, quant à la qualification des faits de 1915 comme génocide. Son argumentation s’épuise cependant à opposer sa propre conviction à celle de l’autorité cantonale. Il ne cite, en particulier, aucun élément précis qui démontrerait l’inexistence du consensus constaté par le tribunal de police, moins encore qui démontrerait l’arbitraire de cette constatation.
Le recourant indique certes que nombre d’États ont refusé de reconnaître l’existence d’un génocide arménien. Il convient cependant de rappeler, sur ce point, que même la résolution 61/L.53 de l’ONU votée en janvier 2007 et condamnant la négation de l’Holocauste n’a réuni que 103 voix parmi les 192 États membres. Le seul constat que certains États refusent de déclarer sur la scène internationale qu’ils condamnent la négation de l’Holocauste, ne suffit de toute évidence pas à remettre en cause l’existence d’un consensus très général sur le caractère génocidaire de ces actes. Consensus ne signifie pas unanimité. Le choix de certains États de ne pas condamner publiquement l’existence d’un génocide ou de ne pas adhérer à une résolution condamnant la négation d’un génocide peut être dicté par des considérations politiques sans relations directes avec l’appréciation réelle portée par ces États sur la manière dont les faits historiques doivent être qualifiés et ne permet pas, en particulier, de remettre en question l’existence d’un consensus sur ce point, notamment au sein de la communauté scientifique.
4.5 Le recourant relève également qu’il serait à son avis contradictoire pour la Suisse de reconnaître l’existence du génocide arménien et de soutenir, dans ses relations avec la Turquie, la création d’une commission d’historiens. Cela démontrerait selon lui que l’existence d’un génocide n’est pas établie.
On ne peut toutefois déduire ni du refus répété du Conseil fédéral de reconnaître, par une déclaration officielle, l’existence d’un génocide arménien, ni de la démarche choisie, consistant à soutenir auprès des autorités turques la création d’une commission internationale d’experts que la constatation selon laquelle il existerait un consensus général sur la qualification de génocide serait arbitraire. Selon la volonté clairement exprimée du Conseil fédéral, sa démarche est guidée par le souci d’amener la Turquie à opérer un travail de mémoire collective sur son passé (BO/CN 2001 168 : réponse du Conseiller fédéral Deiss au postulat Zisyadis ; BO/CN 2003 2021 s. : réponse de la Conseillère fédérale Calmy-Rey au Postulat Vaudroz - Reconnaissance du génocide des Arméniens de 1915). Cette attitude d’ouverture au dialogue ne peut être interprétée comme la négation de l’existence d’un génocide et rien n’indique que le soutien exprimé en 2001 par le Conseil fédéral à la création d’une commission d’enquête internationale n’aurait pas procédé de la même démarche. On ne peut en déduire, de manière générale, qu’il existerait un doute suffisant dans la communauté, scientifique en particulier, sur la réalité du caractère génocidaire des faits de 1915 pour rendre la constatation de ce consensus arbitraire.
4.6 Cela étant, le recourant ne démontre pas en quoi le tribunal de police serait tombé dans l’arbitraire en constatant qu’il existe un consensus général, scientifique notamment, sur la qualification des faits de 1915 comme génocide. Il s’ensuit que les autorités cantonales ont, à juste titre, refusé de souscrire à la démarche du recourant tendant à ouvrir un débat historico-juridique sur ce point.
5. Au plan subjectif, l’infraction sanctionnée par l’art. 261bis al. 1 et 4 CP suppose un comportement intentionnel. Aux ATF 123 IV 202 consid. 4c p. 210 et 124 IV 121 consid. 2b p. 125, le Tribunal fédéral a jugé que ce comportement intentionnel devait être dicté par des mobiles de discrimination raciale. Cette question débattue en doctrine a ensuite été laissée ouverte aux ATF 126 IV 20 consid. 1d, spéc. p. 26, et 127 IV 203 consid. 3, p. 206. Elle peut demeurer ouverte en l’espèce également, comme on le verra.
5.1 En ce qui concerne l’intention, le tribunal correctionnel a retenu que [le requérant], docteur en droit, politicien, soi-disant écrivain et historien, avait agi en toute connaissance de cause, déclarant qu’il ne changerait jamais de position, même si une commission neutre affirmait un jour que le génocide des Arméniens a bel et bien existé. Ces constatations de la volonté interne du recourant de nier un génocide relèvent du fait (ATF 110 IV 22, consid. 2, 77, consid. 1c, 109 IV 47 consid. 1, 104 IV 36 consid. 1 et cit.), si bien que le Tribunal fédéral est lié sur ce point (art. 105 al. 1 LTF). Le recourant ne formule d’ailleurs aucun grief à ce propos. Il ne tente pas de démontrer que ces constatations de fait seraient arbitraires ou procéderaient d’une violation de ses droits de niveau constitutionnel ou conventionnel, si bien qu’il n’y a pas lieu d’examiner cette question (art. 106 al. 2 LTF). On ne voit pas, pour le surplus, que les autorités cantonales, qui ont déduit l’intention du recourant d’éléments extérieurs (cf. ATF 130 IV 58 consid. 8.4 p. 62) auraient méconnu sur ce point la notion même d’intention du droit fédéral.
5.2 Quant aux mobiles du recourant, le Tribunal correctionnel a retenu qu’ils s’apparentaient à des mobiles racistes et nationalistes et ne relevaient pas du débat historique, en soulignant en particulier qu’il décrivait les Arméniens comme étant les agresseurs du peuple turc et qu’il se réclamait lui-même de Talak Pacha, qui fut historiquement, avec ses deux frères, l’initiateur, l’instigateur et le moteur du génocide des Arméniens (jugement, consid. II, p. 17 s.).
Il n’est pas contesté en l’espèce que la communauté arménienne constitue un peuple, soit tout au moins une ethnie (sur la notion, c. : Niggli, Rassendiskriminierung, 2e éd., n. 653, p. 208), qui se reconnaît en particulier dans son histoire marquée par les événements de 1915. Il s’ensuit que la négation du génocide arménien – respectivement la représentation prônée par le recourant du peuple arménien comme agresseur – constitue déjà une atteinte à l’identité des membres de cette communauté (Schleiminger, op. cit., art. 261bis CP, n. 65 et la référence à Niggli). Le Tribunal correctionnel, qui a retenu l’existence de mobiles s’apparentant au racisme a, par ailleurs, exclu que la démarche du recourant ressortît au débat historique. Ces constatations de fait, au sujet desquelles le recourant n’élève aucun grief (art. 106 al. 2 LTF) lient le Tribunal fédéral (art. 105 al. 1 LTF). Elles démontrent suffisamment l’existence de mobiles qui, en plus du nationalisme, ne peuvent relever que de la discrimination raciale, respectivement ethnique. Il n’est dès lors pas nécessaire de trancher en l’espèce le débat doctrinal évoqué au consid. 6 ci-dessus. Pour le surplus, le recourant n’élève non plus aucun grief relatif à l’application du droit fédéral sur ce point.
6. Le recourant invoque encore la liberté d’expression garantie par l’art. 10 CEDH, en relation avec l’interprétation donnée par les autorités cantonales à l’art. 261bis al. 4 CP.
Il ressort cependant des procès-verbaux d’audition du recourant par le Ministère public de Winterthur/Unterland (23 juillet 2005), qu’en s’exprimant en public, à Glattbrugg notamment, le recourant entendait « aider le peuple suisse et le Conseil national à corriger l’erreur » (ndr : la reconnaissance du génocide arménien). Il connaissait par ailleurs l’existence de la norme sanctionnant la négation d’un génocide et a déclaré qu’il ne changerait jamais de position, même si une commission neutre affirmait un jour que le génocide des Arméniens a bel et bien existé (jugement, consid. II, p. 17). On peut déduire de ces éléments que le recourant n’ignorait pas qu’en qualifiant le génocide arménien de « mensonge international » et en déniant explicitement aux faits de 1915 la qualification de génocide, il s’exposait en Suisse à une sanction pénale. Le recourant ne peut dès lors rien déduire en sa faveur de l’absence de prévisibilité de la loi qu’il invoque. Ces éléments permettent en outre de retenir que le recourant tente essentiellement, par une démarche de provocation, d’obtenir des autorités judiciaires suisses une confirmation de ses thèses, au détriment des membres de la communauté arménienne, pour lesquels cette question joue un rôle identitaire central. La condamnation du recourant tend ainsi à protéger la dignité humaine des membres de la communauté arménienne, qui se reconnaissent dans la mémoire du génocide de 1915. La répression de la négation d’un génocide constitue enfin une mesure de prévention des génocides au sens de l’art. I de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide conclue à New York le 9 décembre 1948, approuvée par l’Assemblée fédérale le 9 mars 2000 (RS 0.311.11).
7. On doit, au demeurant constater que le recourant ne conteste l’existence ni des massacres ni des déportations (v. supra consid. A), que l’on ne peut qualifier, même en faisant preuve de réserve, que comme des crimes contre l’humanité (Niggli, Discrimination raciale, n. 976, p. 262). Or, la justification de tels crimes, fût-ce au nom du droit de la guerre ou de prétendues raisons sécuritaires, tombe déjà sous le coup de l’art. 261bis al. 4 CP, si bien que même considérée sous cet angle et indépendamment de la qualification de ces mêmes faits comme génocide, la condamnation du recourant en application de l’art. 261bis al. 4 CP n’apparaît pas arbitraire dans son résultat, pas plus qu’elle ne viole le droit fédéral. »
D. Les poursuites pénales engagées en 2008 contre le requérant
27. En 2008, le requérant fut arrêté et inculpé dans le cadre du procès dit d’« Ergenekon » (dont on peut trouver un bref descriptif dans les affaires Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 6, 8 juillet 2014, Şık c. Turquie, no 53413/11, § 10, 8 juillet 2014, Tekin c. Turquie (déc.), no 3501/09, §§ 3‑16, 18 novembre 2014, et Karadağ c. Turquie (déc.), no 36588/09, §§ 3-16, 18 novembre 2014). Par un jugement du 5 août 2013, la cour d’assises d’Istanbul le reconnut coupable en même temps que de nombreuses autres personnes et le condamna à la réclusion à perpétuité. Ce jugement fit l’objet d’un pourvoi dont la Cour de cassation turque est actuellement saisie (décisions précitées Tekin, § 17, et Karadağ, § 17, ainsi que Yıldırım c. Turquie (déc.), no 50693/10, § 14, 17 mars 2015). Sa détention provisoire fut levée en mars 2014.
E. Autres éléments produits par les tiers intervenants
28. Dans leurs tierces observations, l’Association turque des droits de l’homme, le centre « Vérité Justice Mémoire » et l’Institut international pour l’étude du génocide et des droits de l’homme se réfèrent aux versions en ligne de deux articles de journaux turcs. Le premier article, publié dans le quotidien Vatan le 26 juillet 2007, rapportait que, après l’assassinat de Hrant Dink, le requérant avait adressé une lettre ouverte au patriarche arménien d’Istanbul, dans laquelle il dénonçait cet assassinat comme étant une provocation des États-Unis d’Amérique contre la Turquie et invitait le patriarche à dire ouvertement que les États-Unis d’Amérique en étaient les instigateurs et ainsi, en sa qualité de chef des Arméniens de Turquie, à montrer l’exemple aux défenseurs de l’unité de la nation turque. Le second article, tiré du quotidien Milliyet du 19 mai 2007, ne mentionnait pas le requérant. Il faisait état de menaces anonymes proférées contre des écoles arméniennes à Istanbul en rapport avec la position adoptée par les Arméniens quant aux événements survenus en 1915 et les années suivantes. Il ajoutait que, en réaction à ces menaces, le directeur des services régionaux de l’éducation avait cherché à rassurer les Arméniens et prié les autorités de prendre des mesures de précaution.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution de la Confédération suisse
29. Intitulé « Dignité humaine », l’article 7 de la Constitution de la Confédération suisse de 1999 (« la Constitution »), laquelle a remplacé la Constitution de 1874, dispose :
« La dignité humaine doit être respectée et protégée. »
30. Intitulé « Libertés d’opinion et d’information », l’article 16 de la Constitution dispose, dans ses parties pertinentes :
« 1. La liberté d’opinion et la liberté d’information sont garanties.
2. Toute personne a le droit de former, d’exprimer et de répandre librement son opinion. »
31. Intitulé « Restriction des droits fondamentaux », l’article 36 de la Constitution dispose :
« 1. Toute restriction d’un droit fondamental doit être fondée sur une base légale. Les restrictions graves doivent être prévues par une loi. Les cas de danger sérieux, direct et imminent sont réservés.
2. Toute restriction d’un droit fondamental doit être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui.
3. Toute restriction d’un droit fondamental doit être proportionnée au but visé.
4. L’essence des droits fondamentaux est inviolable. »
B. L’article 261bis du code pénal
1. Le texte de l’article
32. Adopté le 18 juin 1993, l’article 261bis du code pénal, intitulé « Discrimination raciale », figure dans le chapitre de celui-ci consacré aux crimes ou délits contre la paix publique. Entré en vigueur le 1er janvier 1995, il est ainsi libellé :
« Celui qui, publiquement, aura incité à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ;
celui qui, publiquement, aura propagé une idéologie visant à rabaisser ou à dénigrer de façon systématique les membres d’une race, d’une ethnie ou d’une religion ;
celui qui, dans le même dessein, aura organisé ou encouragé des actions de propagande ou y aura pris part ;
celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité ;
celui qui aura refusé à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse, une prestation destinée à l’usage public,
sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »
2. La genèse de l’article
33. C’est l’adhésion de la Suisse à la Convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (« la CEDR » ; paragraphe 62 ci-dessous) qui est à l’origine de l’adoption de cet article. Dans un message du 2 mars 1992 (publié in FF 1992, vol. III, pp. 265-340) sur l’adhésion de la Suisse à ce traité et sur la nécessité en conséquence de réformer son droit pénal, le gouvernement suisse a examiné les obligations nées en particulier de l’article 4 de la CEDR (paragraphe 62 ci-dessous) et a émis l’avis, à la page 297, qu’à l’exception de l’interdiction de la discrimination par les autorités posée à l’article 4 c) de la CEDR, qui était couverte par l’article 4 de la Constitution suisse de 1874 alors en vigueur, les lois suisses ne répondaient pas, ou ne répondaient que de façon incomplète, aux exigences de la CEDR.
34. Le gouvernement suisse a évoqué, aux pages 298 à 301, le conflit potentiel entre, d’une part, la répression pénale de la propagande raciste et des idéologies qui visent à diffamer ou à discréditer certaines parties de la population et, d’autre part, les droits constitutionnels à la liberté d’opinion et d’association. Il a relevé que la CEDR cherchait à résoudre ce type de conflit par une disposition de son article 4 qui impose de « [tenir] compte des principes formulés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ». Il a constaté que l’opinion prévalait largement au sein de la doctrine suisse qu’il s’agissait d’intérêts du même niveau méritant la même protection et que la solution ne pouvait donc se trouver que dans leur pesée, mais que, d’une part, la discrimination raciale, en tant qu’atteinte à la dignité humaine, violait les droits constitutionnels à la liberté individuelle et à l’égalité devant la loi, et était proscrite en droit international public. Il a observé d’autre part qu’il ne fallait pas sous-estimer le rôle important joué par la liberté d’opinion et la liberté d’association dans le débat politique au sein d’une société démocratique. Il a exposé que, bien que n’ayant pas d’incidence sur la substance de ces droits, la répression proposée de la discrimination raciale faisait obstacle à l’incrimination de tous les types de discours envisagés par l’article 4 de la CEDR. Il a noté que cette répression pouvait par exemple conduire dans certains cas à des restrictions injustifiées d’études sociologiques ou ethnologiques. Il a donc estimé que l’accent devait être mis sur l’incitation à la haine raciale et à la discrimination ainsi que sur le mépris et la calomnie, qui constituaient l’élément essentiel et vraiment répréhensible des théories de supériorité raciale dont découlent la haine raciale et la xénophobie. Il a considéré que l’article 4 permettait de tenir compte des autres aspects des libertés fondamentales quand il s’agit d’édicter des normes pénales en vue de satisfaire aux exigences de la CEDR. Il en a conclu que l’importance particulière que revêtent la liberté d’opinion et la liberté d’association dans les démocraties occidentales en général, et dans le système suisse de démocratie semi-directe en particulier, justifiait largement de faire usage de cette possibilité. Il était donc nécessaire selon lui d’émettre une réserve à l’article 4 de la CEDR (paragraphe 63 ci-dessous).
35. Le libellé proposé de ce qui allait devenir l’article 261bis, al. 4 (ibid., p. 304) se lisait ainsi :
« [C]elui qui aura, publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, porté atteinte à la dignité humaine d’une personne ou d’un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou qui aura, pour la même raison, déshonoré la mémoire d’un défunt (...) sera puni de l’emprisonnement ou de l’amende. »
36. D’après le message du gouvernement suisse (pp. 308-309) :
« Le fait de déshonorer la mémoire d’un défunt a été inclus dans la définition de l’infraction pour pouvoir s’en prendre aux falsifications d’histoire des révisionnistes qui diffusent dans leurs ouvrages pseudo-scientifiques des théories qu’on désigne sous le nom de « Mensonge sur Auschwitz ». Il s’agit de l’affirmation selon laquelle l’Holocauste n’aurait jamais eu lieu et les chambres à gaz n’auraient pas existé. Ce ne seraient pas six millions de Juifs qu’on aurait fait mourir, mais beaucoup moins, et par ailleurs, les Juifs retireraient des avantages économiques de l’Holocauste. Cette falsification de l’histoire ne peut être considérée comme une simple querelle d’historiens. Elle cache souvent une tendance de propagande raciste qui se révèle particulièrement dangereuse lorsqu’elle s’adresse à des auditeurs jeunes dans le cadre de l’enseignement. »
37. Au cours des débats qui s’ensuivirent au sein de l’Assemblée fédérale (le parlement suisse), un membre du Conseil national souligna que ni la CEDR ni la nouvelle disposition ne se limitaient à l’Holocauste mais qu’elles avaient pour objet la lutte contre la xénophobie, le racisme, l’intolérance et l’antisémitisme en général (BO/CN 1992, vol. VI 2650-2679, p. 2654). Le rapporteur de la commission parlementaire compétente signala une disparité entre le texte allemand et le texte français de la disposition et indiqua, lors de la séance du Conseil national tenue le 17 décembre 1992, qu’il était fait référence à « tout génocide, en faisant allusion au principal génocide, à l’Holocauste des juifs, mais [qu’]il [était] clair que tous les crimes de cette nature [devaient] être condamnés. C’est la raison pour laquelle selon lui il [fallait] plutôt écrire « tout génocide » plutôt que « le génocide » » (ibid., p. 2675). Au cours de débats parlementaires ultérieurs tenus le 8 juin 1993, le rapporteur de la commission du Conseil national précisa ainsi la portée de ce qui allait devenir l’article 261bis, al. 4, du code pénal (BO/CN 1993, vol. III, pp. 1075-1076) :
« Par ailleurs, la commission s’est prononcée sur les quelques divergences entre le Conseil des États et le Conseil national et, finalement, elle vous propose (...) d’adopter les modifications introduites par le Conseil des États, à l’exception du quatrième paragraphe qui concerne le génocide, où la commission propose de parler d’« un génocide », en faisant allusion à tous ceux qui peuvent malheureusement se produire. Plusieurs personnes ont parlé notamment des massacres des Kurdes [spécialement ceux perpétrés par l’ancien régime irakien] ou d’autres populations, par exemple des Arméniens. Tous ces génocides doivent entrer en ligne de compte.
En ce qui concerne les critères à retenir, (...) il y a la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide. Il faudrait se référer à cette convention internationale pour définir la notion de génocide. »
38. Cette approche fut confirmée par la conseillère nationale, Mme Grendelmeier, (ibid., p. 1077) en ces termes :
« La question de la définition du génocide a elle aussi été débattue. Il a été dit qu’un ressortissant turc n’emploierait probablement pas le mot « génocide » pour qualifier les événements tragiques que le peuple arménien a connus. La commission a estimé que, puisqu’est employée l’expression générique « génocide », c’est le génocide en général et non « le » génocide ou « un » génocide en particulier qui doit être punissable partout, par exemple aussi celui perpétré en Bosnie-Herzégovine. Lorsqu’un peuple est non seulement privé de son droit à l’existence mais aussi effectivement conduit à l’extinction, il y a génocide et cela doit constituer une infraction pénale. » [traduction du greffe]
39. L’article 261bis, al. 4, fut adopté par les deux chambres de l’Assemblée fédérale le 18 juin 1993, par 114 voix contre 13 au sein du Conseil national, et par 34 voix contre zéro au sein du Conseil des États. Cependant, ayant été contesté, il ne pouvait entrer en vigueur qu’après confirmation par le peuple suisse au moyen d’un référendum (FF 1993, vol. II, pp. 868-869). Le référendum eut lieu le 25 septembre 1994, avec un taux de participation de 45,9 %. 54,7 % des votants se prononcèrent en faveur de l’article, soit 1 132 662 personnes pour et 939 975 contre (Office fédéral de la Statistique, Miroir statistique de la Suisse, 1996, pp. 378 et suiv.)
40. Depuis la promulgation de l’article 261bis du code pénal, il y a eu seize propositions tendant à l’abroger ou à en restreindre la portée. Toutes ont été rejetées par l’Assemblée fédérale.
3. Application à des propos tenus antérieurement à ceux du requérant concernant les événements survenus en 1915 et les années suivantes
41. En avril 1997, à la suite du dépôt de deux pétitions adressées à l’Assemblée fédérale par des Arméniens en septembre 1995 et par des Turcs en janvier 1996, la première tendant à qualifier et la seconde à ne pas qualifier de génocide les événements survenus en 1915 et les années suivantes, l’Association Suisse-Arménie porta plainte en tant que partie civile, sur la base de l’article 261bis, al. 4, contre certains des signataires de la pétition turque.
42. Par une décision du 16 juillet 1998, le tribunal d’arrondissement de Berne-Laupen classa cette plainte sans suite au motif qu’une association, par opposition à un individu, ne pouvait se prétendre victime d’actes contraires à l’article 261bis, al. 4. Le 10 février 1999, saisie d’un recours formé par cette association, la Cour suprême du canton de Berne confirma cette décision.
43. En réaction à cette décision, le 18 avril 2000, deux ressortissants suisses d’origine arménienne portèrent plainte en tant que partie civile, sur la base de l’article 261bis, al. 4, contre douze des signataires de la pétition turque.
44. Par un jugement du 14 septembre 2001, le tribunal d’arrondissement de Berne-Laupen acquitta les accusés. Il releva notamment qu’à l’inverse des lois autrichienne et française réprimant la négation de l’Holocauste, qui se limitaient à celui-ci, l’article 261bis, al. 4, ne se bornait pas à viser un événement historique précis. Cependant, après avoir examiné en détail la situation concernant les événements survenus en 1915 et les années suivantes, il décida de ne pas trancher la question de savoir si ces événements pouvaient être constitutifs d’« un génocide » au sens de cet article, jugeant que les accusés devaient de toute manière être acquittés puisque l’intention délictueuse faisait défaut chez eux : ayant été élevés et ayant fait leurs études en Turquie, c’était selon lui sous l’influence du système éducatif turc qu’ils avaient nié que les événements survenus en 1915 et les années suivantes constituaient un génocide, et ils n’avaient donc pas agi avec un mobile raciste.
45. Les deux auteurs de la plainte firent appel devant la Cour suprême du canton de Berne. Par un arrêt du 16 avril 2002, celle-ci les débouta au motif qu’il n’était pas possible de déposer une plainte en tant que partie civile au titre de l’article 261bis, al. 4, car cette disposition ne protégeait que la paix publique et non des intérêts juridiques individuels, la négation d’un génocide ne pouvant en elle-même léser un individu, quel que soit son passé.
46. Le pourvoi formé contre cet arrêt fut rejeté par le Tribunal fédéral suisse le 7 novembre 2002 (ATF 129 IV 95). Ce dernier jugea notamment que l’infraction prévue à l’article 261bis, al. 4, était d’ordre public et que les droits individuels n’étaient qu’indirectement protégés par ses dispositions. Il estima donc que des victimes individuelles ne pouvaient être associées à une action contre l’auteur allégué. Il précisa que la simple négation, la minimisation grossière ou la tentative de justification d’un génocide au sens de l’article 261bis, al. 4, n’étaient pas des actes de discrimination raciste au sens strict du terme. Il ajouta que, si de tels propos pouvaient toucher des individus, le préjudice, fût-il grave, demeurait indirect.
C. Autres dispositions pertinentes du code pénal suisse
47. En son article 264, intitulé « Génocide », le code pénal définit comme suit cette infraction :
« Sera puni d’une peine privative de liberté à vie ou d’une peine privative de liberté de dix ans au moins celui qui, dans le dessein de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, racial, religieux ou ethnique :
a. aura tué des membres du groupe ou aura fait subir une atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale ;
b. aura soumis les membres du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
c. aura ordonné ou pris des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
d. aura transféré ou fait transférer de force des enfants du groupe à un autre groupe. »
D. Le postulat no 02.3069
48. Le 18 mars 2002, le conseiller national Jean-Claude Vaudroz présenta au Conseil national un postulat, c’est-à-dire une motion non contraignante, tendant à la reconnaissance comme génocide des événements survenus en 1915 et les années suivantes. À la suite de la cessation des fonctions de M. Vaudroz, la proposition fut reprise le 8 décembre 2003 par M. Dominique de Buman. À l’appui de celle-ci, il était souligné que l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman au cours de la Première Guerre mondiale avait servi de point de référence à l’invention du mot « génocide » par Raphael Lemkin et que les règles énoncées dans la Convention adoptée par la suite correspondaient au processus de destruction subi par le peuple arménien. Il était ajouté que, par la reconnaissance du génocide des Arméniens, la Suisse rendrait justice aux victimes, aux rescapés et à leurs descendants, contribuerait à la prévention d’autres crimes contre l’humanité et montrerait son engagement pour les droits de l’homme, le respect des minorités et la justice pénale internationale. Il était fait mention d’autres organes qui auraient reconnu ces événements comme étant un génocide et il était souhaité que l’adoption du postulat contribue à l’établissement d’une paix durable entre Turcs et Arméniens, qui ne pourrait s’établir que sur une vision de l’histoire commune et conforme à la vérité.
49. Le 15 mai 2002, le gouvernement suisse se déclara opposé à cette proposition, indiquant que, bien qu’il eût à plusieurs reprises regretté et condamné les tragiques déportations en masse et les massacres qui avaient fait de très nombreuses victimes dans la population arménienne de l’Empire ottoman, il estimait que cette question relevait de la recherche historique. Il ajoutait que, s’agissant d’un épisode douloureux de l’histoire, l’effort de mémoire collective devait être réalisé avant tout par les pays concernés. Il faisait valoir que la politique extérieure de la Suisse voulait contribuer à l’entente turco-arménienne par le dialogue politique qui s’était instauré entre la Suisse et la Turquie en 2000 et qui portait notamment sur les droits de l’homme. Il concluait que l’adoption du postulat risquerait de porter atteinte au dialogue officiel et régulier qui avait été établi. Selon lui, les cosignataires du postulat voulaient que leur démarche contribue à une paix durable entre la Turquie et l’Arménie en adressant un message de justice aux victimes arméniennes, mais l’acceptation de ce postulat pouvait avoir l’effet contraire et ajouter encore à la charge émotionnelle qui pesait sur les relations entre la Turquie et l’Arménie.
50. Le 16 décembre 2003, après un débat en séance plénière, le Conseil national adopta le postulat par 107 voix contre 67 et 11 abstentions. Portant le numéro 02.3069, il est ainsi libellé :
« Le Conseil national reconnaît le génocide des Arméniens de 1915. Il demande au Conseil fédéral d’en prendre acte et de transmettre sa position par les voies diplomatiques usuelles. »
E. La loi de 2005 sur le Tribunal fédéral suisse
51. L’article 106, al. 2, de la loi de 2005 sur le Tribunal fédéral suisse dispose que celui-ci n’examine la violation de droits fondamentaux ainsi que celle de dispositions de droit cantonal et intercantonal que si le grief a été soulevé et motivé par le recourant.
III. LE DROIT INTERNATIONAL ET EUROPÉEN PERTINENT
A. Droit international général
1. En matière de génocide
52. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (« la Convention sur le génocide » ; Recueil des traités des Nations Unies (RTNU), vol. 78, p. 277), adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948, est entrée en vigueur le 12 janvier 1951. La Suisse y a adhéré le 7 septembre 2000. Son adhésion a pris effet le 6 décembre 2000 (RTNU, vol. 2121, p. 282). Voici les parties pertinentes de ce traité :
Article premier
« Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir. »
Article II
« Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci‑après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe ;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »
Article III
« Seront punis les actes suivants :
a) Le génocide ;
b) L’entente en vue de commettre le génocide ;
c) L’incitation directe et publique à commettre le génocide ;
d) La tentative de génocide ;
e) La complicité dans le génocide. »
(...)
Article V
« Les Parties contractantes s’engagent à prendre, conformément à leurs constitutions respectives, les mesures législatives nécessaires pour assurer l’application des dispositions de la présente Convention, et notamment à prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III. »
Article VI
« Les personnes accusées de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront traduites devant les tribunaux compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis, ou devant la cour criminelle internationale qui sera compétente à l’égard de celles des Parties contractantes qui en auront reconnu la juridiction. »
(...)
Article IX
« Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend. »
53. L’article 6 du Statut du Tribunal militaire international, annexé à l’Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, conclu à Londres le 8 août 1945 (RTNU, vol. 82, p. 279), réprimait les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Il était libellé comme suit dans sa partie pertinente :
« (...)
Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle :
(...)
c) Les ‘Crimes contre l’humanité’ : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. »
54. Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« le Statut de Rome » et « la CPI » ; RTNU, vol. 2187, p. 3), adopté le 17 juillet 1998 et ratifié par la Suisse le 12 octobre 2001 (RTNU, vol. 2187, p. 6), est entré en vigueur le 1er juillet 2002. Ses parties pertinentes se lisent ainsi :
Article 5
Crimes relevant de la compétence de la Cour
« 1. La compétence de la Cour est limitée aux crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale. En vertu du présent Statut, la Cour a compétence à l’égard des crimes suivants :
a) Le crime de génocide ;
b) Les crimes contre l’humanité ;
c) Les crimes de guerre ;
d) Le crime d’agression.
(...) »
Article 6
Crime de génocide
« Aux fins du présent Statut, on entend par crime de génocide l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe ;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »
Article 7
Crimes contre l’humanité
« 1. Aux fins du présent Statut, on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque :
a) Meurtre ;
b) Extermination ;
c) Réduction en esclavage ;
d) Déportation ou transfert forcé de population ;
e) Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;
f) Torture ;
g) Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;
h) Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ;
i) Disparitions forcées de personnes ;
j) Crime d’apartheid ;
k) Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.
(...) »
55. Dans son jugement du 2 septembre 1998 rendu en l’affaire Le Procureur c. Akayesu (ICTR-96-4-T), la Chambre de première instance I du Tribunal international chargé de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 (« le TPIR ») a souligné le trait distinctif du crime de génocide :
« 498. Le génocide se distingue d’autres crimes en ce qu’il comporte un dol spécial, ou dolus specialis. Le dol spécial d’un crime est l’intention précise, requise comme élément constitutif du crime, qui exige que le criminel ait nettement cherché à provoquer le résultat incriminé. Dès lors, le dol spécial du crime de génocide réside dans « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». »
56. Le TPIR y a articulé aussi le crime de génocide par rapport aux autres crimes réprimés par son Statut (concours des infractions) :
« 469. Eu égard à son Statut, la Chambre est d’avis que les infractions visées dans le Statut – génocide, crimes contre l’humanité et violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II – comportent des éléments constitutifs différents et, surtout, leur répression vise la protection d’intérêts distincts. On est dès lors fondé à les retenir à raison des mêmes faits. En outre, il pourrait, suivant le cas, être nécessaire d’obtenir une condamnation pour plus d’une de ces infractions afin de donner la mesure des crimes qu’un accusé a commis. Par exemple, le général qui donnerait l’ordre de tuer tous les prisonniers de guerre appartenant à un groupe ethnique donné, dans l’intention d’éliminer ainsi ledit groupe serait coupable à la fois de génocide et de violations de l’article 3 commun, bien que pas nécessairement de crimes contre l’humanité. Une condamnation pour génocide et violations de l’article 3 commun donnerait alors pleinement la mesure du comportement du général accusé.
470. En revanche, la Chambre ne considère pas qu’un acte quelconque de génocide, les crimes contre l’humanité et/ou les violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II constituent des formes mineures les uns des autres. Le Statut du Tribunal n’établit pas une hiérarchie des normes ; il traite toutes les trois infractions sur un pied d’égalité. Si l’on peut considérer le génocide comme le crime le plus grave, rien dans le Statut n’autorise à dire que les crimes contre l’humanité ou les violations de l’article 3 commun et du Protocole additionnel II sont, en toute hypothèse, accessoires au crime de génocide et constituent, par suite, des infractions subsidiaires de celui-ci. Ainsi qu’il est dit, et c’est là un argument connexe, ces infractions renferment des éléments constitutifs différents. Une fois de plus, cette considération autorise les condamnations multiples du chef de ces infractions à raison des mêmes faits. »
57. Le TPIR a dit ceci au sujet du crime d’incitation directe et publique à perpétrer un génocide (notes de bas de page omises) :
« 557. Le caractère « direct » de l’incitation veut que l’incitation prenne une forme directe et provoque expressément autrui à entreprendre une action criminelle et qu’une simple suggestion, vague et indirecte, soit quant à elle insuffisante pour constituer une incitation directe. En Civil Law, on considère que la provocation, équivalent de l’incitation, est directe si elle tend à l’accomplissement d’une infraction précise : l’Accusation doit pouvoir prouver le lien certain de cause à effet entre l’acte qualifié d’incitation, ou, en l’espèce de provocation, et une infraction particulière. La Chambre considère toutefois qu’il est approprié d’évaluer le caractère direct d’une incitation à la lumière d’une culture et d’une langue donnée. En effet, le même discours prononcé dans un pays ou dans un autre, selon le public, sera ou non perçu comme « direct ». De plus, la Chambre rappelle qu’une incitation peut être directe et néanmoins implicite. Ainsi, le délégué polonais avait indiqué, lors de la rédaction de la Convention sur le génocide, qu’il suffit d’agir habilement sur la psychologie des foules en jetant la suspicion sur certains groupes en insinuant qu’ils sont responsables de difficultés économiques ou autres pour créer l’atmosphère propice à l’exécution du crime.
558. La Chambre évaluera donc au cas par cas si elle estime, compte tenu de la culture du Rwanda et des circonstances spécifiques de la cause, que l’incitation peut être considérée comme directe ou non, en s’appuyant principalement sur la question de savoir si les personnes à qui le message était destiné en ont directement saisi la portée.
559. À la lumière de ce qui précède, l’on constate en définitive que, [quel que] soit le système juridique, l’incitation directe et publique doit être définie (...) comme le fait de directement provoquer l’auteur ou les auteurs à commettre un génocide, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, des imprimés vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou affiches, exposés aux regards du public, soit par tout autre moyen de communication audiovisuelle. »
58. Dans son arrêt rendu le 28 novembre 2007 en l’affaire Nahimana et consorts c. Le Procureur (ICTR-99-52-A), la Chambre d’appel du TPIR a dit ceci au sujet du crime d’incitation à commettre un génocide (notes de bas de page omises) :
« 692. La Chambre d’appel considère qu’il y a une différence entre le discours haineux en général (ou l’incitation à la discrimination ou à la violence) et l’incitation directe et publique à commettre le génocide. En effet, il y aura incitation directe à commettre le génocide si le discours constitue un appel direct à commettre un [acte] de génocide (...) ; une suggestion vague et indirecte ne suffira pas. Dans la plupart des cas, une incitation directe et publique à commettre le génocide pourra être précédée ou accompagnée de discours haineux, mais seule l’incitation directe et publique à commettre le génocide est prohibée [en tant que telle]. Cette conclusion est confirmée par les travaux préparatoires de la Convention sur le génocide.
693. La Chambre d’appel conclut donc que lorsque l’accusé est inculpé [pour incitation directe et publique à perpétrer un génocide], il ne peut être tenu responsable pour des discours haineux qui n’appellent pas directement à commettre le génocide. La Chambre d’appel est aussi d’avis que, étant donné que tous les discours haineux ne constituent pas de l’incitation directe à commettre le génocide, la jurisprudence relative à l’incitation à la haine, à la discrimination et à la violence n’est pas immédiatement applicable pour déterminer ce qui caractérise une incitation directe à commettre le génocide. (...) »
59. Dans son arrêt rendu le 26 février 2007 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) (C.I.J. Recueil 2007, p. 43), la Cour internationale de justice (« la CIJ ») a relevé ce qui suit :
« 8) La question de l’intention de commettre le génocide
186. La Cour relève que le génocide, tel que défini à l’article II de la Convention, comporte à la fois des « actes » et une « intention ». Il est bien établi que les actes suivants –
« a) meurtre de membres du groupe ;
b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; et
e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe » –
comprennent eux-mêmes des éléments moraux. Le « meurtre » est nécessairement intentionnel, tout comme l’« atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ». Dans les litt. c) et d) de l’article II, ces éléments moraux ressortent expressément des mots « intentionnelle » et « visant », et implicitement aussi des termes « soumission » et « mesures ». De même, le transfert forcé suppose des actes intentionnels, voulus. Ces actes, selon les termes de la CDI, sont par leur nature même des actes conscients, intentionnels ou délibérés (Commentaire relatif à l’article 17 du projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de 1996, rapport de la CDI 1996, Annuaire de la Commission du droit international, 1996, vol. II, deuxième partie, p. 47, par. 5).
187. À ces éléments moraux, l’article II en ajoute un autre. Il exige que soit établie l’« intention de détruire, en tout ou en partie, [le] groupe [protégé] (...), comme tel ». Il ne suffit pas d’établir, par exemple aux termes du litt. a), qu’a été commis le meurtre de membres du groupe, c’est-à-dire un homicide volontaire, illicite, contre ces personnes. Il faut aussi établir une intention supplémentaire, laquelle est définie de manière très précise. Elle est souvent qualifiée d’intention particulière ou spécifique, ou dolus specialis ; dans le présent arrêt, elle sera généralement qualifiée d’« intention spécifique (dolus specialis) ». Il ne suffit pas que les membres du groupe soient pris pour cible en raison de leur appartenance à ce groupe, c’est-à-dire en raison de l’intention discriminatoire de l’auteur de l’acte. Il faut en outre que les actes visés à l’article II soient accomplis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe comme tel. Les termes « comme tel » soulignent cette intention de détruire le groupe protégé.
188. La spécificité de l’intention et les critères qui la distinguent apparaissent clairement lorsque le génocide est replacé, comme il l’a été par la chambre de première instance du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (dénommé ci-après le « TPIY » ou le « Tribunal ») en l’affaire Kupreškić et consorts, dans le contexte d’actes criminels qui lui sont apparentés, notamment les crimes contre l’humanité et la persécution :
« [L’]élément moral requis pour la persécution est plus strict que pour les crimes contre l’humanité habituels, tout en demeurant en deçà de celui requis pour le génocide. Dans ce contexte, la chambre de première instance souhaite insister sur le fait que la persécution, en tant que crime contre l’humanité, est une infraction qui relève du même genus que le génocide. Il s’agit, dans les deux cas, de crimes commis contre des personnes qui appartiennent à un groupe déterminé et qui sont visées en raison même de cette appartenance. Ce qui compte dans les deux cas, c’est l’intention discriminatoire : pour attaquer des personnes à cause de leurs caractéristiques ethniques, raciales ou religieuses (ainsi que, dans le cas de la persécution, à cause de leurs opinions politiques). Alors que dans le cas de la persécution, l’intention discriminatoire peut revêtir diverses formes inhumaines et s’exprimer par le biais d’une multitude d’actes, dont l’assassinat, l’intention requise pour le génocide doit s’accompagner de celle de détruire, en tout ou en partie, le groupe auquel les victimes appartiennent. S’agissant de l’élément moral, on peut donc dire que le génocide est une forme de persécution extrême, sa forme la plus inhumaine. En d’autres termes, quand la persécution atteint sa forme extrême consistant en des actes intentionnels et délibérés destinés à détruire un groupe en tout ou en partie, on peut estimer qu’elle constitue un génocide. » (IT-95-16-T, jugement du 14 janvier 2000, par. 636.) »
60. Dans ce même arrêt, la CIJ a principalement fondé ses constats de fait à l’origine de la conclusion que le massacre de Srebrenica était constitutif d’un génocide sur ceux du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex‑Yougoslavie depuis 1991 (« le TPIY »), malgré la multitude d’autres éléments produits devant elle (paragraphes 212 à 224 et 278 à 297 de l’arrêt).
61. Dans son arrêt rendu le 3 février 2015 en l’affaire de l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie) (http://www.icj-cij.org/docket/files/118/18423.pdf, consulté pour la dernière fois le 5 juin 2015), la CIJ, après avoir examiné les nombreux éléments de preuve écrits et oraux produits par les parties, et tenu compte en particulier des constats de fait du TPIY, a conclu à l’existence d’une « ligne de conduite » de la part de l’Armée populaire yougoslave et des forces serbes dans leurs actions contre les Croates (paragraphes 407 à 416 de l’arrêt). Cependant, au vu du contexte et de l’opportunité que ces forces avaient eue de se livrer à des actes de violence, elle ne s’est en définitive pas déclarée convaincue que la seule déduction raisonnable qui pouvait être tirée de cette ligne de conduite ait été l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe des Croates, et que les actes constituant l’élément matériel du génocide, au sens des alinéas a) et b) de l’article II de la Convention sur le génocide (paragraphe 52 ci-dessus), aient été commis par l’Armée populaire yougoslave et les forces serbes dans l’intention spécifique requise pour être qualifiés d’actes de génocide. Elle a donc estimé que la Croatie n’avait pas démontré son allégation selon laquelle un génocide avait été commis (paragraphes 417 à 441 de l’arrêt). Elle a tiré la même conclusion au sujet de la demande reconventionnelle de la Serbie voyant un génocide dans les faits perpétrés par la Croatie contre la population serbe de la Krajina après avoir estimé que l’existence du dolus specialis (l’élément intentionnel du génocide) n’avait pas été démontrée (paragraphes 500 à 515 de l’arrêt).
2. La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
62. La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (« la CEDR » ; RTNU, vol. 660, p. 195), adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 21 décembre 1965 et ouverte à la signature le 7 mars 1966, est entrée en vigueur le 4 janvier 1969. La Suisse y a adhéré le 29 novembre 1994 ; son adhésion a pris effet le 29 décembre 1994 (RTNU, vol. 1841, p. 337). En voici les parties pertinentes :
Article premier
« 1. Dans la présente Convention, l’expression « discrimination raciale » vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique.
(...) »
Article 2
« 1. Les États parties condamnent la discrimination raciale et s’engagent à poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer toute forme de discrimination raciale et à favoriser l’entente entre toutes les races, et, à cette fin :
(...)
d) Chaque État partie doit, par tous les moyens appropriés, y compris, si les circonstances l’exigent, des mesures législatives, interdire la discrimination raciale pratiquée par des personnes, des groupes ou des organisations et y mettre fin ;
(...) »
Article 4
« Les États parties condamnent toute propagande et toutes organisations qui s’inspirent d’idées ou de théories fondées sur la supériorité d’une race ou d’un groupe de personnes d’une certaine couleur ou d’une certaine origine ethnique, ou qui prétendent justifier ou encourager toute forme de haine et de discrimination raciales ; ils s’engagent à adopter immédiatement des mesures positives destinées à éliminer toute incitation à une telle discrimination, ou tous actes de discrimination, et, à cette fin, tenant dûment compte des principes formulés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et des droits expressément énoncés à l’article 5 de la présente Convention, ils s’engagent notamment :
a) À déclarer délits punissables par la loi toute diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale, toute incitation à la discrimination raciale, ainsi que tous actes de violence, ou provocation à de tels actes, dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d’une autre couleur ou d’une autre origine ethnique, de même que toute assistance apportée à des activités racistes, y compris leur financement ;
b) À déclarer illégales et à interdire les organisations ainsi que les activités de propagande organisée et tout autre type d’activité de propagande qui incitent à la discrimination raciale et qui l’encouragent et à déclarer délit punissable par la loi la participation à ces organisations ou à ces activités ;
(...) »
Article 5
« Conformément aux obligations fondamentales énoncées à l’article 2 de la présente Convention, les États parties s’engagent à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et à garantir le droit de chacun à l’égalité devant la loi sans distinction de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance des droits suivants :
(...)
d) Autres droits civils, notamment :
(...)
viii) Droit à la liberté d’opinion et d’expression ;
(...) »
Article 6
« Les États parties assureront à toute personne soumise à leur juridiction une protection et une voie de recours effectives, devant les tribunaux nationaux et autres organismes d’État compétents, contre tous actes de discrimination raciale qui, contrairement à la présente Convention, violeraient ses droits individuels et ses libertés fondamentales, ainsi que le droit de demander à ces tribunaux satisfaction ou réparation juste et adéquate pour tout dommage dont elle pourrait être victime par suite d’une telle discrimination. »
63. À l’occasion de son adhésion à la CEDR, la Suisse a émis au sujet de l’article 4 la réserve suivante (RTNU, vol. 1841, p. 337) :
« La Suisse se réserve le droit de prendre les mesures législatives nécessaires à la mise en œuvre de l’article 4, en tenant dûment compte de la liberté d’opinion et de la liberté d’association, qui sont notamment inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. »
64. Au paragraphe 71 de son rapport initial au Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale – l’organe composé d’experts indépendants chargé de surveiller la mise en œuvre de la CEDR – (« le Comité EDR » ; ONU, documents officiels, CERD/C/270/Add.1), publié le 14 mars 1997, la Suisse a déclaré que l’intérêt général à l’exercice de la liberté d’expression devait céder devant l’intérêt prépondérant de la victime d’une discrimination, laquelle avait droit à la protection de sa personnalité. Elle a ajouté que c’était la raison pour laquelle l’article 261bis, al. 4, du code pénal (paragraphe 32 ci-dessus) rendait punissables les actes de discrimination, quand bien même la CEDR ne l’exigeait pas expressément. D’après elle, il en allait de même de l’interdiction de la négation ou des tentatives de justification des crimes commis par le régime nazi.
65. Aux paragraphes 102 et 109 de son troisième rapport périodique au Comité EDR (CERD/C/351/Add.2), publié le 22 mai 2001, la Suisse a indiqué que, dans son premier arrêt concernant l’article 261bis, al. 4, du code pénal (ATF 123 IV 202), le Tribunal fédéral suisse avait dit que cette disposition protégeait non seulement la paix publique, mais aussi la dignité de l’individu. Elle a toutefois ajouté que l’élément essentiel était que la paix publique n’était protégée qu’indirectement, comme conséquence de la protection accordée à la dignité humaine.
66. Alors qu’en 1997 il avait reproché à l’Allemagne et à la Belgique de n’avoir pas élargi à tous les génocides leurs lois réprimant la négation de l’Holocauste (ONU, documents officiels, A/52/18(Supp), §§ 217 et 226), le Comité EDR a dit ceci aux paragraphes 14 et 15 de sa Recommandation générale no 35 du 26 septembre 2013 sur la lutte contre les discours de haine raciale (CERD/C/GC/35 ; notes de bas de page omises) :
« Le Comité recommande que la négation ou les tentatives publiques de justification de crimes de génocide et de crimes contre l’humanité, tels que définis en droit international, soient déclarées délits punissables par la loi, à condition qu’elles constituent clairement un acte d’incitation à la haine ou à la violence raciale. Le Comité souligne aussi que « l’expression d’opinions sur des événements du passé » ne devrait pas être interdite ni punie.
15. L’article 4 [de la CEDR] exige que certaines formes de comportement soient déclarées délits punissables par la loi mais n’offr[e] pas d’orientations détaillées aux fins de l’incrimination des différentes formes de comportement. Pour qualifier les actes de discrimination et d’incitation de délits punissables par la loi, le Comité considère que les éléments ci-après devraient être pris en compte :
– Le contenu et la forme du discours − déterminer si le discours est provocateur et direct, comment il est construit et sous quelle forme il est distribué, et le style dans lequel il est délivré ;
– Le climat économique, social et politique dans lequel le discours a été prononcé et diffusé, notamment l’existence de formes de discrimination à l’égard de groupes ethniques et autres, notamment des peuples autochtones. Les discours qui dans un contexte sont inoffensifs ou neutres peuvent s’avérer dangereux dans un autre ; dans ses indicateurs sur le génocide, le Comité a insisté sur l’importance du lieu lorsqu’il s’agit d’évaluer la signification et les effets potentiels des discours de haine raciale ;
– La position et le statut de l’orateur dans la société et l’audience à laquelle le discours est adressé. Le Comité ne cesse d’appeler l’attention sur le rôle joué par les personnalités politiques et autres décideurs dans l’apparition d’un climat négatif envers les groupes protégés par la Convention, et a encouragé ces personnes et organes à témoigner d’une attitude plus positive envers la promotion de la compréhension et l’harmonie interculturelles. Le Comité est pleinement conscient de l’importance particulière de la liberté d’expression dans les domaines politiques mais sait aussi que l’exercice de cette liberté comporte des responsabilités et des devoirs particuliers ;
– La portée du discours − notamment la nature de l’audience et les modes de transmission : si le discours a été diffusé via les médias classiques ou Internet, ainsi que la fréquence et la portée de la communication, en particulier lorsque la répétition du discours témoigne de l’existence d’une stratégie délibérée visant à susciter l’hostilité envers des groupes ethniques et raciaux ;
– Les objectifs du discours − le discours consistant à protéger ou à défendre les droits fondamentaux de personnes et de groupes ne devrait pas faire l’objet de sanctions pénales ou autres. »
3. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
67. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le PIDCP » ; RTNU, vol. 999, p. 171) a été adopté le 16 décembre 1966 et ouvert à la signature le 19 décembre 1966. Ses dispositions de fond sont entrées en vigueur le 23 mars 1976. La Suisse y a adhéré le 18 juin 1992 ; son adhésion a pris effet le 18 septembre 1992 (RTNU, vol. 1678, p. 394). En voici les parties pertinentes :
Article 19
« 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.
2. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
3. L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :
a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ;
b) À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. »
Article 20
« 1. Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi.
2. Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi. »
68. À l’occasion de l’adhésion de la Suisse au PIDCP en 1992, le gouvernement suisse a indiqué que le code pénal, tel qu’alors en vigueur, ne couvrait que certains aspects de l’article 20 § 2 du PIDCP et que la Suisse aurait donc à y émettre une réserve. Il a toutefois ajouté que l’adoption d’une nouvelle disposition pénale était prévue dans l’optique de l’adhésion prochaine de la Suisse à la CEDR (paragraphe 62 ci-dessus) et que, une fois l’article 261bis du code pénal entré en vigueur (paragraphe 32 ci-dessus), la réserve serait retirée (FF 1991, vol. 1, pp. 1139-1140).
69. La réserve était ainsi libellée (RTNU, vol. 1678, p. 395) :
« La Suisse se réserve le droit d’adopter une disposition pénale tenant compte des exigences de l’article 20, paragraphe 2, à l’occasion de l’adhésion prochaine à la Convention de 1966 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. »
70. Elle a été retirée le 16 octobre 1995, avec effet immédiat (RTNU, vol. 1891, p. 393).
71. Lors de sa 102e session (2011), le Comité des droits de l’homme de l’ONU – l’organe composé d’experts indépendants chargé de surveiller la mise en œuvre du PIDCP – a adopté l’Observation générale no 34 à propos de l’article 19 du PIDCP (CCPR/C/GC/34), dont les parties pertinentes se lisent ainsi (notes de bas de page omises) :
« Liberté d’opinion
9. Le paragraphe 1 de l’article 19 exige la protection du droit de ne pas « être inquiété pour ses opinions ». C’est un droit pour lequel le Pacte n’autorise ni exception ni limitation. La liberté d’opinion s’étend au droit de l’individu de changer d’avis quand il le décide librement, et pour quelque raison que ce soit. Nul ne peut subir d’atteinte à l’un quelconque des droits qu’il tient du Pacte en raison de ses opinions réelles, perçues ou supposées. Toutes les formes d’opinion sont protégées et par là on entend les opinions d’ordre politique, scientifique, historique, moral ou religieux. Ériger en infraction pénale le fait d’avoir une opinion est incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 19. Le harcèlement, l’intimidation ou la stigmatisation, y compris l’arrestation, la détention, le jugement ou l’emprisonnement, en raison des opinions que la personne peut professer constitue une violation du paragraphe 1 de l’article 19.
10. Toute forme de tentative de coercition visant à obtenir de quelqu’un qu’il ait ou qu’il n’ait pas une opinion est interdite. La liberté d’exprimer ses opinions comporte nécessairement la liberté de ne pas exprimer ses opinions.
Liberté d’expression
11. Le paragraphe 2 exige des États parties qu’ils garantissent le droit à la liberté d’expression, y compris le droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce sans considération de frontières. Ce droit couvre l’expression et la réception de communications sur toute forme d’idée et d’opinion susceptible d’être transmise à autrui, sous réserve des dispositions du paragraphe 3 de l’article 19 et de l’article 20. Il porte sur le discours politique, le commentaire de ses affaires personnelles et des affaires publiques, la propagande électorale, le débat sur les droits de l’homme, le journalisme, l’expression culturelle et artistique, l’enseignement et le discours religieux. Il peut aussi porter sur la publicité commerciale. Le champ d’application du paragraphe 2 s’étend même à l’expression qui peut être considérée comme profondément offensante, encore que cette expression puisse être restreinte conformément aux dispositions du paragraphe 3 de l’article 19 et de l’article 20.
(...)
Application du paragraphe 3 de l’article 19
(...)
28. Le premier des motifs légitimes de restriction énoncés au paragraphe 3 est le respect des droits ou de la réputation d’autrui. Le terme « droits » vise les droits fondamentaux tels qu’ils sont reconnus dans le Pacte et plus généralement dans le droit international des droits de l’homme. Par exemple, il peut être légitime de limiter la liberté d’expression afin de protéger le droit de voter consacré à l’article 25, ainsi que les droits consacrés à l’article 17 (voir par. 37). Ces restrictions doivent être interprétées avec précaution : s’il peut être licite de protéger les électeurs contre des formes d’expression qui constituent un acte d’intimidation ou de coercition, de telles restrictions ne doivent pas empêcher le débat politique, même dans le cas de l’appel au boycottage d’une élection qui n’était pas obligatoire. Le terme « autrui » vise d’autres personnes individuellement ou en tant que membres d’une communauté. Ainsi, il peut par exemple viser des membres d’une communauté définie par sa foi religieuse ou son origine ethnique.
29. Le deuxième motif légitime de restriction est la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.
(...)
35. Quand un État partie invoque un motif légitime pour justifier une restriction à la liberté d’expression, il doit démontrer de manière spécifique et individualisée la nature précise de la menace ainsi que la nécessité et la proportionnalité de la mesure particulière prise, en particulier en établissant un lien direct et immédiat entre l’expression et la menace.
36. Le Comité se réserve la possibilité d’apprécier si, dans une situation donnée, il peut y avoir eu des circonstances qui ont rendu nécessaire une mesure restreignant la liberté d’expression. À ce propos, le Comité rappelle que l’étendue de cette liberté ne doit pas être évaluée en fonction d’une « certaine marge d’appréciation » et pour que le Comité puisse décider, l’État partie doit, dans une affaire donnée, démontrer de manière spécifique la nature précise de la menace qui pèse sur l’un quelconque des éléments énoncés au paragraphe 3 de l’article 19, et qui l’a conduit à restreindre la liberté d’expression.
(...)
Portée limitative des restrictions à la liberté d’expression dans certains domaines spécifiques
(...)
49. Les lois qui criminalisent l’expression d’opinions concernant des faits historiques sont incompatibles avec les obligations que le Pacte impose aux États parties en ce qui concerne le respect de la liberté d’opinion et de la liberté d’expression. Le Pacte ne permet pas les interdictions générales de l’expression d’une opinion erronée ou d’une interprétation incorrecte d’événements du passé. Des restrictions ne devraient jamais être imposées à la liberté d’opinion et, en ce qui concerne la liberté d’expression, les restrictions ne devraient pas aller au-delà de ce qui est permis par le paragraphe 3 ou exigé par l’article 20.
Relation entre l’article 19 et l’article 20
50. Les articles 19 et 20 sont compatibles l’un avec l’autre et se complètent. Les actes visés à l’article 20 tombent tous sous le coup des restrictions énoncées au paragraphe 3 de l’article 19. De ce fait, une limite qui est justifiée par l’invocation de l’article 20 doit également être conforme au paragraphe 3 de l’article 19.
51. Ce qui distingue les actes visés à l’article 20 d’autres actes qui peuvent également être soumis à une restriction conformément au paragraphe 3 de l’article 19, c’est que pour les premiers le PIDCP indique la réponse précise attendue de l’État : leur interdiction par la loi. Ce n’est que dans cette mesure que l’article 20 peut être considéré comme une lex specialis à l’égard de l’article 19.
52. Les États parties ne sont tenus d’interdire expressément par une loi que les formes d’expression spécifiques indiquées à l’article 20. Dans tous les cas où l’État restreint la liberté d’expression, il est nécessaire de justifier les interdictions et les dispositions qui les définissent, dans le strict respect de l’article 19. »
72. Dans son rapport soumis à l’Assemblée générale des Nations Unies le 7 septembre 2012, intitulé « Promotion et protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression » (ONU, documents officiels, A/67/357), le rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression a dit ceci au paragraphe 55, qui se trouve dans le chapitre consacré aux législations nationales contraires aux règles et aux normes internationales :
« l’on doit pouvoir débattre des événements historiques, et, comme l’indique le Comité des droits de l’homme, les lois qui pénalisent l’expression d’opinions sur des faits historiques sont incompatibles avec les obligations que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques impose aux États parties en relation avec le respect de la liberté d’opinion et d’expression (...) En exigeant que les écrivains, les journalistes et les citoyens ne donnent que la seule version des faits qui est approuvée par les pouvoirs publics, les États peuvent ainsi subordonner la liberté d’expression à la version officielle des événements. »
73. Au paragraphe 56 e) de son rapport soumis au Conseil des droits de l’homme de l’ONU le 1er juillet 2013 (ONU, documents officiels, A/HRC/24/38), l’expert indépendant de l’ONU sur la promotion d’un ordre international démocratique et équitable a recommandé que les États « abroge[nt] les dispositions législatives incompatibles avec les articles 18 et 19 du PIDCP, en particulier les lois (...) sur la mémoire et toutes les lois faisant obstacle à une discussion ouverte sur des événements politiques ou historiques ». Il a formulé une recommandation similaire au paragraphe 69 j) du rapport qu’il a soumis à l’Assemblée générale des Nations Unies le 7 août 2013 (ONU, documents officiels, A/68/284).
B. Instruments et textes pertinents du Conseil de l’Europe
1. Le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité
74. Le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité, relatif à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques (Série des traités européens, no 189 ; RTNU, vol. 2466, p. 205 ; « le Protocole »), ouvert à la signature le 28 janvier 2003, est entré en vigueur le 1er mars 2006. Il a été signé par trente-six des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe (plus deux autres États : le Canada et l’Afrique du Sud), mais n’a jusqu’à présent été ratifié que par vingt-quatre d’entre eux, dont trois (le Danemark, la Finlande et la Norvège) ont, par le biais d’une réserve, fait usage de la possibilité offerte par l’article 6 § 2 de ne pas appliquer, en tout ou en partie, l’article 6 § 1, qui impose d’ériger en infractions pénales les actes y visés (paragraphes 75 et 76 ci-dessous). La Suisse a signé le Protocole le 9 octobre 2003 mais ne l’a pas ratifié et, conformément à l’article 10 § 2, il n’est pas entré en vigueur à son égard.
75. L’article 6 du Protocole, intitulé « Négation, minimisation grossière, approbation ou justification du génocide ou des crimes contre l’humanité », est ainsi rédigé :
« 1. Chaque Partie adopte les mesures législatives qui se révèlent nécessaires pour ériger en infractions pénales, dans son droit interne, lorsqu’ils sont commis intentionnellement et sans droit, les comportements suivants :
la diffusion ou les autres formes de mise à disposition du public, par le biais d’un système informatique, de matériel qui nie, minimise de manière grossière, approuve ou justifie des actes constitutifs de génocide ou de crimes contre l’humanité, tels que définis par le droit international et reconnus comme tels par une décision finale et définitive du Tribunal militaire international, établi par l’accord de Londres du 8 août 1945, ou par tout autre tribunal international établi par des instruments internationaux pertinents et dont la juridiction a été reconnue par cette Partie.
2. Une Partie peut :
a) soit prévoir que la négation ou la minimisation grossière, prévues au paragraphe 1 du présent article, soient commises avec l’intention d’inciter à la haine, à la discrimination ou à la violence contre une personne ou un groupe de personnes, en raison de la race, de la couleur, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique, ou de la religion, dans la mesure où cette dernière sert de prétexte à l’un ou l’autre de ces éléments ;
b) soit se réserver le droit de ne pas appliquer, en tout ou en partie, le paragraphe 1 du présent article. »
76. Le rapport explicatif au Protocole précise, dans ses parties pertinentes (notes de bas de page omises) :
« 39. Ces dernières années, diverses affaires ont été traitées par des tribunaux nationaux où des personnes (dans le public, dans les médias, etc.) ont élaboré des idées ou des théories visant à minimiser, nier ou justifier les crimes graves commis au cours de la seconde guerre mondiale (en particulier l’Holocauste). La motivation de tels comportements est souvent présentée sous le prétexte de la recherche scientifique, alors qu’en réalité, le but exact est de soutenir et d’encourager la motivation politique qui avait donné lieu à l’Holocauste. De plus, ces comportements ont aussi inspiré ou même stimulé et développé les activités illégales de groupes racistes et xénophobes, y compris par le biais de systèmes informatiques. L’expression de ces idées insulte (la mémoire de) toute personne qui a été victime de l’Holocauste, ainsi que [sa] famille. Elle porte en outre atteinte à la dignité de la communauté humaine.
40. L’article 6 du Protocole, qui a une structure similaire à celle de l’article 3, traite ce problème. Les rédacteurs [conviennent] qu’il est important d’incriminer toute expression qui nie, minimise de manière grossière, approuve ou justifie des actes constitutifs de génocide ou de crimes contre l’humanité, tels que définis par le droit international et reconnus comme tels par une décision finale et définitive du Tribunal militaire international établi par l’accord de Londres du 8 [août] 1945. Ceci à cause du fait que les actes qui ont donné lieu à des génocides et à des crimes contre l’humanité se sont déroulés entre 1940 et 1945. Toutefois, les rédacteurs ont relevé que, depuis lors, d’autres cas de génocide et de crimes contre l’humanité, qui étaient motivés par des idées et des théories de nature raciste et xénophobe, ont été perpétrés. Les rédacteurs ont dès lors considéré qu’il était nécessaire de ne pas limiter le champ d’application de cette disposition aux seuls crimes commis par le régime nazi pendant la seconde guerre mondiale, et établis comme tels par le Tribunal de [Nuremberg], mais de l’étendre aussi aux génocides et crimes contre l’humanité constatés par d’autres tribunaux internationaux établis après 1945 par des instruments internationaux pertinents (par exemple, des Résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies, des traités multilatéraux, etc.). De tels tribunaux pourraient être, par exemple, les Tribunaux pénaux pour l’ex-Yougoslavie, pour le Rwanda, la Cour Pénale Internationale. Cet article permet de se référer à des décisions finales et obligatoires de tribunaux internationaux futurs, dans la mesure où la juridiction de tels tribunaux est reconnue par la Partie à ce Protocole.
41. Cette disposition vise à poser clairement le principe que des faits, dont la vérité historique a été judiciairement établie, ne peuvent pas être niés, minimisés de manière grossière, approuvés ou justifiés pour soutenir ces théories et ces idées détestables.
42. La Cour européenne des Droits de l’Homme a d’ailleurs indiqué clairement que la négation ou la révision de « faits historiques clairement établis – tel[s] que l’Holocauste – [...] se verrait soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10 » de la CEDH (voir à cet égard l’arrêt Lehideux et Isorni du 23 septembre 1998).
43. Le paragraphe 2 de l’article 6 donne la faculté aux Parties (i) soit d’exiger, à travers une déclaration, que la négation ou la minimisation grossière mentionnées au paragraphe 1 de l’article 6, soient commises avec l’intention d’inciter à la haine, à la discrimination ou à la violence contre une personne ou un groupe de personnes, en raison de la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, ou la religion dans la mesure où cette dernière sert de prétexte à l’un ou l’autre de ces éléments, (ii) soit de formuler une réserve, qui leur permettrait de ne pas appliquer, en tout ou en partie, cette disposition. »
2. La Résolution no (68) 30 du Comité des Ministres
77. Dans sa Résolution no (68) 30, adoptée le 31 octobre 1968, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe recommande notamment aux gouvernements des États membres du Conseil de l’Europe a) de signer et ratifier, pour autant qu’ils ne l’ont pas déjà fait, la CEDR et b) à l’occasion de cette ratification, de « souligne[r] par une déclaration explicative l’importance qu’ils attachent (...) au respect des droits énoncés dans la Convention (...) ».
3. La Recommandation no 97/20 du Comité des Ministres sur le « discours de haine »
78. Le 30 octobre 1997, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation no 97/20 concernant le « discours de haine », dont voici les parties pertinentes :
« Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres afin notamment de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun ;
Rappelant la Déclaration des chefs d’État et de gouvernement des États membres du Conseil de l’Europe, adoptée le 9 octobre 1993 à Vienne ;
Rappelant que la Déclaration de Vienne a sonné l’alarme sur la résurgence actuelle du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme, ainsi que sur le développement d’un climat d’intolérance ; rappelant également que cette déclaration contient un engagement pour agir contre toutes les idéologies, les politiques et les pratiques incitant à la haine raciale, à la violence et à la discrimination, ainsi que contre tout acte ou langage de nature à renforcer les craintes et les tensions entre groupes d’appartenances raciale, ethnique, nationale, religieuse ou sociale différentes ;
Réaffirmant son profond attachement à la liberté d’expression et d’information, tel qu’exprimé dans la Déclaration sur la liberté d’expression et d’information du 29 avril 1982 ;
Condamnant, dans le prolongement de la Déclaration de Vienne et de la Déclaration sur les médias dans une société démocratique, adoptée à la 4e Conférence ministérielle européenne sur la politique des communications de masse (Prague, 7-8 décembre 1994), toutes les formes d’expression qui incitent à la haine raciale, à la xénophobie, à l’antisémitisme et à toutes formes d’intolérance, car elles minent la sécurité démocratique, la cohésion culturelle et le pluralisme ;
Notant que ces formes d’expression peuvent avoir un impact plus grand et plus dommageable lorsqu’elles sont diffusées à travers les médias ;
Considérant que la nécessité de combattre ces formes d’expression est encore plus urgente dans des situations de tension et pendant les guerres et d’autres formes de conflits armés ;
Estimant qu’il est nécessaire de donner des lignes directrices aux gouvernements et aux États membres sur la manière de traiter ces formes d’expression, tout en reconnaissant que la plupart des médias ne peuvent pas être blâmés pour de telles formes d’expression ;
Ayant à l’esprit l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne sur la télévision transfrontière, ainsi que la jurisprudence des organes de la Convention européenne des Droits de l’Homme relative aux articles 10 et 17 de cette dernière Convention ;
Vu la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la Résolution (68) 30 du Comité des Ministres sur les mesures à prendre contre l’incitation à la haine raciale, nationale et religieuse ;
Constatant que tous les États membres n’ont pas signé, ratifié et mis en œuvre cette convention dans le cadre de leur législation nationale ;
Conscient de la nécessité de trouver un équilibre entre la lutte contre le racisme et l’intolérance, et la nécessité de protéger la liberté d’expression, afin d’éviter le risque de saper la démocratie au motif de la défendre ;
Conscient également de la nécessité de respecter pleinement l’indépendance et l’autonomie éditoriales des médias,
Recommande aux gouvernements des États membres :
1. d’entreprendre des actions appropriées visant à combattre le discours de haine sur la base des principes énoncés en annexe à la présente recommandation ;
2. de s’assurer que de telles actions s’inscrivent dans le cadre d’une approche globale qui s’attaquerait aux causes profondes – sociales, économiques, politiques, culturelles et autres – de ce phénomène ;
3. si cela n’a pas déjà été fait, de procéder à la signature, à la ratification et à la mise en œuvre effective dans le droit interne de la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, conformément à la Résolution (68) 30 du Comité des Ministres sur les mesures à prendre contre l’incitation à la haine raciale, nationale et religieuse ;
4. d’examiner leurs législations et pratiques internes, afin de s’assurer de leur conformité aux principes figurant en annexe à la présente recommandation. »
79. Une annexe à cette recommandation définit le « discours de haine » comme « couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration. » Elle énonce un certain nombre de principes applicables au discours de haine. Voici ceux à retenir :
Principe 2
« Les gouvernements des États membres devraient établir ou maintenir un cadre juridique complet et adéquat, composé de dispositions civiles, pénales et administratives portant sur le discours de haine. Ce cadre devrait permettre aux autorités administratives et judiciaires de concilier dans chaque cas le respect de la liberté d’expression avec le respect de la dignité humaine et la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
À cette fin, les gouvernements des États membres devraient étudier les moyens :
– d’encourager et de coordonner des recherches sur l’efficacité des législations et des pratiques juridiques existantes ;
– de réexaminer le cadre juridique existant afin d’assurer son adéquation aux divers nouveaux médias, services et réseaux de communications ;
– de développer une politique coordonnée d’action du Ministère public fondée sur des lignes directrices nationales respectueuses des principes établis dans la présente recommandation ;
– d’ajouter à l’éventail des sanctions pénales des mesures alternatives consistant à réaliser des services d’intérêt collectif ;
– de renforcer les possibilités de combattre le discours de haine par le biais du droit civil, par exemple en donnant aux organisations non gouvernementales intéressées la possibilité d’entamer des procédures civiles, en octroyant des dommages-intérêts aux victimes du discours de haine, et en prévoyant la possibilité pour les tribunaux de prendre des décisions permettant aux victimes d’exercer un droit de réponse ou d’ordonner une rétractation ;
– d’informer le public et les responsables des médias sur les dispositions juridiques applicables au discours de haine. »
Principe 3
« Les gouvernements des États membres devraient veiller à ce que, dans le cadre juridique mentionné au principe 2, toute ingérence des autorités publiques dans la liberté d’expression soit étroitement limitée et appliquée de façon non arbitraire conformément au droit, sur la base de critères objectifs. En outre, conformément au principe fondamental de l’État de droit, toute limitation ou ingérence dans la liberté d’expression doit faire l’objet d’un contrôle judiciaire indépendant. Cette exigence est particulièrement importante dans des cas où la liberté d’expression doit être conciliée avec le respect de la dignité humaine et la protection de la réputation ou des droits d’autrui. »
Principe 4
« Le droit et la pratique internes devraient permettre aux tribunaux de tenir compte du fait que des expressions concrètes de discours de haine peuvent être tellement insultantes pour des individus ou des groupes qu’elles ne bénéficient pas du degré de protection que l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme accorde aux autres formes d’expression. Tel est le cas lorsque le discours de haine vise à la destruction des autres droits et libertés protégés par la Convention, ou à des limitations plus amples que celles prévues dans cet instrument. »
Principe 5
« Le droit et la pratique internes devraient permettre que, dans les limites de leurs compétences, les représentants du Ministère public ou d’autres autorités ayant des compétences similaires examinent particulièrement les cas relatifs au discours de haine. À cet égard, ils devraient notamment examiner soigneusement le droit à la liberté d’expression du prévenu, dans la mesure où l’imposition de sanctions pénales constitue généralement une ingérence sérieuse dans cette liberté. En fixant des sanctions à l’égard des personnes condamnées pour des délits relatifs au discours de haine, les autorités judiciaires compétentes devraient respecter strictement le principe de proportionnalité. »
4. Les travaux de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance
80. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (« l’ECRI ») – l’organe du Conseil de l’Europe chargé de la lutte contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance – dit, au paragraphe 18 e) de sa recommandation de politique générale no 7 du 13 décembre 2002 sur la législation nationale pour lutter contre le racisme et la discrimination raciale (CRI(2003)8), que la loi doit ériger en infractions pénales, « [si elles] sont intentionnel[le]s », « la négation, la minimisation grossière, la justification ou l’apologie publiques, dans un but raciste, de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre ». Dans l’exposé des motifs relatif à cette recommandation, elle précise que le paragraphe 18 e) se réfère « aux crimes de génocide, aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre ». Elle ajoute que le crime de génocide doit « s’entendre tel que défini à l’article II de la Convention [sur le génocide] et à l’article 6 du Statut de [Rome] » et que les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre doivent « s’entendre tels que définis aux articles 7 et 8 du Statut de [Rome] ».
81. Dans son rapport du 10 décembre 2010 (CRI(2011)5), adopté dans le cadre du quatrième cycle de monitoring concernant la Turquie, l’ECRI a relevé notamment ce qui suit (notes de bas de page omises) :
« 83. (...) Il est difficile d’évaluer la taille des différents groupes minoritaires vivant actuellement en Turquie, les estimations officielles les plus récentes datant de 2000 et ne couvrant pas l’ensemble des groupes concernés. (...) D’après [c]es estimations (...), la population arménienne en Turquie représenterait entre 50 000 et 93 500 personnes ;
(...)
90. Outre les problèmes liés à la restitution de biens aux fondations, la minorité arménienne signale également des difficultés dans le domaine de l’enseignement dans la langue minoritaire, en raison d’un manque de manuels en arménien et d’enseignants formés à cette langue. Cette situation aurait contribué à une diminution progressive du nombre de parents choisissant de scolariser leurs enfants dans des écoles arméniennes ; de plus, certains parents refuseraient d’envoyer leurs enfants dans ces écoles par crainte de menaces contre eux ou leurs enfants. L’ECRI note que, en 2008, un documentaire de propagande intitulé « La fiancée blonde : la vérité derrière la question arménienne » a été distribué par le ministère de l’Éducation nationale à toutes les écoles primaires, avec l’instruction de le diffuser ; ce documentaire montrait des images sanglantes de massacres, et les enfants étaient invités à faire une rédaction sur ce qu’ils ressentaient après l’avoir visionné. Bien que le ministère de l’Éducation ait mis fin à la distribution du documentaire à la suite de nombreuses plaintes de parents, les DVD n’ont pas été récupérés dans les écoles, et la décision de le diffuser ou non a été laissée à l’appréciation des autorités scolaires concernées. L’ECRI estime que la diffusion et la projection de tels contenus dans les écoles va directement à l’encontre de l’objectif de bâtir une société plus ouverte et plus tolérante, et déplore en particulier le fait que ce documentaire ait été destiné aux enfants.
91. L’ECRI note que le ministère de l’Éducation nationale a approuvé le 23 juillet 2009 la nomination au sein d’écoles arméniennes d’enseignants de la langue arménienne, de la culture religieuse et d’éthique. Ces enseignants doivent être des ressortissants turcs d’origine arménienne et être titulaires d’un diplôme d’enseignant délivré par une faculté reconnue par le Conseil de l’Éducation turc. Ils peuvent bénéficier d’une formation continue. L’ECRI espère que l’amélioration des relations entre la Turquie et l’Arménie fournira une occasion supplémentaire de résoudre certains des problèmes concrets évoqués précédemment, tels que la formation des enseignants et la mise à disposition de manuels dans les écoles des minorités arméniennes. L’ECRI note qu’à ce jour, et bien que cette situation soit loin d’être idéale, l’Arménie est la seule source plausible d’obtention d’un ensemble adéquat de manuels en arménien.
(...)
137. (...) En janvier 2007, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire bilingue arménien-turc Agos, Hrant Dink, a été assassiné, après avoir reçu des menaces de mort dont les autorités auraient eu connaissance. (...) À ces actes de violence spécifiques et très médiatisés s’ajoutent les courriers électroniques, lettres et appels téléphoniques de menaces qui auraient été reçus par des écoles minoritaires, des hommes d’affaires et des institutions religieuses.
(...)
142. (...) Certaines déclarations ponctuelles faites par des responsables politiques, notamment en ce qui concerne la question du génocide arménien, ont également mis en exergue le risque de voir se développer le ressentiment et la méfiance réciproques, à moins d’exercer une grande prudence dans le domaine du discours politique lorsque des sujets sensibles sont abordés.
(...)
151. (...) [F]in 2008/début 2009 [un] boycott des entreprises juives a (...) été organisé, et certains commerces d’Eskişehir affichaient des pancartes interdisant l’entrée aux Juifs, aux Arméniens et aux chiens. Ce n’est qu’après la publication des photographies de ces pancartes dans un journal, accompagnée d’un article demandant ce qu’attendait le ministère de la Justice pour intervenir, que ce dernier a engagé des poursuites dans cette affaire. »
C. Droit pertinent de l’Union européenne
82. La décision-cadre 2008/913/JAI sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, adoptée le 28 novembre 2008 par le Conseil de l’Union européenne (JO L 328/55, 06/12/2008, pp. 55-58 ; « la décision-cadre »), prévoit un rapprochement des législations des États membres de l’Union européenne en matière d’infractions relevant du racisme et de la xénophobie.
83. Tout d’abord proposée par la Commission européenne en novembre 2001 (proposition de décision-cadre du Conseil concernant la lutte contre le racisme et la xénophobie, COM (2001) 664 final, JO C 75 E. 26/03/2002, pp. 269-273), la décision-cadre a été adoptée par le Conseil de l’Union européenne le 28 novembre 2008. Elle est entrée en vigueur le 6 décembre 2008. En son article 10 § 1, elle impose aux États membres de l’Union européenne de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à ses dispositions au plus tard le 28 novembre 2010.
84. Voici les parties pertinentes du préambule de la décision-cadre :
« 6. Les États membres sont conscients que la lutte contre le racisme et la xénophobie nécessite différents types de mesures qui doivent s’inscrire dans un cadre global et qu’elle ne peut se limiter à la matière pénale. La présente décision-cadre vise uniquement à lutter contre des formes particulièrement graves de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal. Étant donné que les traditions culturelles et juridiques des États membres diffèrent dans une certaine mesure, et en particulier dans ce domaine, une harmonisation complète des législations pénales n’est pas possible dans l’état actuel des choses.
(...)
14. La présente décision-cadre respecte les droits fondamentaux et les principes reconnus par l’article 6 du traité sur l’Union européenne et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, notamment ses articles 10 et 11, et inscrits dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment ses chapitres II et VI.
15. Des considérations tenant à la liberté d’association et à la liberté d’expression, en particulier la liberté de la presse et la liberté d’expression dans d’autres médias, ont donné lieu, dans le droit national de nombreux États membres, à des garanties procédurales ou à des règles particulières concernant la détermination ou la limitation de la responsabilité. »
85. L’article premier de la décision-cadre, intitulé « Infractions relevant du racisme et de la xénophobie », dispose, dans ses parties pertinentes :
« 1. Chaque État membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que les actes intentionnels ci-après soient punissables :
(...)
c) l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe ;
d) l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes définis à l’article 6 de la charte du Tribunal militaire international annexée à l’accord de Londres du 8 août 1945, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique, lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe.
2. Aux fins du paragraphe 1, les États membres peuvent choisir de ne punir que le comportement qui est soit exercé d’une manière qui risque de troubler l’ordre public, soit menaçant, injurieux ou insultant.
(...)
4. Tout État membre peut, lors de l’adoption de la présente décision-cadre ou ultérieurement, faire une déclaration aux termes de laquelle il ne rendra punissables la négation ou la banalisation grossière des crimes visés au paragraphe 1, points c) et/ou d), que si ces crimes ont été établis par une décision définitive rendue par une juridiction nationale de cet État membre et/ou une juridiction internationale ou par une décision définitive rendue par une juridiction internationale seulement. »
86. L’article 7 de la décision-cadre, intitulé « Règles constitutionnelles et principes fondamentaux », dispose :
« 1. La présente décision-cadre ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux, y compris la liberté d’expression et d’association, tels qu’ils sont consacrés par l’article 6 du traité sur l’Union européenne.
2. La présente décision-cadre n’a pas pour effet d’obliger les États membres à prendre des mesures contraires aux principes fondamentaux relatifs à la liberté d’association et à la liberté d’expression, et en particulier à la liberté de la presse et à la liberté d’expression dans d’autres médias, tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles ou des règles régissant les droits et responsabilités de la presse ou d’autres médias ainsi que les garanties de procédure en la matière, lorsque ces règles portent sur la détermination ou la limitation de la responsabilité. »
87. Dans son rapport publié le 27 janvier 2014 sur la mise en œuvre de la décision-cadre (COM (2014) 27 final), la Commission européenne a noté que, parmi les pays membres qui réprimaient expressément en droit pénal le comportement visé à l’article 1 § 1 c) de ce texte (paragraphe 85 ci-dessus), la France, l’Italie, la Lettonie, le Luxembourg et la Roumanie n’exigeaient pas que le comportement fût exercé d’une manière risquant d’inciter à la violence ou à la haine, tandis que la Bulgarie, l’Espagne, le Portugal et la Slovénie requéraient plus d’éléments qu’une simple probabilité d’incitation. Elle a relevé ensuite que treize États membres – l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, les Pays-Bas, la République tchèque, le Royaume-Uni et la Suède – ne possédaient pas de dispositions spécifiques criminalisant cette forme de comportement. Elle a ajouté que l’Allemagne et les Pays-Bas avaient déclaré que la jurisprudence nationale applicable à la négation de l’Holocauste ou à sa banalisation s’appliquait également au comportement visé par cet article.
88. La Commission européenne a constaté que certains États membres avaient fait usage de la faculté offerte, à l’article 1 § 2 de la décision-cadre (paragraphe 85 ci-dessus), de ne punir que les discours de haine soit prononcés d’une manière qui risque de troubler l’ordre public soit menaçants, injurieux ou insultants, Chypre et la Slovénie ayant opté pour chacune de ces possibilités. Elle a ajouté que l’Allemagne subordonnait tous les comportements susmentionnés à leur capacité à troubler la paix publique et que, de même, la jurisprudence hongroise subordonnait ce type de comportements à la probabilité qu’ils troublent la paix publique. Elle a relevé que, à Malte et en Lituanie, le crime d’apologie, de négation ou de banalisation était soumis à l’une ou l’autre des deux options.
89. La Commission européenne a noté que, en ce qui concerne la négation ou la banalisation grossière des crimes définis dans le Statut de Rome, Chypre, la France, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, la Roumanie et la Slovaquie avaient choisi d’avoir recours à la possibilité prévue par l’article 1 § 4 de la décision-cadre de ne réprimer les comportements de ce type que si ces crimes avaient été établis par une juridiction nationale ou internationale compétente (paragraphe 85 ci-dessus).
90. La Commission européenne en a conclu qu’un certain nombre d’États membres n’avaient pas encore transposé entièrement ou correctement les dispositions de la décision-cadre et a décidé que, dans le courant de l’année 2014, elle entamerait des discussions bilatérales avec ces États en vue de veiller à la bonne transposition de ce texte, tout en tenant dûment compte de la liberté d’expression.
IV. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
91. Devant la chambre, le gouvernement suisse avait produit une étude de droit comparé (avis 06-184), publiée le 19 décembre 2006 par l’Institut suisse de droit comparé. Cette étude analysait les législations de quatorze pays européens (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède) ainsi que celles des États-Unis et du Canada, relatives à l’infraction de négation de crimes contre l’humanité, en particulier du génocide. En voici la synthèse :
« L’étude de la négation des crimes contre l’humanité et du génocide dans les différents pays soumis à notre examen révèle une situation très contrastée.
L’Espagne, la France et le Luxembourg ont tous trois adopté une approche extensive de l’interdiction de la négation de ces crimes. La législation espagnole vise de façon générique la négation d’actes dont il est établi que l’objet était de faire disparaître, totalement ou en partie, un groupe ethnique, racial ou religieux. L’auteur encourt une peine d’un à deux ans d’emprisonnement. En France et au Luxembourg, la législation vise la négation des crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire de Nuremberg annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 (...). Cette limitation du champ matériel de l’incrimination de la négation des crimes contre l’humanité est atténuée au Luxembourg par le fait qu’une disposition spéciale vise la négation des crimes de génocide. La négation de tels crimes est punie des mêmes peines [emprisonnement de huit jours à six mois et/ou une amende de 251 à 25 000 euros] que la négation de crimes contre l’humanité mais la définition du génocide retenue est, cette fois, celle de la loi luxembourgeoise du 8 août 1985, laquelle est générale [et] abstraite, ne se limitant pas aux actes commis pendant la seconde guerre mondiale. Le champ d’application limité des dispositions françaises a été critiqué et il faut souligner, à cet égard, qu’une proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006. Dès lors, il apparaît que seuls le Luxembourg et l’Espagne incriminent dans leur législation de façon générique, et sans se limiter à des épisodes historiques particuliers, la négation des crimes de génocide. En outre, aucun pays n’incrimine à ce jour la négation des crimes contre l’humanité envisagés dans leur globalité.
À cet égard, un groupe de pays auquel il est possible, à l’analyse des textes, de rattacher la France, incrimine la négation des seuls actes commis pendant la seconde guerre mondiale. L’Allemagne punit ainsi d’une peine allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement ou d’une amende, quiconque nie ou minimise publiquement ou au cours d’une réunion les actes commis en vue de faire disparaître totalement ou en partie, un groupe national, religieux ou ethnique pendant le régime national-socialiste. L’Autriche punit d’une peine allant jusqu’à dix ans d’emprisonnement quiconque, agissant de manière à ce que sa prise de position puisse être connue d’un grand nombre de personnes, nie ou minimise gravement le génocide ou les autres crimes contre l’humanité commis par le régime national-socialiste. Suivant la même approche, le droit belge punit d’une peine allant de huit jours à un an d’emprisonnement quiconque nie ou minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve le génocide commis par le régime national-socialiste allemand.
Dans d’autres pays, à défaut d’incriminations spéciales dans la loi, le juge est intervenu pour veiller à ce que le négationnisme soit sanctionné. En particulier, la Cour suprême néerlandaise a affirmé que les dispositions du Code pénal prohibant les actes discriminatoires devaient être appliquées pour sanctionner la négation des crimes contre l’humanité. En outre, un projet de loi visant à incriminer le négationnisme est en cours d’examen dans ce pays. Au Canada, le Tribunal des droits de l’homme s’est appuyé sur l’incrimination d’exposition d’autrui à la haine ou au mépris retenue dans la loi canadienne sur les Droits de l’homme pour condamner le contenu d’un site internet négationniste. La position des juges aux États-Unis est moins tranchée, ce pays protégeant de façon extrêmement stricte, pour des raisons historiques et culturelles, la liberté d’expression. On peut toutefois noter que, de façon générale, les victimes de discours outrageants ont, jusqu’à ce jour, réussi à obtenir indemnisation de leur préjudice dès lors qu’elles avaient pu légitimement ressentir une menace pour leur intégrité physique.
Par ailleurs, il existe toute une série de pays dans lesquels la négation des crimes contre l’humanité n’est pas directement envisagée par la loi. Pour certains de ces pays, il est possible de s’interroger sur la qualification, dans ce cas, d’infractions pénales plus générales. Le droit italien sanctionne ainsi l’apologie des crimes de génocide, or la frontière entre apologie, minimisation et négation de crimes est extrêmement mince. Le droit norvégien sanctionne quiconque fait une déclaration officielle discriminatoire ou haineuse. L’applicabilité d’une telle incrimination au négationnisme est envisageable. La juridiction suprême n’a, à ce jour, pas eu l’occasion de se prononcer sur cette question. Dans d’autres pays, par exemple le Danemark et la Suède, les juges du fond ont pris position et accepté de contrôler l’applicabilité des incriminations pénales relatives aux déclarations discriminatoires ou haineuses aux cas de négationnisme, sans toutefois les retenir dans les espèces qui leur étaient soumises. En Finlande, le pouvoir politique s’est prononcé en faveur de l’inapplicabilité de telles dispositions au négationnisme. Pour finir, le droit au Royaume-Uni et le droit irlandais ne traitent pas du négationnisme. »
92. La chambre a relevé ensuite que, depuis la publication de cette étude en 2006, des changements importants étaient intervenus en France et en Espagne.
93. Le 29 janvier 2001 fut adoptée en France une loi (no 2001-70) composée d’une unique phrase :
« La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. »
94. Ultérieurement, le 23 janvier 2012, le Parlement français vota une loi dont l’article 1er réprimait l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que « définis de façon non exclusive » par les articles 6, 7 et 8 du Statut de Rome, par les articles 211-1 et 212-1 du code pénal français et par l’article 6 de la Charte du Tribunal militaire international « et qui auront fait l’objet d’une reconnaissance par la loi, une convention internationale signée et ratifiée par la France ou à laquelle celle-ci aura adhéré, par une décision prise par une institution communautaire ou internationale, ou qualifiés comme tels par une juridiction française, rendue exécutoire en France ». L’article 2 de cette loi élargissait la liste des associations pouvant se constituer parties civiles dans des procès de ce type.
95. Dans une décision du 28 février 2012 (no 2012-647 DC), le Conseil constitutionnel français déclara cette loi contraire à la Constitution en ces termes :
« (...)
3. Considérant que, selon les auteurs des saisines, la loi déférée méconnaît la liberté d’expression et de communication proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que le principe de légalité des délits et des peines résultant de l’article 8 de cette Déclaration ; qu’en réprimant seulement, d’une part, les génocides reconnus par la loi française et, d’autre part, les génocides à l’exclusion des autres crimes contre l’humanité, ces dispositions méconnaîtraient également le principe d’égalité ; que les députés requérants font en outre valoir que le législateur a méconnu sa propre compétence et le principe de la séparation des pouvoirs proclamé par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ; que seraient également méconnus le principe de nécessité des peines proclamé à l’article 8 de la Déclaration de 1789, la liberté de la recherche ainsi que le principe résultant de l’article 4 de la Constitution selon lequel les partis exercent leur activité librement ;
4. Considérant que, d’une part, aux termes de l’article 6 de la Déclaration de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale... » ; qu’il résulte de cet article comme de l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative ;
5. Considérant que, d’autre part, aux termes de l’article 11 de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; que l’article 34 de la Constitution dispose : « La loi fixe les règles concernant... les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » ; que, sur ce fondement, il est loisible au législateur d’édicter des règles concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer ; qu’il lui est également loisible, à ce titre, d’instituer des incriminations réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers ; que, toutefois, la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ;
6. Considérant qu’une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s’attache à la loi ; que, toutefois, l’article 1er de la loi déférée réprime la contestation ou la minimisation de l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide « reconnus comme tels par la loi française » ; qu’en réprimant ainsi la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication ; que, dès lors, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, l’article 1er de la loi déférée doit être déclaré contraire à la Constitution ; que son article 2, qui n’en est pas séparable, doit être également déclaré contraire à la Constitution,
D É C I D E :
Article 1er.- La loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi est contraire à la Constitution.
(...) »
96. Comme l’a également relevé la chambre, par un arrêt du 7 novembre 2007 (no 235/2007 ; BOE-T-2007-21161), le Tribunal constitutionnel espagnol a jugé inconstitutionnelle l’infraction de négation de génocide visée à l’article 607 § 2 du code pénal espagnol. Dans sa rédaction antérieure à l’arrêt, cette disposition érigeait en infraction pénale la diffusion, par tout moyen, « d’idées ou de doctrines niant ou justifiant » le génocide. En conséquence de cet arrêt, les mots « niant ou » ont été supprimés.
97. Dans cet arrêt, le Tribunal constitutionnel espagnol a noté que l’Espagne n’était pas dotée d’une « démocratie militante » et que sa Constitution, dépourvue d’une disposition analogue à l’article 17 de la Convention, n’interdisait pas les propos contraires à sa substance même sauf s’ils étaient concrètement susceptibles de porter atteinte à des droits constitutionnels. Il a ajouté que l’incitation au génocide ou à la haine raciale ou ethnique était réprimée par d’autres dispositions du code pénal, conformément aux obligations internationales de l’Espagne. Il a constaté que certains autres États, particulièrement touchés par le génocide perpétré sous la férule du national-socialisme, avaient eux aussi incriminé la négation de l’Holocauste. Examinant la compatibilité de l’article 607 § 2 du code pénal avec le droit constitutionnel à la liberté d’expression, il a recherché la bonne interprétation à donner à cette disposition. Il a relevé que cette disposition incriminait aussi bien la négation que la justification du génocide. Il a estimé que, par « négation », il fallait entendre l’assertion que certains actes n’ont pas eu lieu ou n’ont pas été exécutés de manière à pouvoir être qualifiés de génocide, tandis que la justification signifiait non pas le déni pur et simple de l’existence d’un génocide mais sa relativisation ou le refus de reconnaître son caractère illicite, par une certaine identification avec ses auteurs. Il a estimé que la question essentielle était de savoir si ces deux formes d’expression étaient des « discours de haine », au sens de la jurisprudence de la Cour, et que la simple négation ne l’était pas, car elle ne pouvait à elle seule créer un climat d’hostilité contre un groupe victime d’un génocide dont la réalité serait contestée. Il a dit aussi que la négation ne pouvait donc être proscrite que si elle était susceptible de provoquer de l’hostilité à l’encontre d’un tel groupe – d’autant plus que de simples conclusions sur l’existence ou non de certains faits, non assorties de jugements de valeur concernant ceux-ci ou leur illégalité, relevaient aussi du champ de la liberté scientifique, à laquelle la Constitution conférait un degré de protection encore plus élevé. Or il a observé que l’article 607 § 2 ne renfermait aucune réserve de ce type et qu’il interdisait donc un comportement qui n’était même pas constitutif d’un danger potentiel et ne pouvait donc être constitutionnellement réprimé. Il a en revanche précisé que, étant un jugement de valeur, la justification pouvait parfois être regardée comme un moyen d’incitation indirecte au génocide. Il a conclu que, dans l’hypothèse où elle présenterait un génocide comme un droit et encouragerait ainsi la haine contre tel ou tel groupe, la justification pouvait conduire à un climat d’hostilité et de violence et méritait donc bel et bien d’être punie. Selon lui, un comportement irrespectueux ou avilissant pour un groupe de personnes pouvait donc très bien être proscrit.
98. Enfin, la chambre a cité les règles pénales pertinentes du Luxembourg.
99. Outre les éléments ci-dessus, la Grande Chambre dispose de plusieurs traités et articles (M. Whine, Expanding Holocaust Denial and Legislation Against It, in I. Hare et J. Weinstein (dir.), Extreme Speech and Democracy, OUP, Oxford, 2009, pp. 538-556 ; C. Tomuschat, Prosecuting Denials of Past Alleged Genocides, in The UN Genocide Convention, A Commentary, P. Gaeta (dir.), OUP, Oxford, 2009, pp. 513-530 ; M. Imbleau, Denial of the Holocaust, Genocide, and Crimes Against Humanity : A Comparative Overview of Ad Hoc Statutes, in L. Hennebel et T. Hochmann (dir.), Genocide Denials and the Law, OUP, Oxford, 2011, pp. 235-277 ; N. Droin, État des lieux de la répression du négationnisme en France et en droit comparé, RTDH 2014, no 98, pp. 363-393, et P. Lobba, A European Halt to Laws Against Genocide Denial ?, European Criminal Law Review, volume 4, no 1 (avril 2014), pp. 59-77) qui donnent des informations sur les développements récents intervenus dans cette branche du droit. Une analyse de ces matériaux, complétée par les éléments ci‑dessus et par les dernières informations communiquées à la Grande Chambre, montre qu’il existe aujourd’hui dans ce domaine parmi les Hautes Parties contractantes grosso modo quatre types de régimes, en fonction de la portée de l’infraction de négation de génocide : a) les États comme l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la France, les Pays-Bas et la Roumanie, qui ne criminalisent que la négation de l’Holocauste ou plus généralement des crimes nazis (la Roumanie de plus réprime l’extermination des Roms par les nazis, et la Grèce, outre l’Holocauste et les crimes nazis, réprime la négation des génocides reconnus par un tribunal international ou par son propre Parlement) ; b) les États comme la Pologne et la République tchèque, qui criminalisent la négation des crimes nazis et communistes ; c) les États comme Andorre, Chypre, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Hongrie, la Lettonie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, la Slovaquie, la Slovénie et la Suisse, qui criminalisent la négation de tout génocide (la Lituanie réprime expressément aussi la négation des crimes commis par les Soviétiques et les nazis contre les Lituaniens, tandis que Chypre ne réprime que la négation des génocides reconnus comme tels par une juridiction compétente) ; et d) les États comme l’Espagne (à la suite de l’arrêt rendu en 2007 par son Tribunal constitutionnel, cité au paragraphe 96 ci-dessus), la Finlande, l’Italie, le Royaume-Uni et les États scandinaves, qui n’ont aucune disposition expresse réprimant pareil comportement.
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DU LITIGE
100. La Cour juge important de préciser d’emblée quelle est l’étendue de sa compétence dans la présente affaire, née d’une requête individuelle introduite contre la Suisse en vertu de l’article 34 de la Convention (paragraphe 1 ci-dessus).
101. Aux termes de l’article 19 de la Convention, la tâche de la Cour se limite à « assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la (...) Convention et de ses Protocoles » et, aux termes de l’article 32 § 1, sa compétence ne porte que sur les « questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles ». À l’inverse du TPIY, de la CPI ou de la CIJ, la Cour ne jouit d’aucune compétence pénale ou autre tirée de la convention sur le génocide ou d’un autre instrument de droit international en la matière.
102. Il s’ensuit donc en l’espèce, comme la chambre l’a dit au paragraphe 111 de son arrêt, que la Cour non seulement n’est pas tenue de dire si les massacres et déportations massives subis par le peuple arménien aux mains de l’Empire ottoman à partir de 1915 peuvent être qualifiés de génocide au sens que revêt ce terme en droit international, mais aussi qu’elle est incompétente pour prononcer, dans un sens ou dans l’autre, une conclusion juridique contraignante sur ce point.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 17 DE LA CONVENTION
103. La première question à trancher est celle de savoir si la requête doit être rejetée sur le fondement de l’article 17 de la Convention, qui dispose :
« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention. »
A. L’arrêt de la chambre
104. La chambre a recherché d’office s’il y avait lieu de rejeter la requête sur la base de l’article 17 de la Convention. Ayant jugé que les propos du requérant ne s’analysaient pas en une incitation à la haine à l’encontre du peuple arménien, qu’il n’avait pas exprimé de mépris à l’égard des victimes des événements survenus en 1915 et les années suivantes et qu’il n’avait pas été poursuivi pour avoir cherché à justifier un génocide, la chambre a conclu qu’il n’avait pas exercé sa liberté d’expression à des fins contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention. Il n’y avait donc pas lieu selon elle de conclure à un tel rejet.
B. Observations devant la Grande Chambre
1. Les parties
105. Ni le requérant ni le gouvernement suisse ne traitent expressément cette question dans leurs observations.
2. Les tiers intervenants
106. Le gouvernement turc soutient que, à l’inverse de propos niant l’existence de l’Holocauste, ceux du requérant refusant de voir un génocide dans les événements survenus en 1915 et les années suivantes ne s’analysent pas en la négation d’un fait historique clairement établi. Le requérant aurait contesté non pas la réalité des massacres et des déportations massives mais leur seule qualification juridique, au sujet de laquelle il n’existerait aucun consensus international. La question donnerait encore matière à de vifs débats, comme en attesteraient une déclaration faite par le gouvernement britannique six mois environ avant les propos dénoncés et un rapport soumis en 2012 aux parlementaires britanniques. Nulle mention ne serait faite de ces événements dans les chapitres des manuels de droit international public et de droit international pénal consacrés au génocide et aucun des commentaires de la convention sur le génocide ne les qualifierait comme tels ni ne les citerait comme exemple de génocide. Dans ces conditions, toute tentative de parallèle avec l’Holocauste serait vouée à l’échec. L’élément en raison duquel la qualification juridique des événements survenus en 1915 et les années suivantes serait si controversée serait précisément la présence ou l’absence de l’intention spéciale de détruire requise pour que des massacres tombent sous le coup de la définition juridique du génocide. Or aucune juridiction nationale ou internationale n’aurait conclu à l’existence d’une telle intention concernant ces événements alors que, s’agissant de l’Holocauste, le Tribunal militaire international, quoique sans employer le terme « génocide », serait parvenu à une telle conclusion.
107. Le gouvernement turc ajoute que le requérant s’est contenté d’exposer son opinion sur cette question. Or la formulation d’opinions ne pourrait être entravée au seul motif que les autorités publiques les jugent infondées, passionnelles, sans intérêt ou dangereuses. Le requérant n’aurait pas cherché à nier les massacres d’Arméniens, à mettre en doute les souffrances des victimes ou à exprimer du mépris à leur égard, à affranchir les coupables ou à approuver leurs actions, ni à justifier une politique génocidaire.
108. Le gouvernement français soutient que la négation d’un génocide constitue en elle-même une incitation à la haine et au racisme car elle a pour effet, sous couvert de la remise en cause de faits historiques, d’encourager de tels sentiments. Le débat historique, pour bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention, devrait s’inscrire dans une recherche de la vérité et non servir à l’affirmation d’un projet idéologique. Des opinions qui traduiraient un manque de critique interne et la volonté d’écarter les témoignages de certains acteurs des événements, et ainsi ne se conformeraient pas aux règles de la méthode historique, n’appelleraient pas cette protection : leurs auteurs n’auraient pas le souci du débat d’opinions et de la recherche de la vérité historique. De tels propos relatifs à un génocide seraient offensants pour la mémoire et l’honneur des victimes et relèveraient de l’article 17 de la Convention.
109. L’Association Suisse-Arménie estime clair que, au regard de la jurisprudence de la Cour, la requête peut être rejetée en application de l’article 17 de la Convention.
110. La Fédération des associations turques de Suisse romande soutient que recourir à l’article 17 de la Convention ne serait guère justifiable à l’égard de propos refusant de qualifier de génocide les événements survenus en 1915 et les années suivantes parce que, contrairement à la négation de l’Holocauste, de tels propos ne sont pas selon elle motivés par une intention raciste ou antidémocratique.
111. La FIDH soutient que, compte tenu de ses lourdes conséquences et des risques de subjectivité, l’article 17 de la Convention doit être appliqué avec la plus grande précaution. La jurisprudence de la Cour sur le point de savoir si des propos tombent sous le coup de cette disposition manquerait de cohérence et donnerait lieu à d’intenses débats. Aussi vaudrait-il mieux examiner cette question sur le terrain de l’article 10 § 2 de la Convention, à l’aune du critère de proportionnalité.
112. Pour la LICRA, la minimisation et la négation des génocides sont une insulte à la dignité humaine et aux valeurs de la Convention, comme le montrerait le libellé de l’article 261bis, al. 4, du code pénal suisse (« le code pénal »). Pareils comportements poursuivraient toujours une logique d’incitation à la haine ou, à tout le moins, d’atteinte à la dignité humaine.
C. Appréciation de la Cour
113. Dans son arrêt Ždanoka c. Lettonie ([GC], no 58278/00, § 99, CEDH 2006-IV), la Cour, après avoir examiné les travaux préparatoires de la Convention, a dit que l’article 17 avait été introduit pour la raison qu’on ne pouvait exclure qu’une personne ou un groupe de personnes invoquent les droits consacrés par la Convention pour en tirer le droit de se livrer à des activités visant à la destruction de ces droits.
114. Toutefois, comme la Cour l’a récemment confirmé, l’article 17 ne s’applique qu’à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 87 in fine, CEDH 2011 (extraits)). Il a pour effet de faire échec à l’exercice d’un droit conventionnel que le requérant cherche à faire valoir en saisissant la Cour. Dans les affaires relatives à l’article 10 de la Convention, il ne doit être employé que s’il est tout à fait clair que les propos incriminés visaient à faire dévier cette disposition de sa finalité réelle par un usage du droit à la liberté d’expression à des fins manifestement contraires aux valeurs de la Convention (voir, à titre d’exemples récents, Hizb ut-Tahrir et autres c. Allemagne (déc.), no 31098/08, §§ 73-74 et 78, 12 juin 2012, et Kasymakhunov et Saybatalov c. Russie, nos 26261/05 et 26377/06, §§ 106-113, 14 mars 2013).
115. La question déterminante sur le terrain de l’article 17 – savoir si les propos du requérant avaient pour but d’attiser la haine ou la violence et si, en les tenant, il a cherché à invoquer la Convention de manière à se livrer à une activité ou à commettre des actes visant à la destruction des droits et libertés y consacrés – ne se prêtant pas à une solution immédiate et se recoupant avec celle de savoir si l’ingérence dans l’exercice par lui du droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour estime que la question de l’application de l’article 17 doit être jointe au fond du grief soulevé par le requérant sous l’angle de l’article 10 (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 32, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 96, CEDH 2003-II, Soulas et autres c. France, no 15948/03, § 23, 10 juillet 2008, Féret c. Belgique, no 15615/07, § 52, 16 juillet 2009, Varela Geis c. Espagne, no 61005/09, § 31, 5 mars 2013, et Vona c. Hongrie, no 35943/10, § 38, CEDH 2013).
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
116. Le requérant voit dans sa condamnation et sa sanction pénales pour avoir publiquement déclaré qu’il n’y avait pas eu de génocide arménien une violation de son droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé en ses passages pertinents :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
117. Il n’est pas contesté que la condamnation du requérant à une peine et à verser des dommages-intérêts à l’Association Suisse-Arménie s’analyse en une ingérence dans l’exercice par lui du droit à la liberté d’expression. Cette ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention si elle ne satisfait pas aux exigences de son second paragraphe. La Cour examinera néanmoins tout d’abord si l’article 16 de la Convention est applicable en l’espèce.
A. L’article 16 de la Convention
118. La première question à trancher est celle de savoir si l’ingérence pouvait se justifier, comme le défend le gouvernement suisse, sous l’angle de l’article 16 de la Convention du fait que le requérant était un étranger.
119. L’article 16 de la Convention dispose :
« Aucune des dispositions des articles 10, 11 et 14 ne peut être considérée comme interdisant aux Hautes Parties contractantes d’imposer des restrictions à l’activité politique des étrangers. »
120. La seule affaire dans laquelle la Cour a eu à connaître de cette disposition est Piermont c. France (27 avril 1995, § 64, série A no 314), où la requérante, députée européenne de nationalité allemande, fut expulsée de Polynésie française à la suite d’un discours qu’elle y avait tenu. La Cour a jugé que, ressortissante d’un autre État membre de l’Union européenne et députée européenne, Mme Piermont n’était pas une « étrangère » et que l’article 16 ne pouvait lui être opposé.
121. Si le requérant en l’espèce était bien un étranger, la Cour n’estime pas pour autant que l’article 16 permette de justifier l’ingérence en question. Dans son rapport en l’affaire Piermont, l’ancienne Commission avait jugé que cet article reflétait une conception dépassée du droit international (Piermont c. France, nos 15773/89 et 15774/89, rapport de la commission du 20 janvier 1994, non publié, § 58). Au point 10 c) de sa recommandation 799 (1977) sur les droits et statut politiques des étrangers, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en avait proposé l’abrogation. Jamais l’ancienne Commission ni la Cour n’ont appliqué l’article 16 et l’opposer sans restriction afin de limiter la possibilité pour les étrangers d’exercer leur droit à la liberté d’expression serait contraire aux décisions de la Cour où des étrangers ont été jugés aptes à exercer ce droit sans qu’il soit indiqué nulle part que l’article 16 pût y faire obstacle (Women On Waves et autres c. Portugal, no 31276/05, §§ 28-44, 3 février 2009, et Cox c. Turquie, no 2933/03, §§ 27-45, 20 mai 2010). D’ailleurs, dans ce dernier arrêt (§ 31), la Cour a expressément dit que, l’article 10 § 1 de la Convention garantissant le droit à la liberté d’expression « sans considération de frontière », aucune distinction ne pouvait être établie entre les nationaux et les étrangers quant à son exercice.
122. Les clauses justifiant des ingérences dans les droits garantis par la Convention étant d’interprétation restrictive (voir, entre autres, Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 52, série A no 323, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 42, CEDH 1999-III, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 61, CEDH 2007-V), la Cour estime que la seule interprétation à donner à l’article 16 est qu’il n’autorise que les restrictions aux « activités » se rapportant directement au processus politique. La présente espèce ne concernant pas de telles activités, le gouvernement suisse ne saurait invoquer cette disposition au soutien de sa position.
123. En conclusion, l’article 16 de la Convention ne permettait pas en l’espèce aux autorités suisses de restreindre l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression.
B. Justification sous l’angle de l’article 10 § 2 de la Convention
124. Pour être justifiée sous l’angle du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans cette disposition et être « nécessaire, dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts. La Cour examinera ces points l’un après l’autre.
1. Légalité de l’ingérence
a) L’arrêt de la chambre
125. La chambre a conclu de l’interprétation donnée en l’espèce par le Tribunal fédéral suisse à l’article 261bis, al. 4, du code pénal que la précision de l’expression « un génocide » pouvait être discutable. Elle a toutefois ajouté que, juriste et politicien avisé, le requérant aurait pu s’attendre à ce que ses propos l’exposassent à des sanctions pénales puisque le Conseil national suisse avait reconnu l’existence du génocide arménien et qu’il a ultérieurement admis que, lorsqu’il avait tenu ces propos, il savait que la négation publique d’un génocide constituait une infraction pénale en Suisse. Elle en a déduit qu’il ne pouvait pas ignorer « qu’en qualifiant le génocide arménien de « mensonge international », il s’exposait, sur le territoire suisse, à une sanction pénale » (paragraphe 71 de l’arrêt de la chambre). Selon elle, l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression pouvait donc être regardée comme « prévue par la loi ».
b) Observations devant la Grande Chambre
i. Les parties
126. Le requérant ne formule aucune observation sur cette question sous l’angle de l’article 10 de la Convention, mais s’y réfère sur le terrain de l’article 7 (paragraphe 286 ci-dessous).
127. Le gouvernement suisse évoque les événements à l’origine de l’adoption de l’article 261bis, al. 4, du code pénal dans sa rédaction actuelle. Selon lui, ils montrent que le législateur suisse a élaboré cette disposition en définissant clairement la portée qu’il entendait y donner. Il indique que, dans la précédente affaire où cette disposition avait été appliquée à des propos relatifs aux événements survenus en 1915 et les années suivantes – à l’origine du jugement rendu le 14 septembre 2001 par le tribunal d’arrondissement de Berne-Laupen –, la question de savoir si les massacres et atrocités subis par le peuple arménien devaient être qualifiés de génocide avait été laissée en suspens. Il souligne en outre que l’article 261bis, al. 4, érige en infraction la négation tant du génocide que des crimes contre l’humanité, ajoutant qu’il n’est guère contestable que les atrocités commises contre le peuple arménien constituaient de tels crimes. Sur ce fondement, il conclut que cet article était formulé de manière suffisamment précise.
ii. Les tiers intervenants
128. Le gouvernement turc soutient que l’article 261bis, al. 4, du code pénal ne répond pas à la haute exigence de prévisibilité à laquelle doit satisfaire toute règle de droit pénal pouvant donner lieu à de lourdes sanctions et que le requérant ne pouvait pas prévoir qu’il serait condamné sur la base de cette disposition à raison de ses déclarations.
129. Le gouvernement turc ajoute que, bien qu’elles aient reconnu que le « génocide » est une notion de droit bien définie, les juridictions suisses ont cherché à déterminer si les événements survenus en 1915 et les années suivantes étaient constitutifs d’un génocide en se fondant sur le large consensus régnant à ce sujet au sein de la société suisse. L’essentiel à leurs yeux aurait donc été de savoir non pas si ces événements s’analysaient effectivement en un génocide mais si la société suisse le croyait. Cette méthode s’expliquerait peut-être par l’impossibilité pratique pour les tribunaux internes, notée par la doctrine, de dire si tel ou tel fait historique mérite la qualification de génocide au sens du droit international et du droit interne. En tout état de cause, le problème lorsque l’on tranche ce type de question en se basant sur un consensus au sein de la société, lequel peut être très fluctuant, serait l’absence de critères juridiques en fonction desquels s’orienter. Un tel flou serait incompatible avec la notion de sécurité juridique. Le fait que le gouvernement suisse et de nombreux autres gouvernements ne parlent pas de « génocide » quand ils évoquent les événements survenus en 1915 et les années suivantes et qu’un certain nombre d’historiens estiment qu’il n’y a pas eu de génocide à cette occasion aurait pu donner à penser au requérant que cette question n’était pas encore réglée en Suisse. L’intéressé étant docteur en droit, le mot « génocide » aurait évoqué pour lui une notion de droit strictement définie et il n’aurait donc pas pu prévoir que la question de son existence serait tranchée sur la base d’un simple consensus sociétal. La différence entre la stricte notion juridique et l’emploi plus large du mot « génocide » hors des cercles juridiques aurait été relevée par la doctrine dans le cas des atrocités commises au Cambodge, en Bosnie et au Darfour. Faire fond en la matière sur un consensus sociétal permettrait à des groupes d’intérêt politiquement actifs d’élargir la portée de l’article 261bis, al. 4, du code pénal en faisant pression sur le parlement pour obtenir de lui la reconnaissance de certains événements historiques en tant que « génocides » en faisant fi de la définition juridique du terme. Compte tenu de la méthode suivie par les juridictions suisses, l’ingérence aurait donc été prévue non pas « par la loi » mais « par l’opinion publique ».
c) Appréciation de la Cour
130. Il n’est pas contesté que l’ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression avait une base juridique en droit suisse – l’article 261bis, al. 4, du code pénal (paragraphe 32 ci-dessus) – et que la loi pertinente était accessible. Les arguments avancés par les parties et par les tiers intervenants se limitent à la question de savoir si cette loi était suffisamment prévisible au regard de l’article 10 § 2 de la Convention.
i. Principes généraux
131. Dans la première affaire où elle a été appelée à cerner le sens de l’expression « prévues par la loi » figurant à l’article 10 § 2 de la Convention (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, §§ 48-49, série A no 30), la Cour a notamment considéré qu’il s’en dégageait une exigence de prévisibilité. Elle a jugé qu’on ne pouvait considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite et que, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci devait être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé. Elle a cependant précisé que ces conséquences n’avaient pas à être prévisibles avec une certitude absolue, l’expérience révélant celle-ci hors d’atteinte.
132. Dans sa jurisprudence ultérieure relative à l’article 10 § 2, la Cour, avec des variations mineures dans la formulation, s’en est constamment tenue à cette position (voir, parmi beaucoup d’autres, Rekvényi, précité, § 34, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 54, CEDH 1999-VI, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007-IV).
133. Même dans les cas où l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression avait pris la forme d’une « sanction » pénale, la Cour a reconnu l’impossibilité d’atteindre une précision absolue dans la rédaction des lois, surtout dans des domaines où la situation varie selon les opinions prédominantes dans la société, et elle a admis que la nécessité d’éviter la rigidité et de s’adapter aux changements de situation implique que de nombreuses lois se servent de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, parmi beaucoup d’autres, Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 37, CEDH 2001-I, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 43, CEDH 2004-VI).
134. Naturellement, la notion de « loi » (« law ») employée à l’article 10 § 2 et dans d’autres articles de la Convention correspond à celle de « droit » (« law ») qui figure à l’article 7, ce qui est particulièrement pertinent en l’espèce (Grigoriades c. Grèce, 25 novembre 1997, § 50, Recueil 1997-VII, Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 49, CEDH 1999‑IV, et Erdoğdu et İnce c. Turquie [GC], nos 25067/94 et 25068/94, § 59, CEDH 1999-IV). Selon la jurisprudence constante de la Cour sur le terrain de l’article 7, la condition selon laquelle la loi doit définir clairement les infractions se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition en cause – au besoin à l’aide de l’interprétation qu’en donnent les tribunaux – quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (voir, de manière générale, les arrêts récents Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 185, CEDH 2010, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 79, CEDH 2013, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 50, CEDH 2015, et, dans une affaire qui concernait tant l’article 7 que l’article 10 de la Convention, Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 20, CEDH 2004-II). L’article 7 ne prohibe pas la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible (Kononov, § 185, Del Río Prada, § 93, et Rohlena, § 50, précités).
135. La Cour a également jugé, s’agissant des articles 9, 10 et 11 de la Convention, qu’une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence de prévisibilité du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 91, CEDH 2005-XI, concernant l’article 9, Vogt, précité, § 48 in fine, concernant l’article 10, et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 65, CEDH 2004-I, concernant l’article 11). Dans le contexte des articles 7 et 10, elle a dit que le sens de toute législation portant création de nouvelles infractions présenterait toujours un élément d’incertitude tant qu’elle n’aurait pas été interprétée et appliquée par les juridictions pénales (Jobe c. Royaume-Uni (déc.), no 48278/09, 14 juin 2011).
136. La Cour devra en l’espèce analyser ces questions en gardant à l’esprit que, selon sa jurisprudence constante, dans une affaire issue d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, elle a pour tâche non pas d’examiner le droit interne dans l’abstrait mais de rechercher si la manière dont celui-ci a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (voir, entre autres, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 39 in fine, série A no 18, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 35, série A no 62, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 116, CEDH 2012).
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
137. Il découle des principes ci-dessus que la question essentielle qui se pose en l’espèce est celle de savoir non pas si l’article 261bis, al. 4, du code pénal était en principe suffisamment prévisible dans son application, en particulier quant à l’emploi de l’expression « un génocide », mais si, lorsqu’il a tenu les propos pour lesquels il a été condamné, le requérant savait ou aurait dû savoir – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – que ces propos pouvaient engager sa responsabilité pénale par le jeu de cette disposition.
138. Le tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne et le Tribunal fédéral ont jugé, en se fondant sur le procès-verbal des interrogatoires du requérant par le parquet, que l’intéressé savait que le Conseil national avait reconnu aux événements survenus en 1915 et les années suivantes le caractère de génocide et qu’il avait agi dans le souci de « corriger l’erreur » (paragraphes 22 et 26 ci-dessus). Dans ces conditions, et vu le libellé de l’article 261bis, al. 4, du code pénal – à la lumière en particulier de sa genèse (paragraphes 33-38 ci-dessus et, mutatis mutandis, Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 62, série A no 130) –, la Cour estime que, même s’il soutient le contraire, le requérant pouvait raisonnablement prévoir que ses propos au sujet de ces événements risquaient d’engager sa responsabilité pénale sur la base de cette disposition. Le fait que des poursuites antérieurement engagées pour des propos similaires se soient soldées par un acquittement ne change rien, d’autant que le tribunal d’arrondissement de Berne-Laupen avait rendu un jugement d’acquittement au motif que l’accusé n’était pas mû par un mobile raciste –point qui est susceptible de varier d’une affaire à l’autre selon l’auteur des propos et la teneur exacte de ceux‑ci – tout en laissant en suspens la question de savoir si les événements survenus en 1915 et les années suivantes pouvaient s’analyser en « un génocide » au sens de l’article 261bis, al. 4 (paragraphe 44 ci-dessus). Le requérant aurait pu se rendre compte de cela en s’entourant de conseils juridiques éclairés. Certes, faute d’une jurisprudence plus riche en la matière, il était difficile de dire comment les tribunaux suisses allaient s’y prendre dans les affaires ultérieures pour déterminer si ces événements étaient constitutifs d’« un génocide » au sens de l’article 261bis, al. 4. Toujours est-il que cette situation, qui s’explique selon toute vraisemblance par le fait qu’ils ne sont pas souvent saisis de faits analogues à ceux dont le requérant est l’auteur, ne saurait leur être reprochée (voir, mutatis mutandis, Soros c. France, no 50425/06, § 58, 6 octobre 2011). Leur raisonnement en l’espèce était raisonnablement prévisible, compte tenu en particulier de l’adoption dans l’intervalle par le Conseil national du postulat portant reconnaissance du caractère de génocide des événements survenus en 1915 et les années suivantes (paragraphes 48-50 ci-dessus). Il ne faut pas y voir un revirement brusque et imprévisible de jurisprudence (voir, mutatis mutandis, Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, §§ 109-113, CEDH 2007-III, et, a contrario, Pessino c. France, no 40403/02, §§ 34-36, 10 octobre 2006), ni un élargissement par analogie de la portée d’une loi pénale (voir, a contrario, Karademirci et autres c. Turquie, nos 37096/97 et 37101/97, § 42, CEDH 2005-I).
139. La question de la conformité à la Convention du raisonnement des tribunaux suisses quant au sens à donner à l’expression « un génocide » aux fins de l’article 261bis, al. 4, du code pénal se rattachant à la pertinence et à la suffisance des motifs avancés par eux pour justifier la condamnation du requérant, elle sera examinée ci-dessous dans la partie consacrée à la « nécessité » (voir, mutatis mutandis, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 42 in fine).
140. L’ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression était donc suffisamment prévisible et, partant, « prévue par la loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
2. But légitime
a) L’arrêt de la chambre
141. La chambre a admis que l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression visait à protéger « les droits d’autrui », en l’occurrence l’honneur des proches des victimes des atrocités infligées au peuple arménien par l’Empire ottoman à partir de 1915. Elle a cependant jugé insuffisamment étayée la thèse du gouvernement suisse selon laquelle les propos du requérant constituaient également un grave risque pour l’ordre public.
b) Observations devant la Grande Chambre
i. Les parties
142. Le requérant n’aborde pas expressément ce point dans ses observations.
143. Le gouvernement suisse soutient que l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression visait à protéger les droits d’autrui, c’est‑à-dire ceux des victimes des événements survenus en 1915 et les années suivantes ainsi que de leurs descendants. Les opinions du requérant auraient constitué une menace pour l’identité de la communauté arménienne. L’ingérence aurait également visé la protection de l’ordre public. Le 24 juillet 2004, le requérant se serait exprimé au cours d’un rassemblement organisé en commémoration du Traité de Lausanne, tenu dans cette même ville, auquel auraient participé environ 2 000 personnes venues de Suisse et d’ailleurs, et qui aurait représenté un certain risque car il aurait coïncidé avec un autre rassemblement. Le gouvernement suisse fait valoir en outre que l’article 261bis figure dans le chapitre du code pénal consacré aux « crimes et délits contre la paix publique » et précise que, d’après la jurisprudence du Tribunal fédéral, cette disposition a pour finalité non seulement la protection des membres de tel ou tel groupe ethnique ou religieux mais aussi le maintien de l’ordre public. Cette dernière finalité découlerait aussi à l’évidence des obligations incombant à la Suisse en vertu de l’article 4 b) de la CEDR et de l’article 20 § 2 du PIDCP, tel qu’interprété par le Comité des droits de l’homme de l’ONU.
ii. Les tiers intervenants
144. Le gouvernement turc estime qu’aucun lien n’a été établi entre la condamnation du requérant et le maintien de l’ordre public et qu’aucune menace précise pour celui-ci n’a été évoquée. Distinguant le libellé de l’article 10 § 2 de la Convention, qui parle de « défense de l’ordre », de celui de l’article 19 § 3 b) du PIDCP, qui emploie les mots « sauvegarde (...) de l’ordre public », il estime que rien n’indique que les propos du requérant aient été susceptibles de troubler l’ordre ni qu’ils aient bel et bien causé de tels troubles. Il ajoute que des propos similaires ont été tenus avant et après ceux incriminés en l’espèce sans entraîner le moindre trouble avéré.
c) Appréciation de la Cour
145. Le gouvernement suisse soutient que l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression poursuivait deux des buts légitimes énoncés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, à savoir la « défense de l’ordre » et « la protection (...) des droits d’autrui ». La Cour examinera tour à tour chacun de ces points.
i. La « défense de l’ordre »
146. En anglais, le texte des différents articles de la Convention et de ses Protocoles utilise plusieurs formulations pour désigner les divers buts légitimes susceptibles de justifier une ingérence dans les droits qui y sont consacrés. L’article 10 § 2 de la Convention, de même que les articles 8 § 2 et 11 § 2, recourt à l’expression « prevention of disorder », tandis que l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 § 2 du Protocole no 7 emploient les termes « interests of public order » et que l’article 9 § 2 parle de « protection of public order » et l’article 2 § 3 du Protocole no 4 de « maintenance of ordre public ». Autant un même terme employé dans la Convention et ses Protocoles renvoie en principe à la même notion – ainsi qu’il est noté au paragraphe 134 ci-dessus –, autant une différence dans la formulation employée est normalement censée dénoter une différence de sens. À cet égard, les dernières expressions apparaissent revêtir un sens moins étroit, fondé sur la notion d’ordre public en son acception large admise dans les pays continentaux (paragraphe 16 du rapport explicatif du Protocole no 4) – où elle est souvent choisie pour désigner le corps de principes politiques, économiques et moraux essentiels au maintien de la structure sociale et même, dans certains pays, pour englober la dignité humaine – tandis que la première expression apparaît revêtir une portée plus étroite, renvoyant surtout, dans les affaires de cette nature, aux émeutes ou à d’autres formes de troubles publics.
147. Pour sa part, le texte français de l’article 10 § 2 de la Convention, de même que celui des articles 8 § 2 et 11 § 2, emploie l’expression « défense de l’ordre », qui peut passer pour avoir un sens plus large que les termes « prevention of disorder » utilisés en anglais. Or même en français aussi les formulations diffèrent puisque le texte de l’article 6 § 1 de la Convention, de même que celui de l’article 2 § 3 du Protocole no 4 et celui de l’article 1 § 2 du Protocole no 7, emploient les termes « ordre public ».
148. Au demeurant, la Grande Chambre a récemment noté la différence entre les expressions « défense de l’ordre » (« prevention of disorder » en anglais) figurant à l’article 8 § 2 de la Convention et « ordre public » (« public order ») (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 117, CEDH 2014 (extraits)).
149. En son article 33 § 1, la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités dispose qu’un traité doit être interprété « de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. » Son article 33 § 3, consacré à l’interprétation des traités qui, à l’instar de la Convention, font foi dans deux langues ou plus, précise que leurs termes « sont présumés avoir le même sens dans les divers textes authentiques ». Le paragraphe 4 de cet article ajoute que, lorsque la comparaison des textes authentiques fait apparaître une différence de sens que l’application des autres règles d’interprétation ne permet pas d’éliminer, le sens à retenir est celui qui, « compte tenu de l’objet et du but du traité, concilie le mieux ces textes ». Il s’agit là des éléments de la règle générale d’interprétation énoncée à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne (Golder, précité, § 30, et Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 58, CEDH 2000-III).
150. La Cour a déjà dit à d’autres occasions que ces règles – qui sont le reflet de principes de droit international communément admis (Golder, précité, § 29) ayant déjà acquis valeur de droit coutumier (LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 466, §§ 99 et 101) – lui imposent d’interpréter les textes pertinents d’une manière qui concilie ceux-ci dans la mesure du possible et qui soit la plus propre à atteindre le but et à réaliser l’objet de la Convention (Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 23, § 8, série A no 7, Sunday Times, précité, § 48, Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 59, série A no 145-B, et Stoll, précité, §§ 59-60).
151. Étant donné que le contexte dans lequel les termes en question sont employés est un traité qui vise la protection effective des droits individuels de l’homme (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008), que les clauses qui, comme l’article 10 § 2, permettent les ingérences dans les droits garantis par la Convention sont d’interprétation restrictive (voir, notamment, Vogt, § 52, Rekvényi, § 42, et surtout Stoll, § 61, précités) et que, plus généralement, une exception à une règle de principe ne peut être interprétée extensivement (Witold Litwa, précité, § 59), la Cour estime que, puisque les mots employés dans le texte anglais apparaissent à même de s’entendre seulement en un sens étroit, la meilleure manière de concilier les expressions « défense de l’ordre » et « prevention of disorder » dans les textes français et anglais de l’article 10 § 2 consiste à les interpréter dans leur sens le moins large.
152. Les arguments que le gouvernement suisse tire de l’emplacement qu’occupe l’article 261bis dans le code pénal et des intérêts juridiques que cette disposition est destinée à protéger en droit suisse se rapportent à l’interprétation la plus large et n’ont donc en l’occurrence guère de pertinence. Ce qu’il faut plutôt démontrer, c’est si les propos du requérant pouvaient être ou ont bien été contraires à l’ordre – par exemple en tant que troubles – et si c’est ce que les autorités suisses avaient à l’esprit en les réprimant.
153. Or, à l’appui de sa thèse de la défense de l’ordre, le gouvernement suisse se borne à invoquer deux rassemblements opposés tenus à Lausanne le 24 juillet 2004 – soit un an environ avant les événements pour lesquels le requérant a été condamné – et la participation de ce dernier à l’un d’eux en tant qu’orateur. Il ne donne aucune précision à ce sujet et rien ne prouve que ces rassemblements aient réellement donné lieu à des affrontements (comparer, mutatis mutandis, avec les arrêts Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, §§ 12-13, 19 et 37-38, série A no 139, et Chorherr c. Autriche, 25 août 1993, §§ 7-8 et 28, série A no 266-B). Surtout, lors du procès pénal du requérant, engagé à la suite d’une plainte de l’Association Suisse-Arménie et non d’office par les autorités (paragraphe 17 ci-dessus), les tribunaux suisses n’ont nullement fait état de ces éléments dans leurs décisions. Enfin, rien ne prouve que, à la date des événements publics au cours desquels le requérant a tenu les propos en cause, les autorités suisses aient vu en ceux-ci un risque de troubles à l’ordre et qu’elles aient cherché à les contrôler sur ce fondement. Rien ne prouve non plus que, malgré la présence d’une communauté arménienne comme d’une communauté turque en Suisse, ce type de propos risquait de susciter de graves tensions et de se solder par des affrontements (voir, a contrario, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 39, série A no 236).
154. Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression visait « la défense de l’ordre. »
ii. La « protection (...) des droits d’autrui »
155. Pour ce qui est de ce but légitime, il faut établir une distinction entre, d’une part, la dignité des victimes et des rescapés des événements survenus en 1915 et les années suivantes et, d’autre part, la dignité, y compris l’identité, de leurs descendants, les Arméniens d’aujourd’hui.
156. Comme l’a relevé le Tribunal fédéral suisse au considérant 5.2 de son arrêt, bon nombre des descendants des victimes et des rescapés des événements survenus en 1915 et les années suivantes – surtout ceux appartenant à la diaspora arménienne – bâtissent cette identité autour de l’idée que leur communauté a été victime d’un génocide (paragraphe 26 ci‑dessus). Dans ces conditions, la Cour reconnaît que l’ingérence dirigée contre les propos du requérant, dans lesquels il niait que les Arméniens eussent été victimes d’un génocide, visait à protéger cette identité, et donc la dignité des Arméniens d’aujourd’hui. En revanche, en contestant la qualification juridique des événements, le requérant ne peut guère passer pour avoir dénigré ces personnes, privé celles-ci de leur dignité ou diminué leur humanité. Il n’apparaît pas non plus avoir dirigé contre les victimes ou leurs descendants son accusation qualifiant de « mensonge international » l’idée d’un génocide arménien : il ressort de la teneur globale de ses propos que cette accusation visait plutôt les « impérialistes anglais, français et de la Russie tsariste » ainsi que « les États-Unis [d’Amérique] et [l’Union européenne] » (paragraphe 13 ci-dessus). En revanche, on ne peut négliger que, dans ses déclarations faites à Köniz, le requérant a traité les Arméniens qui avaient participé aux événements d’« instruments » des « puissances impérialistes » et leur a reproché de s’être « livr[és] à des massacres de Turcs et de musulmans » (paragraphe 16 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour peut admettre que l’ingérence tendait aussi à protéger la dignité de ces personnes et, partant, celle de leurs descendants.
157. L’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression peut donc passer pour avoir visé « la protection (...) des droits d’autrui ». Il reste à déterminer s’il était pour cela « nécessaire dans une société démocratique » de prononcer une sanction pénale.
3. La nécessité, dans une société démocratique, de l’ingérence
a) L’arrêt de la chambre
158. La chambre a jugé que les propos du requérant, dans leur contexte et au vu de la situation de ce dernier, étaient « de nature à la fois historique, juridique et politique » et s’inscrivaient dans un débat d’intérêt public. Elle a donc estimé que la marge d’appréciation des autorités suisses à leur égard était réduite. Elle a jugé problématique le recours par les tribunaux suisses à la notion de « consensus général » au sujet de la qualification juridique des événements survenus en 1915 et les années suivantes pour justifier la condamnation du requérant. Elle a ajouté que rien n’indiquait que ces propos eussent été susceptibles d’attiser la haine ou la violence et elle les a distingués des propos niant l’Holocauste au motif que ces deux catégories de propos n’avaient pas les mêmes implications et ne risquaient pas d’avoir les mêmes répercussions. Elle a également pris en compte les développements récents en droit comparé et la position du Comité des droits de l’homme de l’ONU. Sur ce fondement, elle a dit douter que la condamnation du requérant fût commandée par un besoin social impérieux. Tenant compte aussi de la gravité de la peine infligée, elle a conclu que le verdict et la peine n’étaient pas « nécessaires, dans une société démocratique », à la protection de l’honneur et des sentiments des descendants des victimes des événements survenus en 1915 et les années suivantes.
b) Observations devant la Grande Chambre
i. Les parties
α) Le requérant
159. Le requérant soutient que ses propos appelaient la protection renforcée de l’article 10 de la Convention parce qu’ils avaient suscité le débat non seulement sur les événements survenus en 1915 et les années suivantes mais aussi sur l’opportunité de criminaliser l’expression d’opinions divergentes concernant des faits historiques controversés, et qu’il s’agissait dans les deux cas de questions d’intérêt public. Ces propos auraient été sanctionnés pénalement pour étouffer ce débat et priver le public de l’exposé d’interprétations différentes de faits historiques, ce qui serait concrètement revenu à créer une historiographie officielle des souffrances des Arméniens de l’Empire ottoman. Cela serait contraire à un débat ouvert et à la liberté de se forger une opinion, essentiels dans une société démocratique. Le requérant aurait nié non pas les événements eux-mêmes mais leur seule qualification de génocide, au sens donné à ce terme en droit international, compte tenu en particulier de l’absence de preuve d’une intention spéciale de la part du gouvernement ottoman d’exterminer les Arméniens en tant que groupe. Sa thèse trouverait appui en outre dans la non-rétroactivité de la convention sur le génocide et dans l’absence de reconnaissance par un tribunal compétent d’un génocide à propos desdits événements. Il y aurait là une distinction à faire entre ses propres propos et les propos niant l’Holocauste en ce sens que ces derniers se rapporteraient à des faits historiques concrets et non à leur seule qualification. De plus, l’existence de l’Holocauste aurait été clairement établie par un tribunal international sur la base de règles juridiques claires, de sorte que les faits eux-mêmes et leur qualification juridique seraient désormais indissociables. La Cour n’aurait d’ailleurs admis la criminalisation de la négation de l’Holocauste qu’à raison des desseins antisémites et antidémocratiques de ses tenants. Compte tenu du climat social régnant en Europe aujourd’hui, pareille négation serait un phénomène unique, seul capable de rationaliser un tel crime et de constituer un signe de haine raciale. Les Arméniens, quant à eux, n’auraient jamais fait l’objet de persécutions en Europe. À cet égard, le requérant met en avant un certain nombre d’éléments qui, selon lui, distinguent l’Holocauste des événements survenus en 1915 et les années suivantes, et il estime que qualifier un événement de génocide est une chose mais qu’interdire l’expression d’opinions divergentes à ce sujet en est une autre.
160. Le requérant soutient en outre que les recherches historiques sur les événements survenus en 1915 et les années suivantes se poursuivent et qu’aucun consensus ne se dégage parmi les spécialistes à ce sujet. La thèse des autorités suisses sur ce point serait démentie par les déclarations de bon nombre d’éminents historiens et politiciens. De plus, en 2009, à la suite d’une médiation du gouvernement suisse, les gouvernements arménien et turc auraient convenu de mettre en place une commission mixte pour faire des recherches dans les archives historiques et formuler des recommandations, mais cet organe n’aurait pas encore vu le jour faute de ratification de l’accord par les parlements des deux pays. Il ne faudrait pas oublier non plus que le terme de « génocide », tel que défini en droit international, ne cadrerait pas totalement avec la notion créée par Raphael Lemkin, dont les déclarations à ce sujet indiqueraient qu’il avait inventé ce terme en s’inspirant d’une vaste palette d’événements historiques.
161. Le requérant ajoute que, dans ses propos, il n’a ni exprimé une opinion extrême ni gravement porté atteinte à l’identité des Arméniens. Il n’aurait pas pris la parole d’une manière propre à inciter à la haine ou à la discrimination raciale et, compte tenu des dispositions de l’article 4 de la CEDR, il n’y aurait donc pas eu besoin de sanctionner pénalement ces propos. Son refus de changer d’avis même face aux conclusions d’une commission neutre n’y changerait rien : en tant que juriste expérimenté, il serait inacceptable à ses yeux qu’une telle commission supplantât le tribunal compétent visé à l’article VI de la convention sur le génocide. Ses propos auraient été motivés non pas par un mobile raciste mais par des considérations juridiques et historiques. En sa qualité de juriste, le requérant insiste sur la nécessité de définir le génocide en s’en tenant à des principes juridiques et réprouve l’utilisation politique de ce terme par des groupes d’intérêt. Ses convictions en tant qu’homme politique socialiste l’auraient conduit à accuser ce qu’il considère être des puissances impérialistes, plutôt que les Arméniens, d’avoir diffusé un « mensonge international ». Il aurait donc non pas accusé les victimes d’avoir falsifié l’histoire mais seulement souligné que la « question arménienne » au sein de l’Empire ottoman demeurait un élément important du discours hégémonique. Ses travaux d’historien lui auraient permis de constater l’absence de tout consensus parmi les historiens sur cette question. Contrairement à ce qu’auraient conclu les autorités suisses, ce ne serait pas parce qu’il a seulement mentionné Talaat Pacha qu’il cautionne tout acte ou propos de ce dernier.
162. Le requérant soutient que, parce qu’ils se rapportaient à une question au sujet de laquelle toute discussion était bannie par le droit suisse, ses propos concernaient une polémique interne à la Suisse. L’article 261bis, al. 4, du code pénal aurait été très controversé dans ce pays et aurait même été critiqué par un ancien ministre de la Justice. Les débats tenus partout en Europe sur la qualification juridique des événements survenus en 1915 et les années suivantes, quant à eux, montreraient qu’il s’agit d’une question d’importance publique non seulement en Turquie mais aussi sur le plan international, y compris en Suisse, en raison notamment des préoccupations exprimées sur ce point par la communauté turque qui y réside.
163. Le requérant ajoute qu’il est l’un des principaux activistes de la lutte contre le racisme et que la LICRA et le Parlement européen l’ont invité à s’exprimer sur ces questions. Il aurait également passé treize années en prison en Turquie pour avoir milité en faveur de l’égalité entre tous les ressortissants de ce pays, y compris ceux appartenant à des groupes marginalisés tels que les alévis, les Kurdes et les minorités chrétiennes et, à ce sujet, la Cour aurait conclu deux fois à des violations de ses droits conventionnels. Il serait donc absurde de le cataloguer comme raciste.
164. Le requérant souligne enfin que, dans une affaire où deux personnes avaient nié le génocide de Srebrenica – beaucoup plus récent et reconnu en tant que tel par la CIJ –, les autorités suisses ont décidé de ne pas engager de poursuites contre ces personnes au motif qu’elles n’avaient pas agi avec un mobile raciste. Il en conclut à une application inégale et politisée de l’article 261bis, al. 4, du code pénal.
β) Le gouvernement suisse
165. Le gouvernement suisse soutient que, le Tribunal fédéral suisse ayant relevé au considérant 7 de son arrêt que les massacres et déportations massives d’Arméniens en 1915 et les années suivantes constituaient des crimes contre l’humanité dont la justification tombait elle aussi sous le coup de l’article 261bis, al. 4, du code pénal, la qualification juridique de ces faits n’a qu’une portée relative. Il récuse ensuite le constat de la chambre selon lequel le requérant n’a été condamné que pour avoir refusé la qualification juridique de ces faits. Il souligne à cet égard que le requérant a allégué que les Arméniens étaient les agresseurs du peuple turc, a qualifié de « mensonge international » l’emploi du terme « génocide » pour désigner les atrocités commises contre eux et s’est réclamé de Talaat Pacha, l’un des protagonistes de ces événements. Ces thèses ne se seraient donc pas limitées à la seule contestation de la qualification juridique des événements. En traitant les Arméniens d’agresseurs, le requérant aurait cherché à justifier les actes perpétrés contre eux d’une manière propre à porter atteinte à la dignité des victimes et de leurs proches. Le Tribunal fédéral aurait d’ailleurs dit que ses propos avaient gravement porté atteinte à l’identité des membres de la communauté arménienne au motif que cette dernière se reconnaîtrait en particulier dans son histoire, marquée par les événements survenus en 1915 et les années suivantes. En ne s’attachant qu’à la seule poursuite du requérant pour négation de génocide, la chambre n’aurait pas tenu compte de ce contexte ni de la fermeté avec laquelle il aurait déclaré qu’il ne changerait jamais d’avis concernant ces événements.
166. Le gouvernement suisse exprime son désaccord avec l’avis de la chambre selon lequel les propos du requérant étaient « de nature à la fois historique, juridique et politique » et avec la conclusion qu’elle en tire, à savoir que la marge d’appréciation de l’État partie s’en trouve réduite. Selon lui, la liberté du débat historique ne couvre que les propos qui tendent à la recherche de la vérité et dont les auteurs cherchent à débattre ouvertement et sérieusement, sans se livrer à des polémiques gratuites. Le requérant aurait répété à plusieurs reprises que jamais il ne changerait d’avis et n’aurait à aucun moment recherché un véritable débat. Il ressortirait de ses propos qu’il n’a pas respecté les rudiments de la méthode historique. Dans ces conditions, il aurait fallu laisser aux autorités une ample marge d’appréciation.
167. Le gouvernement suisse ajoute que les propos du requérant ne pouvaient bénéficier du degré de protection normalement accordé aux discours politiques parce qu’ils ne se rapportaient à aucune question de politique intérieure suisse ni à aucun débat au sein de la société suisse. Le requérant n’aurait pas cherché à contester l’article 261bis du code pénal ni à discuter d’un autre volet de la politique suisse : il se serait prononcé sur un sujet relevant de la politique de son pays d’origine. Il n’aurait pu être mis sur le même pied qu’une personne s’exprimant dans le cadre d’un débat public interne car l’objectif de la liberté d’expression n’aurait alors pas été suffisamment pris en compte. C’est ce qui découlerait aussi de l’article 16 de la Convention, qui permettrait aux Hautes Parties contractantes d’imposer des restrictions à l’activité politique des étrangers. En qualifiant de discours politique les propos du requérant, la chambre aurait empêché la Suisse de réagir dans une controverse politique qui dépasserait ce pays, et ce alors que les autorités suisses auraient pu avoir un intérêt légitime à faire respecter le principe selon lequel l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités.
168. Le Tribunal fédéral suisse aurait jugé non arbitraire le constat par les instances cantonales de l’existence d’un consensus général sur la qualification juridique des atrocités commises par l’Empire ottoman contre le peuple arménien. Rejetant les arguments du requérant, il aurait relevé que consensus ne vaut pas unanimité. Les tribunaux suisses ne se seraient pas contentés des déclarations de reconnaissance politiques : ils auraient également recherché si les autorités s’étaient forgé leur opinion sur des avis d’experts ou des rapports argumentés et documentés, et auraient pris en compte la littérature consacrée au droit international pénal et au génocide. En jugeant non arbitraires les décisions des juridictions inférieures, le Tribunal fédéral suisse aurait choisi de ne pas se prononcer sur des questions d’ordre historique. Dans la mesure où la chambre a estimé que les tribunaux suisses avaient erronément admis l’existence d’un tel consensus général, il faudrait rappeler, premièrement, que selon elle le requérant contestait la qualification juridique des faits en question mais pas leur matérialité elle-même et, deuxièmement, que ces événements relèveraient de l’article 261bis, al. 4, quand bien même ils seraient qualifiés de crimes contre l’humanité et non de génocide. Une Haute Partie contractante devrait pouvoir réagir à leur négation en criminalisant celle-ci même si leur qualification ne fait l’objet que d’un consensus général, indépendamment du nombre d’États adoptant une telle solution.
169. Le gouvernement suisse estime qu’il faut rappeler que l’article 261bis, al. 4, ne se borne pas à criminaliser la simple négation, minimisation ou justification d’un génocide ou de crimes contre l’humanité : il exige aussi que les faits portent atteinte à la dignité humaine de personnes à raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion. En l’espèce, les tribunaux suisses auraient eu d’amples raisons de conclure que les propos en cause étaient motivés par le racisme. Le requérant ayant cherché à réhabiliter les actes commis contre les Arméniens et accusé ces derniers de les avoir perpétrés et leurs descendants d’avoir falsifié l’histoire, on ne pourrait donc leur reprocher d’avoir conclu que ces propos ne visaient pas à contribuer à un débat historique. En déclarant qu’il n’avait exprimé aucun mépris à l’égard des victimes des événements survenus en 1915 et les années suivantes, la chambre se serait écartée des constats factuels des juridictions internes, agissant alors comme une quatrième instance, et elle aurait apprécié les propos de manière isolée, sans les placer dans leur contexte. L’obstination du requérant montrerait que les idées défendues par lui ne sont pas le fruit d’une recherche historique : elles menaceraient les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l’intolérance, porteraient atteinte aux droits des proches des victimes et seraient incompatibles avec les valeurs de la Convention. Il s’agirait d’éléments pertinents sur le terrain non seulement de l’article 17 mais aussi de l’article 10 § 2, qui appelleraient l’octroi aux juridictions et autorités nationales d’une large marge d’appréciation.
170. La lutte contre le racisme constituerait un aspect important de la protection des droits de l’homme. En témoigneraient les travaux de l’ECRI, dont le dernier rapport sur la Suisse préconiserait de renforcer le cadre juridique civil et administratif en matière de lutte contre la discrimination raciale, ainsi que la Recommandation (97)20 du Comité des Ministres sur le discours de haine, qui condamnerait tout type d’expression incitant à la haine raciale, à la xénophobie, à l’antisémitisme et à l’intolérance. Le gouvernement suisse se réfère également aux développements récents en droit comparé dans ce domaine, soutenant que les tendances en Europe, qui ressortiraient de la recommandation de politique générale no 7 de l’ECRI et de la décision-cadre 2008/913/JAI de l’Union européenne, vont elles aussi dans cette direction. L’absence de consensus total sur cette question impliquerait d’octroyer une ample marge d’appréciation aux Hautes Parties contractantes. La décision de la chambre, en sens contraire, ne serait pas convaincante. De plus, s’il y a eu de nombreuses tentatives d’abrogation de l’article 261bis, al. 4, du code pénal, aucune d’entre elles n’aurait abouti, si bien que cette disposition connaîtrait en Suisse une légitimité démocratique forte et continue.
171. Sans vouloir relativiser le caractère unique de l’Holocauste, le gouvernement suisse estime que les Hautes Parties contractantes doivent pouvoir disposer d’une marge de manœuvre dans leur lutte contre la négation d’autres génocides ou crimes contre l’humanité. Dans un cas comme dans l’autre, reprocher aux victimes de falsifier l’histoire serait l’une des formes les plus aiguës de diffamation raciale.
172. Enfin, le gouvernement suisse soutient que la peine infligée au requérant n’était pas excessivement lourde. Selon lui, en effet, elle ne l’a pas empêché d’exprimer son opinion publiquement, et il n’a pas contribué au débat sur un sujet intéressant la vie de la collectivité.
ii. Les tiers intervenants
α) Le gouvernement turc
173. Pour le gouvernement turc, les déclarations du requérant doivent être qualifiées de discours politique et cette notion, qui englobe tous les propos se rapportant à une question d’intérêt public, ne se limite pas à ceux ne concernant que des questions internes ou des idées couramment admises. Ces déclarations auraient visé à peser sur le débat en Suisse concernant la reconnaissance des événements survenus en 1915 et les années suivantes en tant que génocide et la criminalisation de la négation de celui-ci. Elles auraient été conçues de manière à avoir une incidence sur la politique intérieure suisse. La tierce intervention dans cette affaire de deux associations suisses – l’Association Suisse-Arménie et la Fédération des associations turques de Suisse romande – montrerait que la question fait aussi polémique en Suisse. C’est pourquoi les autorités suisses n’auraient disposé que d’une marge d’appréciation limitée pour agir contre le requérant, marge d’autant plus réduite que ce dernier aurait critiqué le législateur suisse.
174. Le requérant aurait cherché non pas à opérer contre les Arméniens une discrimination de nature raciale mais à critiquer et contester la décision du Conseil national suisse de reconnaître aux événements survenus en 1915 et les années suivantes le caractère de génocide. C’est ce qui ressortirait clairement de la teneur de ses propos, des déclarations faites par lui lors de son procès pénal et des motifs avancés par les tribunaux suisses. Le requérant n’aurait pas voulu déclencher une polémique gratuite mais aurait cherché à alimenter un débat en cours, comme le montreraient les divergences de vues entre les historiens cités par lui et ceux cités par l’Association Suisse-Arménie devant le juge interne. Loin de mettre en cause l’existence des massacres et déportations, il n’aurait fait que s’opposer à leur qualification de génocide. La présente affaire ne serait donc pas comparable à une affaire de négation de l’Holocauste, où les tenants de celle-ci récusent la matérialité de faits historiques. Le requérant ne serait pas seul à avoir adopté cette position, partagée à l’époque par le gouvernement britannique.
175. Certes, le requérant se serait exprimé de manière provocante sur un sujet source de profonde affliction pour le peuple arménien. Cependant, il l’aurait fait non pas pour dénigrer les victimes des événements survenus en 1915 et les années suivantes ou les Arméniens de Suisse, mais pour susciter un débat public. La liberté d’expression comporterait un certain degré de provocation. Elle s’appliquerait aux idées choquantes et offensantes ainsi qu’à la forme sous laquelle elles sont diffusées, fût-ce avec virulence. Peu importerait que le requérant ait dit qu’il partageait les idées de Talaat Pacha et qu’il ne changerait jamais d’avis et qu’il ait assimilé les États-Unis et l’Union européenne à Hitler puisqu’il aurait été reconnu coupable de discrimination raciale pour avoir nié l’existence d’« un génocide » et non pour avoir tenu d’autres propos. Ses déclarations ne seraient pas assimilables à des propos incitant à la violence, à l’hostilité ou à la haine raciale envers les Arméniens. Rejeter la qualification juridique des événements survenus en 1915 et les années suivantes ne constituerait pas une atteinte implicite à la dignité de ce groupe ni une continuation du traitement discriminatoire infligé à ce dernier à l’époque. Le gouvernement suisse n’aurait pas dûment démontré que ce rejet ait encouragé la discrimination raciale à l’égard de la communauté arménienne en Suisse et rien n’aurait permis de dire que cela impliquait automatiquement des mobiles racistes et nationalistes ou l’intention de discriminer. La différence principale sur ce point avec les propos concernant l’Holocauste, dont la négation aujourd’hui serait l’un des principaux véhicules de l’antisémitisme, serait l’absence de lien entre la haine passée et présente.
176. Pour ce qui est du contexte, personne n’aurait été condamné pénalement dans un autre État membre du Conseil de l’Europe pour avoir refusé de qualifier de génocide les événements survenus en 1915 et les années suivantes. Il faudrait en conclure que les sociétés démocratiques ne voient pas le besoin d’agir ainsi. L’exemple français en particulier démontrerait l’existence d’une différence entre la reconnaissance officielle que certains événements constituent un génocide et la criminalisation de la négation d’un génocide. La position du gouvernement allemand serait également qu’une telle criminalisation est inopportune. Celle des organes compétents de l’ONU irait dans le même sens. Il ne faudrait pas oublier non plus que des propos similaires à ceux du requérant pourraient à bon droit être tenus dans d’autres pays et seraient largement diffusés sur Internet ainsi que dans des ouvrages d’histoire et de droit pouvant être légalement importés en Suisse. Contrairement à l’Holocauste dans le cadre des affaires visant l’Allemagne et l’Autriche, les événements survenus en 1915 et les années suivantes ne pourraient être considérés comme s’inscrivant dans l’histoire suisse. La seule présence d’une communauté d’environ 5 000 Arméniens sur le territoire suisse ne suffirait pas à le montrer, surtout s’agissant d’événements remontant à près d’un siècle. Il faudrait rappeler aussi que les autorités suisses n’auraient pas cherché à empêcher le requérant de tenir ces propos ; or on verrait mal pourquoi il aurait existé un besoin social impérieux de les réprimer mais pas de les prévenir. Sanctionner pénalement de tels propos aurait été disproportionné et n’aurait pas été requis par les obligations internationales s’imposant à la Suisse.
β) Le gouvernement arménien
177. Le gouvernement arménien soutient que l’article 261bis du code pénal, qui se fonde sur l’article 20 du PIDCP et sur l’article 4 de la CEDR, est compatible avec la Convention parce qu’il ne proscrit que les propos tenus dans le but de susciter la haine raciale ou ceux susceptibles d’avoir des conséquences dangereuses pour la société. La jurisprudence de la Cour prévoirait que toute loi sanctionnant le discours de haine doit tenir compte du point de savoir si les propos attaqués présentent ou non un intérêt public réel, ce qui ne serait pas le cas en l’espèce. Le requérant serait un incurable négationniste du génocide arménien dont les attaques grossières et gratuites n’auraient jamais été argumentées ni validées par les experts en la matière. La chambre aurait été on ne peut plus naïve de conclure que ces propos – qui ne seraient rien de moins qu’un affront inspiré par un mobile raciste contre les Arméniens et une incitation pour les Turcs à prendre les Arméniens pour des menteurs – étaient de nature à la fois historique, juridique et politique. Les juridictions suisses auraient donc disposé de la marge d’appréciation habituelle pour dire si ces propos risquaient de porter atteinte à l’harmonie sociale en heurtant la dignité des Arméniens. Ces propos ne se seraient pas inscrits dans un débat historique digne de ce nom et il serait absurde de dire, comme la chambre semblerait le faire, que la recherche historique ne peut comporter de vérités objectives, les atrocités commises contre les Arméniens n’ayant été que trop réelles. Il serait odieux d’opérer une distinction entre le génocide arménien et l’Holocauste au motif que les allégations des négateurs de ce dernier portent parfois sur des faits bien précis, que la qualification des crimes nazis repose sur une base juridique claire et que l’existence de l’Holocauste a été établie par un tribunal international, et cela ferait de l’Holocauste le seul génocide moderne pouvant être clairement prouvé. Contrairement à ce que dit la chambre, l’intention génocidaire ne serait pas difficile à établir lorsqu’elle découle à l’évidence des preuves ou que les auteurs des faits l’ont reconnue. Les massacres et déportations massives d’Arméniens en 1915 et les années suivantes constitueraient manifestement un génocide. En les qualifiant de simple « tragédie », la chambre aurait fait un affront à tous les Arméniens. Tout comme la négation de l’Holocauste serait le principal moteur de l’antisémitisme, la négation du génocide arménien serait le principal moteur de l’anti-arménianisme. C’est ainsi que fonctionnerait la négation du génocide. Ce serait à tort que la chambre a cité le régime en vigueur en Espagne et en France ainsi que la position du Comité des droits de l’homme de l’ONU car l’article 261bis du code pénal s’en distinguerait notablement.
178. Le véritable défaut de l’arrêt de la chambre serait que les négateurs du génocide y verraient un précédent sur lequel s’appuyer pour dire qu’il y a un doute quant à la réalité du génocide arménien. Qu’une cour des droits de l’homme envoie un tel message serait on ne peut plus blessant et injuste. Ce message serait fondé sur les moyens de preuve erronés ou trompeurs produits par le requérant sur cette question, qui ne serait pourtant sujette au moindre doute. Il existerait sur ce point un large consensus scientifique et ceux qui le nient seraient surtout des historiens – souvent à la solde du gouvernement turc – dépourvus de compétences juridiques et peu au fait du mode d’administration de la preuve de l’intention génocidaire en droit international. À cet égard, le gouvernement arménien s’appuie sur plusieurs enquêtes, analyses, rapports, actes de reconnaissance officielle ainsi que sur d’autres éléments.
γ) Le gouvernement français
179. Le gouvernement français soutient qu’il faut reconnaître aux États la faculté d’emprunter la voie de la sanction pénale pour leur permettre d’apporter une réponse suffisamment dissuasive au racisme et au négationnisme. Le législateur devrait pouvoir intervenir de manière répressive lorsque le droit à la liberté d’expression est exercé de manière telle que les principes de base de la société démocratique s’en trouvent menacés. C’est ce que confirmeraient les positions adoptées par l’ECRI et par l’UE à l’article 1 § 1 c) de sa décision-cadre 2008/913/JAI. La négation du génocide serait une entreprise de falsification qui tendrait à promouvoir l’intolérance. Vu la menace qu’elle constituerait, les lois qui l’incriminent seraient conformes à l’article 10 de la Convention. Ces lois viseraient non pas à empêcher le débat ou la recherche historique mais à lutter contre les propos négationnistes en tant qu’ils ont des conséquences nuisibles. Leur application au cas par cas relèverait de la marge d’appréciation des tribunaux nationaux. Cette marge d’appréciation serait censée permettre aux Hautes Parties contractantes de lutter contre ces comportements même en l’absence de consensus général sur ce point.
δ) L’Association Suisse-Arménie
180. L’Association Suisse-Arménie soutient que l’affaire a pour objet non seulement le droit du requérant à la liberté d’expression mais aussi l’honneur, la réputation et la mémoire des victimes des atrocités perpétrées par l’Empire ottoman en 1915 et les années suivantes ainsi que de leurs descendants, qui ont droit à la protection de l’article 8 de la Convention. La Cour aurait récemment reconnu que l’identité ethnique des individus pouvait faire entrer cet article en jeu. Il y aurait donc en l’espèce un conflit entre deux droits conventionnels appelant la même protection. Les Hautes Parties contractantes disposeraient, dans la mise en balance de ces droits, d’une marge d’appréciation large. Il faudrait donc apprécier avec une grande retenue les décisions rendues par les tribunaux suisses en l’espèce, surtout pour ce qui est de leurs conclusions concernant le « consensus général » sur la qualification des événements survenus en 1915 et les années suivantes. La Cour n’aurait pas pour tâche de statuer sur cette question.
181. Ce serait délibérément que le requérant a tenu les propos litigieux, car il aurait fait spécialement le voyage en Suisse à cette fin. Ces propos ne se seraient pas limités à la qualification juridique des événements survenus en 1915 et les années suivantes : ils en auraient bel et bien nié la réalité. La sanction pénale consécutive du requérant ne serait donc pas incompatible avec la Convention. La tentative de distinction par la chambre entre cette sanction et une condamnation se rapportant à la négation de l’Holocauste serait très choquante car elle impliquerait une inégalité de traitement entre victimes de génocides. En tout état de cause, le requérant aurait également cherché à justifier les massacres, incontestablement constitutifs de crimes contre l’humanité. Il n’y aurait aucune raison de faire plus grand cas des juridictions constitutionnelles espagnole et française que du Tribunal fédéral suisse. Enfin, la sanction infligée au requérant serait hautement symbolique, vu la gravité de ses actes.
ε) La Fédération des associations turques de Suisse romande
182. La Fédération des associations turques de Suisse romande soutient que seule une minorité d’États démocratiques a choisi d’incriminer la négation de génocide, surtout antérieurement à l’adoption de la décision-cadre 2008/913/JAI de l’UE. Elle cite la situation aux États-Unis d’Amérique et constate que l’Allemagne et la France ne prohibent que la négation de l’Holocauste. Aucun autre événement historique ne serait jusqu’à présent entré dans la catégorie des « faits historiques clairement établis » dont, selon la jurisprudence de la Cour, la négation se verrait soustraite à la protection de l’article 10 de la Convention. Y inclure un autre fait, ce qui conduirait à une interprétation officielle du passé appuyée par la sanction pénale, serait impossible à concilier avec la liberté d’expression, surtout vu les motifs avancés par les juridictions constitutionnelles française et espagnole sur ce point. Des propos exprimés en la matière ne pourraient être réprimés que si leur auteur est clairement mû par des mobiles racistes ou des visées antidémocratiques, ou s’ils créent un danger immédiat pour l’ordre public. La marge d’appréciation plus étendue dont jouiraient les Hautes Parties contractantes à ce sujet se limiterait aux seuls événements survenus sur leur territoire.
183. La Fédération signale les dispositions de la décision-cadre 2008/913/JAI de l’UE, surtout ses clauses de réserve et l’accent qui y est mis sur la nécessité de ne réprimer que la seule négation susceptible d’inciter à la violence ou à la haine. Elle conclut que, correctement interprété, le droit de l’Union européenne n’impose pas la criminalisation de la négation des événements survenus en 1915 et les années suivantes en tant que génocide si les faits eux-mêmes ne sont pas niés ou approuvés. Elle signale également le rapport récent relatif à la mise en œuvre de la décision-cadre, y voyant une confirmation de l’absence de consensus sur la nécessité de mesures pénales en la matière. Elle soutient que le droit international applicable ne renferme pas davantage une telle obligation. Elle dit enfin que la liberté d’expression sur ce point est importante aux yeux des 130 000 Turcs habitant en Suisse, qui voudraient pouvoir discuter de questions controversées dans un esprit d’ouverture.
ζ) Le CCAF
184. Le CCAF dit ester pour le compte de la communauté arménienne de France – forte d’environ 600 000 personnes, soit la troisième plus grande diaspora arménienne. Il déclare que ces personnes sont toutes conscientes d’appartenir à un peuple victime d’une extermination et que le temps n’a pas effacé ce souvenir. Il illustre ce point en décrivant en détail les différentes façons dont, en public et en privé, les Arméniens de France honorent la mémoire des victimes. Il ajoute que, en droit international, le génocide est reconnu comme une atteinte à la dignité humaine qui, selon les juridictions françaises, est une composante de l’ordre public. Sa négation heurterait cette dignité : elle affecterait non seulement l’histoire mais aussi la mémoire, partie intégrante du droit à la dignité. Réprimer la négation serait le seul moyen de protéger ce droit. De plus, la négation du génocide arménien serait dangereuse pour l’ordre public, du moins dans un pays comme la France qui abrite une importante communauté arménienne. En témoigneraient les actes de vandalisme et de profanation, ainsi que les insultes et menaces dont les Arméniens seraient victimes, surtout dans des localités où ils cohabitent avec des personnes d’origine turque, et sur Internet. Les rassemblements publics organisés par des négateurs du génocide, venus de France ou de l’étranger, susceptibles de dégénérer facilement en affrontements, seraient une source particulière d’anxiété à cet égard.
185. Le CCAF soutient en outre qu’une confirmation de l’arrêt de la chambre par la Grande Chambre risquerait de rendre impossible la criminalisation de la négation du génocide arménien ou d’autres génocides et durcirait l’attitude de la Turquie en la matière. En revanche, si la Grande Chambre infirmait l’arrêt de la chambre, cela permettrait aux Hautes Parties contractantes de lutter contre le négationnisme à l’aide de mesures pénales et dissuaderait les négateurs potentiels, offrirait aux Arméniens de la diaspora une forme de réparation morale, voire encouragerait la Turquie à renoncer à sa politique de déni.
η) L’Association turque des droits de l’homme, le centre « Vérité Justice Mémoire » et l’Institut international pour l’étude du génocide et des droits de l’homme
186. L’Association turque des droits de l’homme, le centre « Vérité Justice Mémoire » et l’Institut international pour l’étude du génocide et des droits de l’homme, qui ont produit des observations communes, voient dans le comportement pour lequel le requérant a été condamné une incitation à la discrimination et pas seulement la négation d’un génocide. Ils récusent en outre le constat de la chambre selon lequel le requérant ne contestait que la qualification juridique des événements survenus en 1915 et les années suivantes, soulignant que, d’après le tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne, il cherchait à justifier les massacres et à dépeindre les Arméniens comme des « agresseurs » et des « traîtres », et que la chambre a elle-même relevé qu’il se réclamait de Talaat Pacha. Le requérant aurait de plus délibérément choisi les lieux où il a tenu ses propos. Cependant, l’élément le plus révélateur de ses mobiles racistes serait la présidence par lui du Comité Talaat Pacha, condamné par le Parlement européen comme étant « xénophobe et raciste ». Tous ces éléments devraient être principalement appréciés dans le contexte turc, et non suisse, et à l’aune de leurs répercussions pour la minorité arménienne en Turquie. Le requérant aurait été condamné en Turquie, dans le procès dit « d’Ergenekon », à raison notamment de ses activités au sein du Comité Talaat Pacha qui, selon la cour d’assises d’Istanbul, aurait eu pour dessein de « réfuter les allégations de génocide arménien » et aurait fait partie d’une organisation « nationaliste » et « chauvine » cherchant à attiser la haine et l’hostilité entre les peuples. D’ailleurs, le choix du mot « mensonge » pour qualifier la notion de génocide appliquée aux événements survenus en 1915 et les années suivantes pourrait avoir un lien avec l’assassinat en janvier 2007 du journaliste turco-arménien Hrant Dink à l’instigation de groupes ultranationalistes turcs.
187. À cet égard, le tiers intervenant évoque une lettre ouverte que, au lendemain de cet assassinat, le requérant aurait envoyée au patriarche arménien d’Istanbul, ainsi que des lettres anonymes adressées en mai 2007 à des écoles arméniennes en Turquie, mais sans en produire copie. Il renvoie plutôt à des versions en ligne de deux articles publiés dans des journaux turcs (paragraphe 28 ci-dessus), ainsi qu’à l’arrêt rendu par la cour d’assises d’Istanbul dans le procès dit « d’Ergenekon » et à d’autres pièces du dossier dans cette affaire.
188. Enfin, le tiers intervenant soutient que, en Turquie, les événements survenus en 1915 et les années suivantes sont uniquement et toujours dépeints au moyen d’une propagande xénophobe et raciste. Les propos du requérant sur la qualification de ces événements pourraient donc se rattacher directement au climat d’hostilité dont pâtiraient les Arméniens en Turquie, attesté notamment par l’ECRI.
θ) La FIDH
189. La FIDH soutient que la présente affaire met en lumière le conflit entre l’indispensable protection de la liberté d’expression et de discussion, en particulier au sujet de questions historiques, et la nécessaire lutte contre les discours de haine, notamment lorsqu’ils prennent la forme du négationnisme. L’une et l’autre de ces valeurs seraient également importantes au regard de la Convention. La jurisprudence récente de la Cour en la matière serait quelque peu fluctuante et mériterait des éclaircissements de la part de la Grande Chambre, dont la mission consisterait à énoncer des principes clairs et à ménager un juste équilibre entre ces deux valeurs concurrentes. Ce faisant, il lui faudrait préciser clairement trois points : premièrement, ni l’une ni l’autre de ces valeurs ne l’emporterait automatiquement sur l’autre ; deuxièmement, la liberté d’expression serait le principe et ses limitations l’exception ; troisièmement, il n’y aurait guère matière dans ce domaine à accorder une marge d’appréciation aux Hautes Parties contractantes.
190. La FIDH reproche à la chambre d’avoir admis sans hésiter que des propos refusant aux événements survenus en 1915 et les années suivantes la qualification de génocide ne soient pas propres en eux-mêmes à inciter à la haine ou à la violence contre les Arméniens. Selon elle, la question est bien plus nuancée et ne peut être tranchée que sur la base d’un examen minutieux du contexte dans lequel les propos ont été tenus. En Turquie, un tel déni pourrait, dans le contexte ambiant, susciter la haine et la violence, comme le démontreraient plusieurs affaires portées devant la Cour. Elle ajoute que, si le contexte à retenir est celui du pays dans lequel les propos sont prononcés, compte tenu des nouveaux moyens de communication et de leur capacité à donner à de tels propos un retentissement mondial, la Cour ne peut éluder le contexte plus vaste dans lequel ceux-ci s’inscrivent.
191. La FIDH récuse la distinction opérée par la chambre – au motif que le caractère de génocide de l’Holocauste avait été clairement établi par une juridiction internationale, à l’inverse des événements survenus en 1915 et les années suivantes – entre les propos se rapportant à la qualification juridique de ces événements et les propos niant l’Holocauste. Pareille approche ne constituerait pas un bon critère car il serait quelque peu spécieux de séparer la réalité historique d’événements de leur qualification juridique. Il risquerait en outre d’en résulter une « hiérarchie des génocides », la reconnaissance judiciaire d’un génocide reposant sur de nombreux éléments historiques. En revanche, une reconnaissance judiciaire ne ferait pas obstacle à la poursuite des débats sur un génocide. Une bien meilleure approche en la matière – qui empêcherait de faire de l’Holocauste un cas spécial et serait bien plus prévisible dans ses résultats – consisterait à rechercher si l’auteur des propos en cause avait l’intention d’inciter à la haine ou à la discrimination et si leur incrimination pouvait se justifier non pas simplement parce que l’auteur contestait un fait historique mais parce qu’il était motivé par une telle intention, laquelle se trouverait souvent au cœur de la cause négationniste. C’est ce que démontrerait la jurisprudence relative à la négation de l’Holocauste, où cette intention serait presque irréfragablement présumée, et ce serait la vraie raison pour laquelle la protection de la Convention serait refusée à de tels propos. Il serait fort vraisemblable qu’une telle intention présidât ici aussi à la négation du génocide arménien, laquelle procéderait souvent du souci de réhabiliter le régime ottoman de l’époque ou d’en justifier les méfaits. En tout état de cause, c’est au cas par cas qu’il faudrait trancher.
ι) La LICRA
192. La LICRA estime que la répression de la négation du génocide est non seulement compatible avec la liberté d’expression, mais qu’elle est même requise dans le cadre du système européen de protection des droits de l’homme. Elle se réfère à cet égard, en particulier, à l’article 6 § 1 du Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité.
κ) Le Centre de la protection internationale
193. Le Centre de la protection internationale estime que les propos se rapportant à l’identité nationale appellent une marge d’appréciation plus large pour les autorités nationales. À cet égard, il conviendrait de noter que la diaspora arménienne s’est pour une large part créée à la suite des événements survenus en 1915 et les années suivantes. Le bon critère consisterait à rechercher si les propos ont contribué à un débat public ou si au contraire ils étaient gratuitement offensants, ce que seul un large examen des propos et de leur contexte permettrait de déterminer. Un discours ne pourrait être qualifié de juridique ou d’historique que s’il contribue réellement au débat de fond et il ne devrait pas se faire passer pour un propos politique si c’est en réalité un discours de haine. De même, il serait nécessaire d’apprécier le contexte pour déterminer si un discours a des fins destructrices et appelle l’application de l’article 17 de la Convention. L’utilisation du mot « mensonge » revêtirait une importance particulière à ce sujet car il heurterait l’intégrité des victimes et de leurs descendants et viserait à réécrire l’histoire des événements vécus par eux en en minimisant la gravité et en transformant les victimes en auteurs de méfaits qui seraient en fin de compte responsables de leur sort.
194. Ce serait en fonction des circonstances propres à un État donné, par exemple la diversité de sa population et les valeurs et principes sur lesquels se fonde sa société, qu’il faudrait se prononcer sur l’existence d’un besoin social impérieux justifiant l’ingérence. Le seul fait que d’autres États n’aient pas suivi la même voie en la matière ne serait pas déterminant. Ce besoin social impérieux pourrait aussi découler des obligations de droit international pesant sur l’État, en l’espèce celles tirées de l’article 4 de la CEDR et de l’article 20 § 2 du PIDCP, telles qu’interprétées par les organes compétents de l’ONU. Enfin, l’État devrait bénéficier d’une marge d’appréciation pour qualifier certains événements de génocide pour les besoins de la répression de leur négation et de l’imposition de peines proportionnées aux négateurs.
λ) Le groupe d’universitaires français et belges
195. Le groupe d’universitaires français et belges soutient que les discours de haine ne se limitent pas aux propos incitant littéralement à la violence : la négation ou la justification d’un génocide relèveraient aussi de cette catégorie. Les éléments à prendre en compte à cet égard seraient notamment la nature du discours, appréciée selon le bon contexte, ce qui ne s’arrêterait pas à la simple analyse littérale des propos tenus ni à la profession dont se revendique l’orateur. Ce qui importe en définitive serait le sens que l’expression revêt globalement selon la compréhension d’un public raisonnable. C’est ce qui découlerait de la jurisprudence des tribunaux allemands dans les affaires de ce type et des critères énoncés par le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale. Des propos ne pourraient jouir de la protection accordée à la recherche historique que si leur auteur en a suivi la méthode. Quant aux discours politiques virulents, la jurisprudence de la Cour apparaîtrait ne leur accorder un haut degré de protection que s’ils concernent des polémiques internes. En tout état de cause, le discours de haine ne pourrait jamais bénéficier de cette protection. C’est ce que confirmerait l’importance attachée à sa répression en droit international et en droit européen, lesquels jugeraient celle-ci nécessaire à la lutte pour la paix et la justice et contre la discrimination, le racisme et la xénophobie. Les instruments internationaux applicables n’opéreraient aucune distinction à cet égard entre le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, et laisseraient aux États le soin de déterminer les modalités d’établissement de ces infractions. En particulier, ils ne conditionneraient pas forcément la possibilité d’incriminer leur négation à leur reconnaissance officielle par un tribunal international, conformément au principe de complémentarité sur lequel reposent les travaux de la CPI, selon lesquels ce serait en principe aux juridictions nationales de réprimer les crimes internationaux.
c) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
α) Sur l’application de l’exigence de l’article 10 § 2 de la Convention voulant qu’une ingérence soit « nécessaire dans une société démocratique »
196. Les principes généraux à suivre pour déterminer si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour. Comme la chambre l’a relevé, ils ont récemment été rappelés dans les arrêts Mouvement raëlien suisse c. Suisse ([GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012) et Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013), et peuvent se résumer comme suit :
i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui sont toutefois d’interprétation restrictive, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un besoin social impérieux. Les Hautes Parties contractantes jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression.
iii. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
197. Un autre principe constamment souligné dans la jurisprudence de la Cour veut que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (voir, parmi beaucoup d’autres, Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 34, CEDH 1999-IV, et Animal Defenders International, précité, § 102).
β) Sur la mise en balance des articles 10 et 8 de la Convention
198. Les principes généraux applicables dans les affaires où le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention ont été exposés par la Cour dans les arrêts de Grande Chambre Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 104-107, CEDH 2012) et Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, §§ 85-88, 7 février 2012). Ils peuvent se résumer ainsi :
i. Dans les affaires de cette nature, l’issue ne saurait varier selon que la requête a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8, par la personne faisant l’objet des propos litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par leur auteur, ces droits méritant en principe un égal respect.
ii. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Hautes Parties contractantes, que les obligations à leur charge soient positives ou négatives. Il existe plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie privée. La nature de l’obligation de l’État dépendra de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause.
iii. De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les Hautes Parties contractantes disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression.
iv. Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si leurs décisions se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées.
v. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis au leur.
199. Plus récemment, dans l’arrêt Aksu c. Turquie ([GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 67, CEDH 2012), la Grande Chambre de la Cour a davantage précisé cette dernière exigence, indiquant que lorsque la mise en balance opérée par les autorités nationales n’était pas satisfaisante, en particulier parce que l’importance ou la portée de l’un des droits en jeu n’avait pas été dûment prise en considération, la marge d’appréciation qui leur était reconnue était étroite.
ii. Jurisprudence pertinente de la Cour
α) Identité de groupe et réputation des ancêtres
200. Dans son arrêt Aksu (précité, §§ 58-61 et 81), la Cour a jugé notamment qu’un stéréotype négatif visant un groupe ethnique pouvait, à partir d’un certain degré, agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres et que, en cela, il pouvait être considéré comme touchant à leur « vie privée », au sens de l’article 8 § 1 de la Convention. Sur ce fondement, elle a conclu que cet article trouvait à s’appliquer à une personne d’origine rom qui avait intenté un procès en réparation parce qu’elle s’était sentie blessée par des passages d’un livre et par certaines entrées d’un dictionnaire sur les Roms en Turquie.
201. Dans son arrêt Putistin c. Ukraine (no 16882/03, §§ 33 et 36-41, 21 novembre 2013), la Cour a admis que la réputation d’un ancêtre pouvait, dans certaines circonstances, toucher la « vie privée » et l’identité d’une personne et ainsi tomber sous le coup de l’article 8 § 1 de la Convention. Sur ce fondement, elle a jugé qu’un article de presse consacré à un célèbre match de football joué à Kiev pendant la Seconde Guerre mondiale, dont on pouvait déduire que le père décédé de M. Putistin, un footballeur très connu qui avait participé à ce match, avait collaboré avec la Gestapo, avait, fût-ce de manière indirecte et marginale, porté atteinte aux droits de M. Putistin garantis par l’article 8 § 1.
202. Dans sa décision Jelševar et autres c. Slovénie ((déc.), no 47318/07, § 37, 11 mars 2014), la Cour a de même reconnu qu’une atteinte, sous la forme d’une œuvre de fiction, à la réputation d’un ancêtre pouvait léser une personne dans les droits que lui garantit l’article 8 § 1.
203. Dans sa décision Dzhugashvili c. Russie ((déc.), no 41123/10, §§ 26-35, 9 décembre 2014), la Cour est partie du principe que deux articles de presse consacrés au rôle historique de Staline, grand-père du requérant, avaient touché les droits de ce dernier découlant de l’article 8 § 1.
β) Appels à la violence et « discours de haine »
204. Dans un certain nombre d’affaires relatives à des propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance, la Cour a été appelée à se prononcer sur l’applicabilité de l’article 10 de la Convention. Elle a recherché si les ingérences dans l’exercice du droit à la liberté d’expression des auteurs, ou parfois des éditeurs, de tels propos étaient « nécessaires dans une société démocratique » à la lumière des principes généraux énoncés dans sa jurisprudence (paragraphes 196 et 197 ci-dessus) en tenant compte de plusieurs facteurs.
205. L’un de ces facteurs est le point de savoir si les propos ont été tenus dans un contexte politique ou social tendu : si tel est le cas, la Cour reconnaît généralement qu’une certaine forme d’ingérence visant de tels propos peut se justifier. À titre d’exemples, on peut notamment citer le climat tendu dans lequel se déroulèrent les affrontements armés entre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée illégale) et les forces de sécurité turques dans le sud-est de la Turquie dans les années 1980 et 1990 (Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, §§ 57-60, Recueil 1997‑VII, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, §§ 52 et 62, CEDH 1999-IV, et Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, § 40, 8 juillet 1999), l’atmosphère née des émeutes meurtrières survenues dans des prisons en Turquie en décembre 2000 (Falakaoğlu et Saygılı c. Turquie, nos 22147/02 et 24972/03, § 33, 23 janvier 2007, et Saygılı et Falakaoğlu c. Turquie (no 2), no 38991/02, § 28, 17 février 2009), les problèmes se rapportant à l’intégration des immigrés non européens, et en particulier musulmans, en France (Soulas et autres, précité, §§ 38-39, et Le Pen c. France (déc.), no 18788/09, 20 avril 2010) et les relations entre les minorités nationales en Lituanie peu après le retour de ce pays à l’indépendance en 1990 (Balsytė-Lideikienė c. Lituanie, no 72596/01, § 78, 4 novembre 2008).
206. Un autre facteur est le point de savoir si les propos, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance (voir, entre autres, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 50, Recueil 1998-IV, Sürek (no 1), précité, § 62, Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 64, CEDH 2000-III, Gündüz c. Turquie, no 35071/97, §§ 48 et 51, CEDH 2003-XI, Soulas et autres, précité, §§ 39-41 et 43, Balsytė-Lideikienė, précité, §§ 79-80, Féret, précité, §§ 69-73 et 78, Hizb ut-Tahrir et autres, décision précitée, § 73, Kasymakhunov et Saybatalov, précité, §§ 107-112, Fáber c. Hongrie, no 40721/08, §§ 52 et 56-58, 24 juillet 2012, et Vona, précité, §§ 64-67). Lorsqu’elle examine cette question, la Cour est particulièrement sensible aux propos catégoriques attaquant ou dénigrant des groupes tout entiers, qu’ils soient ethniques, religieux ou autres (Seurot c. France (déc.), no 57383/00, 18 mai 2004 ; Soulas et autres, précité, §§ 40 et 43, et Le Pen, décision précitée, affaires qui concernaient toutes des propos généraux négatifs visant les immigrés non européens et en particulier musulmans en France ; Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004-XI, concernant des déclarations rattachant tous les musulmans du Royaume-Uni aux attentats terroristes perpétrés aux États-Unis le 11 septembre 2001 ; W.P. et autres c. Pologne (déc.), no 42264/98, 2 septembre 2004, et Pavel Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007, concernant des propos antisémites virulents ; Féret, précité, § 71, concernant des déclarations présentant les immigrés non européens en Belgique comme des délinquants en puissance ; Hizb ut-Tahrir et autres, décision précitée, § 73, et Kasymakhunov et Saybatalov, § 107, précité, concernant des appels directs à la violence contre les juifs, l’État d’Israël et l’Occident en général, et Vejdeland et autres c. Suède, no 1813/07, § 54, 9 février 2012, concernant des allégations selon lesquelles les homosexuels cherchaient à minimiser la pédophilie et étaient responsables de la propagation du VIH et du sida).
207. La Cour tient également compte de la manière dont les propos ont été formulés et de leur capacité – directe ou indirecte – à nuire. On peut citer par exemple l’affaire Karataş c. Turquie ([GC], no 23168/94, §§ 51-52, CEDH 1999-IV), où, parce que les propos avaient été véhiculés par la poésie plutôt que dans les médias, l’ingérence ne pouvait être justifiée par le contexte de sécurité spécial qui caractérisait par ailleurs cette affaire ; l’affaire précitée Féret (§ 76), où les propos figuraient sur des tracts électoraux, ce qui aggravait les conséquences du message discriminatoire et haineux qu’ils diffusaient ; l’affaire précitée Gündüz (§§ 43-44), où les propos avaient été tenus dans le cadre d’un débat télévisé délibérément pluraliste, ce qui atténuait leurs conséquences néfastes ; l’affaire précitée Fáber (§§ 44-45), où le déploiement pacifique d’un drapeau à proximité d’un rassemblement avait eu des conséquences très limitées, voire inexistantes sur le déroulement de ce dernier ; l’affaire précitée Vona (§§ 64-69), où des défilés de style militaire dans des villages à forte population rom avaient de sombres connotations dans le contexte historique hongrois, et l’affaire précitée Vejdeland et autres (§ 56), où les propos avaient été exprimés dans des prospectus distribués dans les casiers d’élèves du secondaire.
208. Dans toutes les affaires ci-dessus, c’est la conjonction de ces différents facteurs plutôt que l’un d’eux pris isolément qui a joué un rôle déterminant dans l’issue du litige. On peut donc dire que la Cour aborde ce type d’affaires en tenant éminemment compte du contexte.
γ) Négation de l’Holocauste et autres propos sur les crimes nazis
209. L’ancienne Commission avait été saisie sous l’angle de l’article 10 d’un certain nombre de requêtes portant sur la négation de l’Holocauste et sur d’autres propos concernant les crimes nazis, qu’elle avait toutes déclarées irrecevables (X. c. République fédérale d’Allemagne, no 9235/81, décision de la Commission du 16 juillet 1982, Décisions et rapports (DR) 29, p. 194, T. c. Belgique, no 9777/82, décision de la Commission du 14 juillet 1983, DR 34, p. 158, H., W., P. et K. c. Autriche, no 12774/87, décision de la Commission du 12 octobre 1989, DR 62, p. 216, Ochensberger c. Autriche, no 21318/93, décision de la Commission du 2 septembre 1994, non publiée au Recueil, Walendy c. Allemagne, no 21128/92, décision de la Commission du 11 janvier 1995, DR 80-B, p. 94, Remer c. Allemagne, no 25096/94, décision de la Commission du 6 septembre 1995, DR 82-B, p. 117, Honsik c. Autriche, no 25062/94, décision de la Commission du 18 octobre 1995, DR 83-B, p. 77, Nationaldemokratische Partei Deutschlands Bezirksverband München-Oberbayern c. Allemagne, no 25992/94, décision de la Commission du 29 novembre 1995, DR 84-B, p. 149, Rebhandl c. Autriche, no 24398/94, décision de la Commission du 16 janvier 1996, non publiée au Recueil, Marais c. France, no 31159/96, décision de la Commission du 24 juin 1996, DR 86-A, p. 184, D.I. c. Allemagne, no 26551/95, décision de la Commission du 26 juin 1996, non publiée au Recueil, et Nachtmann c. Autriche, no 36773/97, décision de la Commission du 9 septembre 1998, non publiée au Recueil). Dans ces affaires, il s’agissait de propos dont les auteurs – presque toujours des personnes qui défendaient des opinions comparables à celles des nazis ou étaient liées à des mouvements inspirés par le nazisme – jetaient le doute sur la réalité des persécutions et de l’extermination dont furent victimes des millions de juifs sous le régime nazi, affirmaient que l’Holocauste était un « mensonge inacceptable » et une « escroquerie sioniste » montée de toutes pièces à des fins de manipulation politique, niaient ou justifiaient l’existence des camps de concentration, ou prétendaient soit que les chambres à gaz n’avaient jamais existé soit que le nombre de personnes qui y avaient été tuées était très exagéré et techniquement irréaliste. Se référant souvent aux antécédents historiques des États concernés, la Commission avait assimilé ces propos à des attaques contre la communauté juive intrinsèquement liées à l’idéologie nazie, antithèse de la démocratie et des droits de l’homme. Elle y avait vu une incitation à la haine raciale, à l’antisémitisme et à la xénophobie, concluant de ce fait que les condamnations pénales prononcées contre leurs auteurs étaient « nécessaires dans une société démocratique ». Dans certaines de ces affaires, elle s’était appuyée sur l’article 17 pour interpréter l’article 10 § 2 de la Convention et conforter sa conclusion confirmant la nécessité de l’ingérence.
210. Postérieurement au 1er novembre 1998, la Cour a elle aussi été saisie de plusieurs requêtes de ce type, qu’elle a de la même manière déclarées irrecevables (Witzsch c. Allemagne (no 1) (déc.), no 41448/98, 20 avril 1999, Schimanek c. Autriche (déc.), no 32307/96, 1er février 2000, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003-IX, Witzsch c. Allemagne (no 2) (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005, et Gollnisch c. France (déc.), no 48135/08, 7 juin 2011). Ces affaires concernaient aussi des propos dont les auteurs niaient de différentes façons l’existence des chambres à gaz, qualifiaient celles-ci d’« imposture » et l’Holocauste de « mythe », appelaient leur évocation le « business de la Shoah », des « mystifications à des fins politiques » ou de la « propagande », ou contestaient le nombre de personnes tuées et disaient de manière ambiguë que les chambres à gaz étaient une question qui relevait des historiens. Dans l’une de ces affaires, les propos s’étaient limités à affirmer qu’il était faux de dire qu’Hitler et le NSDAP avaient planifié, initié et organisé le massacre de juifs (Witzsch (no 2), décision précitée).
211. Dans trois de ces affaires, la Cour, dans un raisonnement similaire à celui de l’ancienne Commission, a jugé « nécessaires dans une société démocratique » les ingérences dans le droit des requérants à la liberté d’expression (Schimanek, Witzsch (no 1), et Gollnisch, décisions précitées).
212. Cependant, dans les deux autres affaires, elle s’est appuyée sur l’article 17 pour juger incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention les griefs de violation de l’article 10. Dans sa décision précitée Garaudy, elle a conclu que, en mettant en cause la réalité, l’ampleur et la gravité de l’Holocauste, qui ne faisaient pas l’objet de débats entre historiens mais étaient au contraire clairement établis, M. Garaudy avait cherché à réhabiliter le régime nazi et à accuser les victimes de falsification de l’histoire. De tels actes étaient selon elle incompatibles avec la démocratie et les droits de l’homme et s’analysaient en un détournement du droit à la liberté d’expression à des fins contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention. Dans sa décision précitée Witzsch (no 2), elle a estimé, avec les tribunaux allemands, que les propos de M. Witzsch témoignaient de son mépris à l’égard des victimes de l’Holocauste.
δ) Débats d’ordre historique
213. La Cour a été saisie d’un certain nombre d’affaires portant sur des débats d’ordre historique.
214. Dans beaucoup d’entre elles, elle a dit expressément qu’il ne lui revenait pas d’arbitrer de tels débats (Chauvy et autres, précité, § 69, Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 57, CEDH 2006-X, Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, § 87, 22 avril 2010, et Giniewski c. France, no 64016/00, § 51 in fine, CEDH 2006-I).
215. Pour statuer sur la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression des auteurs, ou parfois des éditeurs, de propos se rapportant à des questions historiques, la Cour a tenu compte de plusieurs facteurs.
216. L’un de ces facteurs est la manière dont les propos dénoncés étaient libellés et pouvaient être interprétés. On peut citer à titre d’exemples les arrêts Lehideux et Isorni c. France (23 septembre 1998, § 53, Recueil 1998‑VII), où les propos en cause ne pouvaient être interprétés comme une justification de politiques pronazies ; Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie (nos 29221/95 et 29225/95, §§ 102 et 106, CEDH 2001-IX), où on pouvait considérer que les propos, même s’il s’agissait de « virulentes déclarations antibulgares », comprenaient un élément d’exagération ne cherchant qu’à attirer l’attention ; Radio France et autres (précité, § 38), où les propos en cause, qui renfermaient de graves allégations diffamatoires, se distinguaient par leur ton catégorique, et Orban et autres c. France (no 20985/05, §§ 46, 49 et 51, 15 janvier 2009), où les propos étaient non pas une justification de la torture ni une glorification des bourreaux mais le simple témoignage d’une personne qui avait directement participé à la guerre d’Algérie.
217. L’intérêt ou droit particulier touché par les propos est un autre de ces facteurs. Ainsi, dans l’affaire précitée Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden (§ 106), il s’agissait des symboles nationaux des Bulgares. Dans les affaires précitées Radio France et autres (§§ 31 et 34‑39) et Chauvy et autres (§§ 52 et 69), il s’agissait de la réputation de personnes vivantes, heurtée par de graves accusations de méfaits contenues dans les propos. Dans l’affaire précitée Monnat (§ 60), les propos étaient dirigés non pas contre la réputation ou le droit à la protection de la personnalité des individus qui les dénonçaient ni contre le peuple suisse mais contre les dirigeants du pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans l’affaire Association de citoyens Radko et Paunkovski c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine (no 74651/01, §§ 69 et 74, CEDH 2009 (extraits)), les propos avaient lésé tous les Macédoniens dans leur identité nationale et ethnique. Dans l’affaire précitée Orban et autres (§ 52), les propos étaient susceptibles de raviver les souvenirs douloureux de victimes de la torture.
218. Les répercussions des propos sont un autre facteur, lié au précédent. Par exemple, dans l’affaire précitée Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden (§§ 102-103 et 110), la Cour a tenu compte de ce que le groupe auteur des propos n’avait pas véritablement d’influence, même localement, et de ce que ses rassemblements ne risquaient pas de devenir une tribune pour la propagation de la violence ou de l’intolérance. Elle a tenu le même raisonnement dans l’affaire connexe Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 59489/00, § 61, 20 octobre 2005). En revanche, dans l’arrêt Radio France et autres (précité, §§ 35 et 39), elle a relevé que les propos en cause, qui renfermaient de graves allégations diffamatoires contre une personne vivante, avaient été diffusés à soixante-deux reprises par la radio nationale.
219. Enfin, la Cour a pris en considération le laps de temps écoulé depuis les événements historiques auxquels les propos se réfèrent : quarante ans dans l’affaire précitée Lehideux et Isorni (§ 55), cinquante ans dans l’affaire précitée Monnat (§ 64), et de nouveau quarante ans dans l’affaire précitée Orban et autres (§ 52).
220. Il ressort donc des affaires ci-dessus que, comme dans le cas des « discours de haine », l’appréciation par la Cour de la nécessité d’ingérences dans l’expression de propos concernant des événements historiques s’opère aussi dans une large mesure au cas par cas et est fonction des effets combinés de la nature et des répercussions potentielles des propos ainsi que du contexte dans lequel ils ont été tenus.
ε) Affaires dirigées contre la Turquie concernant des propos relatifs aux événements survenus en 1915 et les années suivantes
221. Dans l’affaire Güçlü c. Turquie (no 27690/03, 10 février 2009), le requérant, juriste et homme politique, déclara au cours d’une conférence de presse que, à ses yeux, les événements survenus en 1915 et les années suivantes s’analysaient en un génocide et que la Turquie devait regarder cela en face et engager un débat ouvert à ce sujet. Il fut ultérieurement reconnu coupable de violation d’une disposition légale interdisant la propagande contre l’intégrité territoriale de la Turquie et condamné à un an d’emprisonnement pour cette déclaration ainsi que pour d’autres propos qu’il avait tenus lors de la même conférence de presse sur la question kurde. Il avait purgé un peu plus de trois mois de sa peine lorsque ladite disposition fut abrogée, à la suite de quoi sa condamnation fut annulée et il fut libéré. La Cour a jugé que la déclaration de M. Güçlü s’inscrivait manifestement dans un débat sur une question d’intérêt public. Elle a ajouté que l’expression d’une telle opinion, même si elle n’était pas conforme à celle des autorités publiques et était susceptible d’offenser ou de choquer autrui, appelait la protection de l’article 10 de la Convention, et qu’un débat était par définition fait de l’expression de points de vue divergents. Elle a également noté que, en tenant ces propos, M. Güçlü avait cherché à susciter un débat sur des questions historiques et politiques. Au vu de ces éléments et de la gravité de la peine, elle a conclu à la violation de l’article 10 (ibid., §§ 33-42).
222. Dans l’affaire Dink c. Turquie (nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, 14 septembre 2010), le requérant, un écrivain et journaliste turc d’origine arménienne renommé qui fut ultérieurement assassiné, fut reconnu coupable de dénigrement de la « turcité » (Türklük), délit réprimé par l’article 159 du code pénal turc tel qu’alors en vigueur (remplacé par l’article 301 du code pénal turc de 2005). Appréciant cette condamnation sur le terrain de l’article 10 de la Convention, la Cour a relevé que l’examen des articles dans lesquels M. Dink avait utilisé l’expression contestée faisait clairement apparaître que ce qu’il qualifiait de « poison » était la « perception du Turc » chez les Arméniens ainsi que le caractère « obsessionnel » de la démarche de la diaspora arménienne tendant à la reconnaissance que les événements survenus en 1915 et les années suivantes étaient un génocide. M. Dink avait en effet soutenu que cette obsession, qui signifiait que les Arméniens se voyaient toujours comme des « victimes », envenimait la vie des membres de la diaspora arménienne et les empêchait de construire leur identité sur des bases saines. Ces affirmations, selon la Cour, n’était pas assimilables à un discours de haine (ibid., § 128).
223. La Cour a aussi tenu compte de ce que, acteur de la vie politique turque, M. Dink s’était exprimé en sa qualité de journaliste et rédacteur en chef d’un journal turco-arménien traitant de questions touchant la minorité arménienne. Elle a estimé que, en exprimant son ressentiment face à des attitudes qu’il considérait comme une négation des événements survenus en 1915 et les années suivantes, il n’avait fait que diffuser ses opinions sur une question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique. Elle a jugé primordial que, dans une telle société, le débat relatif à des faits historiques d’une particulière gravité pût se dérouler librement. Elle a précisé que la recherche de la vérité historique faisait partie intégrante de la liberté d’expression et qu’il ne lui revenait pas d’arbitrer une question historique de fond s’inscrivant dans un débat public toujours en cours. Elle a ajouté que les articles rédigés par M. Dink n’avaient aucun caractère gratuitement offensant ni injurieux et qu’ils n’incitaient ni à l’irrespect ni à la haine (ibid., § 135). Elle a donc conclu à l’absence de besoin social impérieux de le condamner pour dénigrement de la « turcité ».
224. Dans l’affaire Cox[1] précitée, une ressortissante des États-Unis qui avait enseigné dans deux universités turques au cours des années 1980 fut expulsée de Turquie en 1986 et frappée d’interdiction du territoire pour avoir déclaré devant des étudiants et des collègues que « les Turcs avaient assimilé les Kurdes » et « déporté et massacré les Arméniens ». Elle fit l’objet de deux autres mesures d’expulsion. En 1996, elle demanda en justice la levée de son interdiction de territoire, mais en vain. La Cour a noté en particulier que les propos tenus par Mme Cox concernaient les questions kurde et arménienne, qui faisaient encore l’objet de « vifs débats, non seulement en Turquie mais aussi dans la sphère internationale, où toutes les parties prenantes expriment leurs avis et avis contraires ». Elle a reconnu que « des opinions exprimées sur ces questions par un camp pouvaient parfois heurter l’autre camp » mais a souligné qu’« une société démocratique exigeait de faire preuve de tolérance et d’ouverture d’esprit devant des propos controversés » (ibid., §§ 41-42). Elle a conclu que l’interdiction du territoire turc dont était frappée Mme Cox visait à entraver l’exercice de sa liberté d’expression et à réprimer la diffusion d’idées, et que l’ingérence dans son droit à la liberté d’expression n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » (ibid., §§ 44-45).
225. Dans l’affaire Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, 25 octobre 2011), le requérant, un professeur d’histoire qui avait beaucoup publié sur les événements survenus en 1915 et les années suivantes et avait été l’objet de plusieurs enquêtes pénales – toutes classées sans suite – à propos d’articles de presse dans lesquels il critiquait les procédures pénales ouvertes contre Hrant Dink (paragraphe 222 ci-dessus), s’était insurgé contre l’existence de l’article 301 du code pénal turc, qui selon lui l’exposait à tout moment à des poursuites pour ses travaux universitaires sur la question arménienne. Se fondant sur les enquêtes pénales dirigées contre M. Akçam, sur la position adoptée par les juridictions turques concernant la question arménienne lorsqu’elles avaient appliqué cette disposition, ainsi que sur la campagne publique orchestrée contre M. Akçam en rapport avec les enquêtes, la Cour a jugé qu’il existait un risque réel que ce dernier fût poursuivi pour des opinions « défavorables » en la matière (ibid., §§ 62-82). Elle a ajouté que le libellé de cet article, tel qu’interprété par les autorités turques, était trop général et vague, malgré les garanties mises en place par le législateur. Elle a estimé que le nombre d’enquêtes et de poursuites ouvertes sur le fondement de ce texte montrait que n’importe quelle opinion jugée offensante, choquante ou inquiétante pouvait aisément être ciblée (ibid., §§ 89-94). Elle en a conclu que cet article n’avait pas satisfait à l’exigence de prévisibilité.
iii. Application en l’espèce des principes et de la jurisprudence susmentionnés
226. En l’espèce, la Cour n’a pas à dire si la criminalisation de la négation de génocides ou d’autres faits historiques peut en principe se justifier. À l’inverse des juridictions constitutionnelles en France et en Espagne, qui avaient le pouvoir – voire l’obligation – d’examiner dans l’abstrait les dispositions législatives en la matière (paragraphes 95 et 97 ci‑dessus), la Cour, dans une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle, est tenue par les faits de la cause (T. c. Belgique, décision de la Commission précitée, p. 169). Elle se bornera à rechercher si, oui ou non, l’application de l’article 261bis, al. 4, du code pénal dans le cas du requérant était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni, no 31045/10, § 98, CEDH 2014).
227. Pour répondre à cette question, il faut savoir s’il était nécessaire de protéger les « droits d’autrui » en question au moyen de mesures de nature pénale. Ainsi qu’il a été noté au paragraphe 156 ci-dessus, le droit ici en cause est celui des Arméniens au respect de leur dignité et de celle de leurs ancêtres, y compris au respect de leur identité bâtie autour de l’idée que leur communauté a été victime d’un génocide. À la lumière de sa jurisprudence jugeant applicable l’article 8 de la Convention, dans son volet relatif à la « vie privée », tant à l’identité ethnique qu’à la réputation d’ancêtres (paragraphes 200-203 ci-dessus), la Cour convient que le droit en cause était protégé par cet article.
228. La Cour est donc appelée à ménager un équilibre entre deux droits conventionnels : le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention et le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8. Elle tiendra donc compte des principes exposés dans sa jurisprudence concernant cette mise en balance (paragraphe 198 ci-dessus). La question essentielle à trancher est celle du poids relatif à attribuer, au vu des circonstances particulières de l’espèce, à chacun de ces deux droits, lesquels appellent en principe un égal respect. À cette fin, la Cour devra apprécier l’importance comparée des deux droits en jeu dans leurs aspects concrets, la nécessité de restreindre, ou de protéger, chacun d’eux, et la proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Ce faisant, elle s’attachera à la nature des propos du requérant, au contexte de l’ingérence dont ils ont fait l’objet, à la mesure dans laquelle ils ont heurté les droits des Arméniens, à l’existence ou non d’un consensus parmi les Hautes Parties contractantes quant à la nécessité de recourir à des sanctions pénales à l’égard de propos de cette nature, à l’existence éventuelle de règles de droit international en la matière, au raisonnement suivi par les juridictions suisses pour justifier la condamnation du requérant et, enfin, à la gravité de l’ingérence.
α) La nature des propos du requérant
229. Pour évaluer le poids de l’intérêt que représentait pour le requérant l’exercice de son droit à la liberté d’expression, la Cour doit tout d’abord examiner la nature de ses propos. Ce faisant, elle ne cherchera pas à établir si ceux-ci pouvaient à bon droit être qualifiés de négation ou de justification d’un génocide aux fins de l’article 261bis, al. 4, du code pénal ni s’ils ont été tenus « en raison » d’une quelconque « appartenance raciale, ethnique ou religieuse » au sens de cet article. Ce sont là des points d’interprétation et d’application du droit suisse qu’il revenait au juge suisse de trancher (voir, parmi de nombreux autres, Lehideux et Isorni, précité, § 50). La question qui se pose est plutôt celle de savoir si ces propos relevaient d’une catégorie appelant une protection renforcée ou réduite sur le terrain de l’article 10 de la Convention, ce dont il appartient à la Cour de juger en dernier ressort en tenant compte des conclusions des juridictions suisses à cet égard (paragraphe 196 iii. ci-dessus).
230. Selon la jurisprudence de la Cour, en principe, les propos se rapportant à des questions d’intérêt public appellent une forte protection, au contraire de ceux défendant ou justifiant la violence, la haine, la xénophobie ou d’autres formes d’intolérance, qui ne sont normalement pas protégés (voir les affaires citées aux paragraphes 197 et 204-207 ci-dessus). Les propos concernant des questions d’ordre historique, qu’ils soient tenus au cours de rassemblements publics ou dans les médias, par exemple dans un livre, un journal ou lors d’une émission de télévision ou de radio, sont en principe réputés toucher à des questions d’intérêt public (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, §§ 79, 85 et 97 (rassemblements) ; Chauvy et autres, §§ 68 et 71, et Orban et autres, § 45 (édition) ; Lehideux et Isorni, §§ 10-11 (presse) ; Radio France et autres, §§ 34-35 (émission de radio), et Monnat, § 56 (émission télévisée), tous précités).
231. La chambre a jugé que les propos du requérant étaient d’ordre historique, juridique et politique. Le gouvernement suisse et certains des tiers intervenants ne partagent pas ce point de vue, principalement parce que le requérant n’a selon eux pas suivi une méthode scientifique et impartiale, animée par l’ouverture d’esprit propre à un débat historique digne de ce nom. La Grande Chambre ne saurait souscrire à leur thèse. Si les propos du requérant se rapportaient bien à des questions d’ordre historique et juridique, le contexte dans lequel ils ont été tenus – des événements publics au cours desquels il s’est adressé à un auditoire acquis à ses convictions – montre qu’il avait pris la parole en tant qu’homme politique et non en tant qu’historien ou juriste. Il a pris part à une polémique ancienne dont la Cour a déjà reconnu, dans plusieurs affaires dirigées contre la Turquie, qu’elle touchait à une question d’intérêt public (paragraphes 221 et 223 ci-dessus) et qu’elle avait suscité de « vifs débats, non seulement en Turquie mais aussi dans la sphère internationale » (paragraphe 224 ci-dessus). D’ailleurs, la question avait été débattue au sein du parlement suisse en 2002-2003, peu avant les propos en cause (paragraphes 48 à 50 ci-dessus). Ce n’est pas parce qu’elle ne faisait pas partie des principaux sujets de politique intérieure en Suisse que cela lui ôte son caractère d’intérêt public, pas plus que ne le fait la force des termes employés par le requérant (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 125 in fine, 23 avril 2015). Le discours politique, par nature, est source de polémiques et souvent virulent (voir, à titre de comparaison, Erbakan c. Turquie, no 59405/00, § 59, 6 juillet 2006, Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, §§ 8 et 60, 1er février 2011, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, §§ 10 et 53-54, CEDH 2011). Il n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf bien sûr s’il franchit une limite et dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance, point sur lequel la Cour va à présent se pencher.
232. Les tribunaux suisses ont jugé que le requérant était mû par un mobile raciste parce qu’il soutenait que les Arméniens étaient les agresseurs des Turcs et qu’il se réclamait de Talaat Pacha, ministre ottoman de l’Intérieur à l’époque des événements survenus en 1915 et les années suivantes, mais aussi du simple fait qu’il refusait, avec obstination il est vrai, de voir dans ces événements un génocide (paragraphes 22, 24 et 26 ci‑dessus). La chambre a marqué son désaccord avec cette conclusion, relevant que le requérant n’avait pas été poursuivi pour incitation à la haine, constitutive d’une infraction distincte en droit suisse, ni fait preuve de mépris à l’égard des victimes (paragraphes 51-53 et 119 de l’arrêt de la chambre).
233. Si elle est tout à fait consciente que la communauté arménienne est éminemment sensible à la question sur laquelle le requérant s’est exprimé, la Cour, compte tenu de la portée générale des propos en question, ne voit pas en eux une forme d’incitation à la haine ou à l’intolérance. Le requérant n’a pas fait preuve de mépris ou de haine à l’égard des victimes des événements survenus en 1915 et les années suivantes, ayant fait observer que Turcs et Arméniens avaient vécu en paix pendant des siècles et soutenu – thèse dont la véracité est sans pertinence dans le présent contexte – que les uns et les autres avaient été victimes de machinations « impérialistes ». Il n’a pas traité les Arméniens de menteurs, usé de termes injurieux à leur égard ni cherché à les caricaturer (voir, a contrario, les affaires précitées Seurot ; Soulas et autres, § 40 ; Balsytė-Lideikienė, § 79 ; Féret, §§ 12-16 et 69-71, et Le Pen). Ses allégations formulées avec virulence étaient dirigées contre les « impérialistes » et les desseins sournois que ceux-ci auraient nourris au sujet de l’Empire ottoman et de la Turquie (comparer, mutatis mutandis, avec les arrêts Giniewski, précité, §§ 45-49, où la Cour, s’écartant des conclusions des juridictions nationales, a dit que, en condamnant une encyclique papale et donc la position du Pape, un journaliste n’avait pas cherché à critiquer la chrétienté dans son ensemble, et Klein c. Slovaquie, no 72208/01, § 51, 31 octobre 2006, où la Cour, s’écartant là aussi des conclusions des juridictions nationales, a jugé que les propos particulièrement calomnieux formulés par un journaliste à l’encontre d’un archevêque catholique en Slovaquie ne pouvaient passer pour avoir dénigré les fidèles de la religion catholique dans ce pays).
234. La question qui se pose ensuite est celle de savoir si les propos en cause pouvaient néanmoins être regardés comme une forme d’incitation à la haine ou à l’intolérance à l’encontre des Arméniens compte tenu de la situation du requérant et du contexte plus général dans lequel ils ont été tenus. Dans les affaires portées devant l’ancienne Commission et devant la Cour concernant des propos relatifs à l’Holocauste, pour des raisons tenant à l’histoire et au contexte, ces propos ont invariablement été présumés pouvoir l’être (paragraphes 209 et 211 ci-dessus). La Cour n’estime cependant pas qu’il puisse en aller de même dans le cas d’espèce, où le requérant s’est exprimé en Suisse au sujet d’événements survenus sur le territoire de l’Empire ottoman quelque quatre-vingt-dix ans auparavant. Si l’on ne peut pas exclure que des propos se rapportant à ces événements puissent de même avoir des visées racistes et antidémocratiques et poursuivre celles-ci par allusions plutôt qu’ouvertement, le contexte ne le fait pas présumer automatiquement, et il n’y a pas suffisamment d’éléments pour prouver l’existence de telles visées en l’espèce. Le seul élément qui pourrait tendre à l’établir est que le requérant se réclamait de Talaat Pacha. Or les tribunaux suisses ne se sont pas étendus sur ce point et rien ne prouve que son adhésion au soi-disant comité Talaat Pacha fût motivée par une volonté de vilipender les Arméniens et d’attiser la haine à leur égard plutôt que par un désir de contester l’idée que les événements survenus en 1915 et les années suivantes sont constitutifs d’un génocide (voir, mutatis mutandis, Lehideux et Isorni, précité, § 53).
235. Pour démontrer le contraire, le tiers intervenant constitué de l’Association turque des droits de l’homme, du centre « Vérité Justice Mémoire » et de l’Institut international pour l’étude du génocide et des droits de l’homme se réfère à des pièces tirées du procès dit d’« Ergenekon » (paragraphes 186 et 187 ci-dessus). Or au lieu d’en produire les originaux ou la traduction intégrale, il en a cité un choix d’extraits. Surtout, ce procès est toujours pendant devant la Cour de cassation turque (paragraphe 27 ci-dessus), et il a fait l’objet d’un certain nombre de griefs concernant son équité, rejetés car prématurés pour litispendance (Özkan c. Turquie (déc.), no 15869/09, 13 décembre 2011, Göktaş c. Turquie (déc.), no 59374/10, 13 décembre 2011, Kireçtepe et autres c. Turquie (déc.), no 59194/10, 7 février 2012, Güder c. Turquie (déc.), no 24695/09, §§ 64-65, 30 avril 2013, Karabulut c. Turquie (déc.), no 32197/09, §§ 64-65, 17 septembre 2013, Tekin, décision précitée, §§ 64‑65, et Yıldırım, décision précitée, §§ 43-44). Ces pièces ne peuvent donc être prises en considération en l’espèce.
236. Nulle visée anti-arménienne chez le requérant ne peut non plus se déduire des deux articles de presse auxquels ce tiers intervenant se réfère (paragraphe 187 ci-dessus). Le premier, tiré du quotidien Vatan, disait qu’après l’assassinat en 2007 de Hrant Dink, le requérant, condamnant ce méfait, avait invité le patriarche arménien d’Istanbul à reconnaître qu’il s’agissait du résultat d’un complot sournois ourdi par les États-Unis. Le second, tiré du quotidien Milliyet, concernait des menaces anonymes adressées à des écoles arméniennes à Istanbul et ne faisait nulle part mention du requérant (paragraphe 28 ci-dessus).
237. Plus généralement, le gouvernement suisse et certains des tiers intervenants cherchent à dépeindre le requérant comme un extrémiste coutumier d’exercer son droit à la liberté d’expression de manière irresponsable et dangereuse. Voilà qui, aux yeux de la Cour, n’est pas conciliable avec le fait que, dans deux affaires dirigées par lui contre la Turquie, elle a rendu des arrêts concluant à la violation à raison d’ingérences dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Le premier de ces arrêts, rendu dans une affaire introduite en 1992, est Parti socialiste et autres c. Turquie (25 mai 1998, Recueil 1998-III). La Cour y a conclu à la violation de l’article 11 de la Convention à raison de la dissolution d’un parti politique dont le requérant était président. Elle a jugé que les déclarations de ce dernier qui avaient provoqué la dissolution renfermaient des appels à la population d’origine kurde pour l’inviter à se regrouper et à faire valoir certaines revendications politiques, mais sans la moindre incitation à l’usage de la violence, à la rébellion ou à d’autres façons de bafouer les règles de la démocratie. Selon elle, ces motifs ne justifiaient donc pas la dissolution. Le second arrêt, rendu dans une affaire introduite en 1999, est Perinçek c. Turquie (no 46669/99, 21 juin 2005). La Cour y a conclu que la condamnation pénale du requérant en Turquie pour des propos similaires non assimilables à des discours de haine n’était pas nécessaire dans une société démocratique et avait donc emporté violation de l’article 10 de la Convention.
238. Que les discours du requérant aient visé les Arméniens en tant que groupe ne permet pas en soi d’en déduire qu’ils avaient des visées racistes puisque, vu la définition donnée au terme « génocide » en droit international (paragraphes 52 et 54 ci-dessus), tout propos se rapportant à l’opportunité de qualifier ainsi un fait historique vise forcément un groupe national, ethnique, racial ou religieux particulier.
239. Pour la Cour, les propos du requérant, appréciés comme un tout ainsi que dans leur contexte immédiat et plus général, ne peuvent pas être assimilés à des appels à la haine, à la violence ou à l’intolérance envers les Arméniens. Certes, ils étaient virulents et leur auteur était intransigeant mais il faut reconnaître qu’ils comportaient apparemment un élément d’exagération car ils cherchaient à attirer l’attention (voir, mutatis mutandis, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 102, où il était question de « virulentes déclarations antibulgares » faites par des membres et des partisans d’une association au cours de rassemblements organisés par celle-ci).
240. La chambre a jugé que le requérant avait été poursuivi et condamné non pas pour avoir tenté de justifier un génocide mais seulement pour en avoir nié un. Récusant ce constat, le gouvernement suisse souligne que, au considérant 7 de son arrêt, le Tribunal fédéral a relevé que les massacres et déportations massives d’Arméniens en 1915 et les années suivantes constituaient des crimes contre l’humanité dont la justification tombait elle aussi sous le coup de l’article 261bis, al. 4, du code pénal. La Cour fait observer que, comme elle l’a confirmé dans son arrêt Varela Geis c. Espagne (no 61005/09, §§ 45-53, 5 mars 2013) – qui, au reste, concernait l’affaire à l’origine de l’arrêt du Tribunal constitutionnel espagnol cité au paragraphe 96 ci-dessus –, ces deux chefs d’inculpation peuvent être très différents. Cependant, ainsi qu’il a déjà été noté, la question essentielle en l’espèce est non pas celle de la qualification juridique donnée par les tribunaux suisses aux propos du requérant mais celle de savoir si ceux-ci, interprétés comme un tout et dans leur contexte, peuvent s’analyser en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance. La Cour a déjà conclu par la négative. Elle se contentera d’ajouter ici que, comme le Tribunal constitutionnel espagnol l’a dit, la justification d’un génocide ne consiste pas à affirmer qu’un événement particulier ne constitue pas un génocide, mais à formuler des propos exprimant un jugement de valeur sur un génocide en en relativisant la gravité ou en le cautionnant (paragraphe 97 ci‑dessus). Elle ne pense pas que les propos du requérant puissent être interprétés ainsi ni qu’ils puissent passer pour justifier tout autre crime contre l’humanité.
241. Il s’ensuit que les propos du requérant, qui se rapportaient à une question d’intérêt public, appelaient la protection renforcée de l’article 10 de la Convention et que les autorités suisses ne jouissaient que d’une marge d’appréciation limitée pour y apporter une restriction.
β) Le contexte de l’ingérence
Facteurs géographiques et historiques
242. Lorsqu’elle est appelée à statuer sur l’existence ou non d’un besoin social impérieux de recourir à une ingérence dans l’exercice de droits garantis par la Convention, la Cour est toujours sensible au contexte historique dans la Haute Partie contractante en question. Ainsi, dans l’arrêt Vogt (précité, §§ 51 et 59), elle a pris en considération « l’expérience de l’Allemagne sous la République de Weimar et durant l’amère période qui a suivi l’effondrement de ce régime jusqu’à l’adoption de la Loi fondamentale en 1949 » et la volonté consécutive d’« éviter la répétition de ces expériences en fondant son nouvel État sur l’idée de « démocratie apte à se défendre » ». Dans bon nombre d’autres affaires aussi, l’expérience historique de l’État en cause est un élément qui a pesé lourd dans l’appréciation de l’existence d’un tel besoin (Rekvényi, précité, §§ 41 et 47, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, §§ 124-125, Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 116, CEDH 2005-VI, Leyla Şahin, précité, § 115, Ždanoka, précité, §§ 119-121, Fáber, précité, § 58, et Vona, précité, § 66).
243. Cela est particulièrement pertinent s’agissant de l’Holocauste. Pour la Cour, en criminaliser la négation ne se justifie pas tant parce qu’il constitue un fait historique clairement établi que parce que, au vu du contexte historique dans les États en question – les affaires examinées par l’ancienne Commission et par la Cour concernaient jusqu’à présent l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique et la France (paragraphes 209 et 210 ci-dessus, et comparer avec Varela Geis, précité, § 59, où la Cour n’a pas examiné le grief sur le terrain de l’article 10 de la Convention) –, sa négation, même habillée en recherche historique impartiale, traduit invariablement une idéologie antidémocratique et antisémite. La négation de l’Holocauste est donc dangereuse à double titre, surtout dans les États qui ont connu les horreurs nazies et dont on peut estimer qu’ils ont une responsabilité morale particulière : se distancer des atrocités de masse commises par eux ou avec leur complicité, notamment en en prohibant la négation.
244. En revanche, nul ne soutient qu’il existe un lien direct entre la Suisse et les événements survenus en 1915 et les années suivantes dans l’Empire ottoman. Le seul lien direct pourrait découler de la présence d’une communauté arménienne sur le sol suisse, mais il est ténu. C’est ce que confirment les observations du gouvernement suisse, d’où il ressort clairement que la polémique déclenchée par le requérant était extérieure à la vie politique suisse, ainsi que, dans une certaine mesure, le jugement du tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne qui, en prononçant un sursis partiel, a relevé que l’accusé était étranger et retournerait dans son pays (paragraphe 22 ci‑dessus). De plus, rien ne prouve qu’à l’époque où le requérant a tenu ses propos le climat en Suisse était tendu et risquait de générer de graves frictions entre les Turcs et les Arméniens qui y vivaient (voir, a contrario, Zana, §§ 57-60, et Sürek (no 1), § 62, précités, qui concernaient les tensions régnant dans le sud-est de la Turquie dans les années 1980 et 1990, ainsi que Falakaoğlu et Saygılı, § 33, et Saygılı et Falakaoğlu (no 2), § 28 in fine, précités, qui concernaient la publication de déclarations virulentes formulées à l’époque où des affrontements opposaient les forces de sécurité et les détenus dans plusieurs prisons en Turquie, et qui se soldèrent par des morts et des blessés d’un côté comme de l’autre). D’ailleurs, la précédente affaire où des poursuites pénales ont été engagées sur la base de l’article 261bis, al. 4, du code pénal pour des propos de cette nature montre que le grave désaccord entre la communauté arménienne et la communauté turque en Suisse quant à la qualification juridique à donner aux événements survenus en 1915 et les années suivantes n’a pas eu d’autres conséquences qu’un procès (paragraphes 41 à 46 ci‑dessus). Une absence de poursuites contre le requérant n’aurait pas non plus, de manière réaliste, pu être perçue comme une forme de légitimation de ses vues par les autorités suisses (comparer, mutatis mutandis, avec Vona, précité, § 71).
245. La question qui se pose alors est celle de savoir si la condamnation pénale du requérant en Suisse peut se justifier par la situation en Turquie, où la minorité arménienne est présentée comme en proie à l’hostilité et à la discrimination (paragraphes 186 et 188 ci-dessus). La Cour estime qu’il faut y répondre par la négative. Lorsqu’ils ont jugé le requérant coupable, les tribunaux suisses n’ont pas évoqué le contexte turc. Le gouvernement suisse ne l’a pas fait non plus dans ses observations. Au contraire, sa tentative de justification de l’ingérence par l’invocation de l’article 16 de la Convention montre qu’il s’attachait principalement au contexte politique national.
246. Il est vrai qu’aujourd’hui, surtout avec les moyens de communication électroniques, aucun message ne peut être considéré comme purement local. Il est également louable, et conforme à l’esprit de la protection universelle des droits de l’homme, que la Suisse cherche à défendre les droits des victimes d’atrocités de masse quel que soit l’endroit où celles-ci ont été perpétrées. Cependant, la notion plus large de proportionnalité inhérente à l’expression « nécessaire dans une société démocratique » exige qu’il y ait un lien rationnel entre les mesures prises par les autorités et le but poursuivi par ces mesures ; autrement dit, il faut que les mesures aient été raisonnablement à même de produire le résultat voulu (voir, mutatis mutandis, Weber c. Suisse, 22 mai 1990, § 51, série A no 177, et Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 68, série A no 216). On ne peut guère soutenir que l’hostilité qui existerait à l’encontre de la minorité arménienne en Turquie soit le résultat des propos tenus par le requérant en Suisse (voir, mutatis mutandis, Incal, précité, § 58), ni que la condamnation pénale de ce dernier en Suisse ait réellement protégé les droits de cette minorité ou permis à celle-ci de se sentir davantage en sécurité. Rien ne prouve non plus que les propos du requérant aient en eux-mêmes suscité de la haine contre les Arméniens en Turquie ni qu’il ait à d’autres occasions cherché à y attiser une telle haine. Ainsi qu’il a déjà été noté, les deux articles de presse évoqués par le tiers intervenant constitué de l’Association turque des droits de l’homme, du centre « Vérité Justice Mémoire » et de l’Institut international pour l’étude du génocide et des droits de l’homme à l’appui de sa thèse selon laquelle le requérant aurait propagé un discours de haine n’apparaissent tout simplement pas l’étayer. Rappelons aussi que, comme expliqué plus haut, les autres pièces sur lesquelles le tiers intervenant cherche à faire fond, tirées du procès dit d’« Ergenekon », ne peuvent être prises en compte.
247. Si l’hostilité manifestée à l’encontre des Arméniens de Turquie par certains cercles ultranationalistes turcs est indéniable, surtout vu l’assassinat de l’écrivain et journaliste turco-arménien Hrant Dink en janvier 2007 – peut-être motivé par ses opinions concernant les événements survenus en 1915 et les années suivantes (Dink, précité, § 66 in fine) –, on ne peut guère y voir le résultat des propos tenus par le requérant en Suisse.
248. Il n’y a aucune raison de prendre en compte d’autres contextes nationaux, comme celui de la France, contrairement à ce que soutient le CCAF, tiers intervenant. Certes, la France abrite la troisième plus importante communauté de la diaspora arménienne et les événements survenus en 1915 et les années suivantes y sont des questions d’actualité depuis des années (paragraphes 93 et 94 ci-dessus). Cependant, rien ne prouve que les propos du requérant aient eu des répercussions directes dans ce pays ni que les autorités suisses aient eu ce contexte en tête quand elles ont pris des mesures contre lui.
Le facteur temporel
249. Dans son arrêt Lehideux et Isorni (précité, § 55), la Cour a dit que, si des propos polémiques sur des événements historiques douloureux sont toujours propres à ranimer la controverse et à raviver des souffrances dans la population, le recul du temps impliquait qu’il ne convenait pas, une quarantaine d’années après, de leur appliquer la même sévérité que dix ou vingt ans auparavant. La Cour a suivi ce mode de raisonnement dans d’autres affaires aussi (Editions Plon c. France, no 58148/00, § 53, CEDH 2004-IV, Monnat, précité, § 64, Vajnai c. Hongrie, no 33629/06, § 49, CEDH 2008, Orban et autres, précité, § 52, et Smolorz c. Pologne, no 17446/07, § 38, 16 octobre 2012, ainsi que, mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 47, 14 juin 2007).
250. En l’espèce, le décalage dans le temps entre les propos du requérant et les événements tragiques évoqués par lui est beaucoup plus important – environ quatre-vingt-dix ans – et, à l’époque où il a tenu ces propos, il ne restait certainement que très peu de personnes ayant vécu ces événements. Si, dans leurs observations, certains des tiers intervenants soulignent qu’il s’agit toujours d’une question d’actualité pour de nombreux Arméniens, en particulier ceux de la diaspora, le facteur temporel ne saurait être ignoré. Autant un événement relativement récent peut être traumatisant au point de justifier, pendant un certain temps, que l’on contrôle davantage l’expression de propos à son sujet, autant la nécessité d’une telle mesure diminue forcément au fil du temps.
γ) Mesure dans laquelle les propos du requérant ont porté atteinte aux droits des membres de la communauté arménienne
251. Ayant admis que les « droits d’autrui » que visait à protéger l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression sont des droits qui appellent la protection de l’article 8 de la Convention (paragraphe 227 ci-dessus), la Cour doit à présent, aux fins de son exercice de mise en balance, apprécier dans quelle mesure ces propos y ont porté atteinte.
252. La Cour est consciente de l’importance considérable que la communauté arménienne attache à la question de savoir si les événements tragiques survenus en 1915 et les années suivantes doivent être considérés comme un génocide, et de l’extrême sensibilité de cette communauté à tout propos formulé à ce sujet. Elle ne saurait toutefois admettre que les discours du requérant ici en cause aient attenté à la dignité des Arméniens qui ont souffert et péri au cours de ces événements ainsi qu’à la dignité et à l’identité de leurs descendants au point de nécessiter des mesures d’ordre pénal en Suisse. Ainsi qu’il a déjà été noté, les attaques portées par le requérant dans ses propos étaient dirigées non pas contre ces personnes mais contre les « impérialistes », qu’il tenait pour responsables des atrocités. Les parties de ses discours qui pourraient d’une certaine manière passer pour offensantes aux yeux des Arméniens sont celles où il en parle comme des « instruments » des « puissances impérialistes » et les accuse de « s’[être] livr[és] à des massacres de Turcs et de musulmans ». Or, ainsi qu’il ressort de la teneur générale de ses remarques, le requérant n’en tire pas la conclusion que les Arméniens méritaient de subir ces atrocités ou d’être anéantis : ce sont plutôt les « impérialistes » qu’il accuse d’avoir attisé la violence entre Turcs et Arméniens (paragraphes 13 et 16 ci-dessus). Si l’on ajoute à cela le laps de temps écoulé depuis les événements évoqués par lui, la Cour conclut que ses propos ne peuvent passer pour avoir eu les conséquences particulièrement blessantes qu’on voudrait leur prêter (voir, mutatis mutandis, Vajnai, § 57, Orban et autres, § 52, Putistin, § 38, et Jelševar et autres, § 39, précités, ainsi que John Anthony Mizzi c. Malte, no 17320/10, § 39, 22 novembre 2011).
253. La Cour n’est pas non plus convaincue que les propos dans lesquels le requérant refusait aux événements survenus en 1915 et les années suivantes le caractère de génocide, mais sans nier la réalité des massacres et des déportations massives, aient pu avoir de graves conséquences sur l’identité des Arméniens en tant que groupe. Elle a déjà dit, quoique dans un contexte différent, que des propos contestant, fût-ce en termes virulents, la portée d’événements historiques particulièrement sensibles pour un pays et touchant à son identité nationale ne peuvent à eux seuls être réputés heurter gravement les personnes visées (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, §§ 104-107). Elle est parvenue à la même conclusion au sujet de propos contestant l’identité même d’un groupe national (Association de citoyens Radko et Paunkovski, précité, §§ 70-75). La Cour n’exclut pas qu’il puisse exister des circonstances où, vu la spécificité du contexte, des propos se rapportant à des événements historiques traumatisants sont susceptibles d’attenter gravement à la dignité des groupes concernés par ces événements, par exemple s’ils sont particulièrement virulents et diffusés sous une forme impossible à ignorer. Elle note à cet égard que, dans l’affaire Vejdeland et autres (arrêt précité, §§ 8, 56 et 57), où des tracts violemment homophobes avaient été déposés dans les casiers des élèves d’un lycée, elle a attaché – pour conclure à la non-violation de l’article 10 – une importance particulière au fait que ces tracts avaient été imposés à des personnes « impressionnables et sensibles vu leur âge » et n’ayant aucune possibilité de les refuser. On ne saurait toutefois dire qu’il existe en l’espèce des circonstances de ce genre. Les seules affaires où l’ancienne Commission et la Cour ont admis l’existence de telles circonstances sans disposer de preuves spécifiques sont celles se rapportant à la négation de l’Holocauste. Cependant, ainsi qu’il a déjà été relevé, on peut y voir une conséquence du contexte très particulier à l’origine de ces affaires, qui a conduit l’ancienne Commission et la Cour à admettre que la négation de l’Holocauste, même habillée en recherche historique impartiale, doit invariablement passer pour traduire une idéologie antidémocratique et antisémite (paragraphes 234 et 243 ci-dessus), et doit donc, en l’état actuel des choses, être considérée comme particulièrement choquante pour les personnes concernées.
254. Enfin, la Cour relève que le requérant a tenu ses propos lors de trois événements publics. Les répercussions de ces propos étaient donc forcément assez limitées (voir, mutatis mutandis, Fáber, précité, §§ 44-45, et, a contrario, Féret, précité, § 76, où elle a attaché une importance particulière au fait que les propos en cause, des formules stéréotypées vilipendant une partie de la population, figuraient dans des tracts distribués au cours d’une campagne électorale et avaient donc touché tous les habitants du pays).
δ) Sur l’existence ou l’absence d’un consensus parmi les Hautes Parties contractantes
255. Il ressort des éléments de droit comparé dont dispose la Cour que la situation en la matière a évolué ces dernières années de manière variable dans les ordres juridiques des Hautes Parties contractantes. Pour certaines – Espagne et France – l’évolution s’est faite sous l’effet de la jurisprudence constitutionnelle (paragraphes 95 à 97 ci-dessus) et, pour d’autres, sous l’impulsion de la décision-cadre 2008/913/JAI de l’Union européenne (paragraphes 82 à 90 ci-dessus).
256. Les éléments disponibles font donc apparaître tout un éventail d’approches nationales. Certaines Hautes Parties contractantes – par exemple le Danemark, l’Espagne (depuis l’arrêt rendu en 2007 par sa juridiction constitutionnelle), la Finlande, le Royaume-Uni et la Suède – ne criminalisent pas la négation d’événements historiques. D’autres – par exemple l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la France, les Pays-Bas et la Roumanie – criminalisent, par des moyens différents, la seule négation de l’Holocauste et des crimes nazis. Un troisième groupe – au sein duquel figurent la Pologne et la République tchèque – criminalise la négation des crimes nazis et des crimes communistes. Un quatrième groupe – comportant notamment Andorre, Chypre, la Hongrie, la Lettonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, la Slovaquie, la Slovénie et la Suisse – criminalise la négation de tout génocide (paragraphe 99 ci-dessus). Les règles adoptées à l’échelon de l’Union européenne sont de large portée mais prévoient toutefois de ne rendre punissable la négation de génocide que lorsque celle-ci risque d’avoir des répercussions négatives tangibles (paragraphe 85 ci-dessus).
257. Doutant de la pertinence de la perspective comparative, le gouvernement suisse et certains des tiers intervenants mettent en avant les différences dans les contextes nationaux et dans les manières d’apprécier la nécessité de légiférer en la matière. La Cour prend acte de cette diversité. Il apparaît clairement néanmoins que, en criminalisant la négation de tout génocide sans exiger que celle-ci ait été exprimée d’une manière susceptible d’attiser la violence ou la haine, la Suisse se situe à une extrémité de l’éventail comparatif. Dans ces conditions, et vu l’existence en l’espèce d’autres facteurs ayant une incidence notable sur l’étendue de la marge d’appréciation applicable (paragraphes 241-254 ci-dessus et 274-278 ci‑dessous), la situation en droit comparé ne saurait peser d’un grand poids dans la conclusion que la Cour tirera sur cette question.
ε) L’ingérence peut-elle passer pour imposée par les obligations internationales de la Suisse ?
258. La question qui se pose ensuite est celle de savoir si, comme le soutiennent certains des tiers intervenants, l’ingérence était justifiée parce qu’imposée par les obligations internationales de la Suisse (voir, mutatis mutandis, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, §§ 28, 30 et 31 in fine, série A no 298, concernant une ingérence présentée comme requise par l’article 4 de la CEDR, Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, §§ 56, 57 et 60-66, CEDH 2001-XI, Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, §§ 57 et 63-67, CEDH 2010, et Jones et autres c. Royaume-Uni, nos 34356/06 et 40528/06, §§ 189, 196-198 et 201-215, CEDH 2014, concernant un refus d’accès à un tribunal exigé par les règles de droit international en matière d’immunité des États étrangers, et Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, §§ 149-151, CEDH 2005-VI, concernant les obligations découlant pour un État de sa qualité de membre de l’Union européenne). Les principes qui régissent l’examen d’un possible conflit entre les obligations que la Convention fait peser sur une Haute Partie contractante et les autres normes du droit international juridiquement contraignantes pour celle-ci sont exposés en détail dans l’arrêt Nada c. Suisse ([GC], no 10593/08, §§ 168‑172, CEDH 2012) ; point n’est besoin de les répéter ici, si ce n’est pour souligner qu’il faut autant que possible résoudre les éventuelles contradictions apparentes en interprétant les dispositions simultanément applicables de façon à en articuler les effets et à éviter les conflits entre elles.
259. En l’espèce, ayant établi que les propos du requérant ne pouvaient être assimilés à une forme d’incitation à la haine ou à la discrimination, la Cour doit seulement rechercher si la Suisse était tenue, par ses obligations internationales, de criminaliser la négation de génocide en tant que telle. Or elle n’est pas convaincue que tel soit le cas.
260. En particulier, il n’apparaît pas que la Suisse fût tenue d’agir ainsi de par son adhésion à la CEDR. Certes, l’article 261bis du code pénal a été adopté à l’occasion de cette adhésion (voir les paragraphes 33 à 37 ci-dessus et les explications données à ce sujet au considérant 3.2 de l’arrêt du Tribunal fédéral suisse, cité au paragraphe 26 ci-dessus). Cependant, cet article prohibe bien d’autres actes que la négation de génocide et rien n’indique que la deuxième disposition de son paragraphe 4 – celle qui régit la négation de génocide et sur la base de laquelle le requérant a été condamné – ait été spécifiquement requise par la CEDR. Il suffit de noter à cet égard que le tribunal cantonal du canton de Vaud a dit, au paragraphe 2 b) in fine de son jugement, que l’article 261bis, al. 4, allait au-delà des obligations imposées à la Suisse par la CEDR (paragraphe 24 ci-dessus). Le même avis a été exprimé dans le rapport initial de la Suisse au Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale (paragraphe 64 ci-dessus).
261. Une lecture attentive de l’article 4 de la CEDR montre que celui-ci n’impose pas, expressément ou explicitement, la criminalisation de la négation de génocide en tant que telle. Il dispose seulement que les États parties à ce traité s’engagent à déclarer délits punissables par la loi « toute diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale, toute incitation à la discrimination raciale, ainsi que tous actes de violence, ou provocation à de tels actes, dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d’une autre couleur ou d’une autre origine ethnique » et ce – comme l’avait relevé le gouvernement suisse à l’époque où il envisageait l’adhésion de la Suisse à la CEDR (paragraphe 34 ci-dessus) – en « tenant dûment compte (...) des droits expressément énoncés à l’article 5 de la [CEDR] », dont le « [d]roit à la liberté d’opinion et d’expression » (paragraphe 62 ci-dessus). De plus, à l’occasion de son adhésion à la CEDR, la Suisse, conformément à la recommandation contenue dans la Résolution 68 (30) du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (paragraphe 77 ci‑dessus), s’était réservé le droit de prendre les mesures législatives nécessaires à la mise en œuvre de l’article 4 « en tenant dûment compte de la liberté d’opinion » (paragraphe 63 ci-dessus). Le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale – l’organe international chargé de surveiller la mise en œuvre de la CEDR – a recommandé que « la négation ou les tentatives publiques de justification de crimes de génocide et de crimes contre l’humanité (...) soient déclarées délits punissables par la loi, à condition qu’elles constituent clairement un acte d’incitation à la haine ou à la violence raciale », tout en soulignant cependant que « « l’expression d’opinions sur des événements du passé » ne dev[ait] pas être interdite ni punie » (paragraphe 66 ci-dessus).
262. La Cour estime que la Suisse n’était pas davantage tenue par les autres obligations découlant pour elle du droit international de criminaliser la négation de génocide en tant que telle.
263. La seule disposition conventionnelle à en exiger expressément l’érection en infraction pénale est l’article 6 § 1 du Protocole additionnel à la convention sur la cybercriminalité, que la Suisse a signé mais n’a pas ratifié, et qui n’est pas en vigueur à son égard (paragraphes 74 et 75 ci‑dessus).
264. L’article III c) de la Convention sur le génocide impose aux États parties de punir « [l]’incitation directe et publique à commettre le génocide ». Or il ressort de la jurisprudence du TPIR à ce sujet que si, selon le contexte, la distinction n’est parfois pas parfaitement nette, il y a néanmoins une différence considérable entre l’incitation directe à commettre le génocide et le « discours de haine » (paragraphes 57 et 58 ci‑dessus). Il n’apparaît pas non plus que l’obligation, posée à l’article premier de la Convention sur le génocide, de prévenir celui-ci soit interprétée de manière à englober sans réserve l’érection en infraction pénale du « discours de haine ». Quoi qu’il en soit, il a déjà été établi que les propos du requérant ne pouvaient être assimilés à une incitation à la haine ou à la discrimination. Dès lors, il ne saurait être conclu que ces dispositions imposaient à la Suisse de criminaliser des propos de cette nature.
265. L’article 20 § 2 du PIDCP, en vigueur à l’égard de la Suisse depuis 1992, n’exige pas expressément et sans équivoque la criminalisation de la négation du génocide en tant que telle. Il exige l’interdiction de tout « appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence » (paragraphe 67 ci-dessus). En 2011, le Comité des droits de l’homme de l’ONU, l’organe international chargé de surveiller l’application du PIDCP, a dit que « [l]es lois qui criminalisent l’expression d’opinions concernant des faits historiques [étaient] incompatibles avec les obligations que le PIDCP impose aux États parties en ce qui concerne le respect de la liberté d’opinion et de la liberté d’expression », que le PIDCP « ne permet[tait] pas les interdictions générales de l’expression d’une opinion erronée ou d’une interprétation incorrecte d’événements du passé », que des « restrictions ne devraient jamais être imposées à la liberté d’opinion et, en ce qui concerne la liberté d’expression, les restrictions ne devraient pas aller au-delà de ce qui est permis par le paragraphe 3 [de l’article 19] ou exigé par l’article 20 » et qu’« une limite qui est justifiée par l’invocation de l’article 20 [devait] également être conforme au paragraphe 3 de l’article 19 » (paragraphe 71 ci-dessus).
266. Il n’apparaît pas davantage qu’il ait existé une règle de droit international coutumier en vigueur imposant à la Suisse de criminaliser la négation de génocide. La pratique des États, telle qu’exposée aux paragraphes 87 à 97 ci-dessus, est loin d’être généralisée et cohérente (voir, mutatis mutandis, les affaires du Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark et République fédérale d’Allemagne/Pays-Bas), arrêts, C.I.J. Recueil 1969, p. 43, § 74). L’article 6 § 1 du Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité, précité, ne s’applique qu’à la négation « par le biais d’un système informatique » des génocides « reconnus comme tels par une décision finale et définitive » d’un « tribunal international » compétent (paragraphe 75 ci-dessus) ; le rapport explicatif de ce protocole précise qu’il s’agit des « autres tribunaux internationaux établis après 1945 par des instruments internationaux pertinents », tels que le TPIY, le TPIR et la CPI (paragraphe 76 ci-dessus). De plus, le second paragraphe de cet article permet aux États parties à ce protocole de se réserver le droit de ne pas appliquer, en tout ou en partie, son premier paragraphe (voir, mutatis mutandis, Plateau continental de la mer du Nord, précité, § 72). À ce jour, ce protocole n’a été ratifié que par vingt-quatre des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe, dont trois ont fait usage de la possibilité de ne pas appliquer l’article 6 § 1 (paragraphe 74 ci-dessus). On ne peut donc guère y voir l’exposé d’une règle ayant acquis valeur de droit international coutumier (voir, mutatis mutandis, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 150, CEDH 2013, Plateau continental de la mer du Nord, précité, § 73, et, a contrario, Van Anraat c. Pays-Bas (déc.), no 65389/09, §§ 90-92, 6 juillet 2010, où il a été jugé que la règle prohibant l’emploi du gaz moutarde comme arme de guerre dans un conflit international, énoncée pour la première fois dans un traité remontant à 1925, avait acquis valeur de droit coutumier). Il en va de même des règles énoncées dans la décision-cadre 2008/913/JAI de l’Union européenne, qui n’a pas encore été entièrement transposée par un certain nombre d’États membres (paragraphe 90 ci-dessus).
267. Il est important de souligner aussi que la plupart des instances internationales saisies de la question – le Comité des droits de l’homme de l’ONU, le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale, le rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression et l’expert indépendant de l’ONU sur la promotion d’un ordre international démocratique et équitable – ont formulé sur ce point des déclarations et des recommandations non concluantes (paragraphes 66, 71, 72 et 73 ci-dessus). L’ECRI apparaît être le seul organe de ce type à avoir préconisé sans équivoque la criminalisation de la négation de génocide : elle a recommandé que la loi érige en infractions pénales, si elles sont intentionnelles, « la négation, la minimisation grossière, la justification ou l’apologie publiques, dans un but raciste, de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre » (paragraphe 80 ci-dessus). Comme l’indique clairement l’intitulé du document dont cette citation est tirée, il s’agit d’une recommandation de politique générale qui, pour importante qu’elle soit, ne constitue pas une règle contraignante de droit international.
268. En somme, aucun traité international en vigueur à l’égard de la Suisse n’imposait en des termes clairs et explicites de sanctionner pénalement la négation de génocide en tant que telle. Le droit international coutumier n’apparaît pas davantage l’avoir exigé. Les obligations internationales de la Suisse ne peuvent donc passer pour avoir imposé à celle-ci, et encore moins justifié, l’ingérence commise dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Al‑Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, §§ 100-106, CEDH 2011, Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 110, 24 novembre 2005, et, a contrario, Nada, précité, § 172).
ζ) Le raisonnement suivi par les tribunaux suisses pour justifier la condamnation du requérant
269. La Cour considère qu’elle n’a pas à revenir en détail sur le raisonnement à l’issue duquel les tribunaux suisses ont conclu que les événements survenus en 1915 et les années suivantes étaient constitutifs d’« un génocide » au sens de l’article 261bis, al. 4, du code pénal. Ainsi qu’il a déjà été noté, il s’agit d’un point d’interprétation et d’application du droit suisse.
270. En revanche, elle peut examiner l’effet que les décisions des tribunaux suisses en la matière ont emporté pour les droits du requérant tirés de la Convention.
271. Elle note à cet égard que, avant de conclure que les événements survenus en 1915 et les années suivantes s’analysaient en « un génocide », le tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne n’a pas examiné cette question en se référant aux règles de droit suisse ou de droit international définissant cette notion, comme l’article 264 du code pénal, l’article II de la Convention sur le génocide ou l’article 6 du Statut de Rome (paragraphes 47, 52 et 54 ci-dessus) mais qu’il s’est borné à renvoyer à un certain nombre d’actes de reconnaissance officiels émanant d’instances suisses, étrangères et internationales, à des rapports d’experts, et à des études juridiques et des ouvrages de droit (paragraphe 22 ci-dessus). Le tribunal cantonal du canton de Vaud, quant à lui, a cité les dispositions juridiques définissant le génocide mais, au considérant 2 c) in fine et d) de sa décision, il a jugé déterminante l’opinion du Parlement suisse sur le point de savoir si les événements survenus en 1915 et les années suivantes constituaient un génocide (paragraphe 24 ci-dessus). Le Tribunal fédéral a infirmé ce point au considérant 3.4 de son arrêt, confirmant, au considérant 4, le raisonnement suivi par le tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne et concluant que les arguments du requérant sur l’opportunité de qualifier ces événements de génocide, au sens de l’article 264 du code pénal, étaient sans pertinence (paragraphe 26 ci-dessus). De ce fait, on ne sait pas vraiment si le requérant a été sanctionné pour avoir récusé la qualification juridique donnée aux événements survenus en 1915 et les années suivantes ou pour s’être montré en désaccord avec les vues prédominantes sur cette question dans la société suisse. Dans le second cas, force est de constater que sa condamnation ne serait pas compatible avec la possibilité, dans une « société démocratique », de formuler des opinions s’écartant de celles des autorités ou de celles de n’importe quelle partie de la population.
η) Gravité de l’ingérence
272. Dans deux affaires récentes qu’elle a examinées sur le terrain de l’article 10 de la Convention, la Cour a confirmé la proportionnalité d’ingérences que constituaient des régimes limitant les moyens techniques permettant d’exercer la liberté d’expression dans la sphère publique (Mouvement raëlien suisse, §§ 49-77, et Animal Defenders International, §§ 106-125, précités). La forme de l’ingérence en cause en l’espèce – une condamnation pénale qui pouvait même donner lieu à une peine de prison – est en revanche bien plus grave quant à ses conséquences pour le requérant, et elle appelle un contrôle plus rigoureux.
273. Dans son arrêt Lehideux et Isorni (précité, § 57), la Cour a dit, comme elle l’avait fait dans bien d’autres affaires relatives à l’article 10 de la Convention, qu’une condamnation pénale était une sanction grave, eu égard à l’existence d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles. Il en va de même en l’espèce : ce qui importe n’est pas tant la gravité de la peine infligée au requérant que le prononcé même d’une condamnation pénale, à savoir l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression.
θ) Mise en balance du droit du requérant à la liberté d’expression et du droit des Arméniens au respect de leur vie privée
274. La Cour doit à présent déterminer, en tenant compte de tous les facteurs susmentionnés, si les autorités suisses ont ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit des Arméniens à la protection de leur dignité. Ainsi qu’il a été noté aux paragraphes 198 et 199 ci-dessus, les Hautes Parties contractantes jouissent d’une marge d’appréciation en la matière mais seulement si leurs autorités se sont livrées à une mise en balance conforme aux critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour et si elles ont bien pesé l’importance et la portée des droits en jeu.
275. Lorsqu’il a proposé l’adoption du futur article 261bis, al. 4, du code pénal, le gouvernement suisse a évoqué le conflit potentiel entre, d’une part, l’imposition d’une sanction pénale à raison du comportement prohibé par la disposition en projet et, d’autre part, les droits à la liberté d’opinion et à la liberté d’association garantis par la Constitution suisse de 1874 alors en vigueur, expliquant qu’il fallait les mettre en balance dans chaque situation particulière de manière à ne sanctionner que les cas réellement blâmables (paragraphe 34 ci-dessus). Ce souci montre que les tribunaux suisses devaient appliquer cette disposition dans les cas d’espèce en pesant soigneusement les intérêts concurrents en présence. D’ailleurs, une ingérence dans le droit à la liberté d’expression prenant la forme d’une condamnation pénale appelle immanquablement un examen judiciaire détaillé du comportement précis qu’il est envisagé de sanctionner. En pareil cas, il ne suffit en principe pas que l’ingérence ait été imposée parce que son objet se rangeait dans telle ou telle catégorie ou tombait sous le coup d’une règle juridique formulée en termes généraux : il faut plutôt s’assurer qu’elle était nécessaire eu égard aux circonstances de la cause (voir, mutatis mutandis, Sunday Times, précité, § 65 in fine).
276. Or une lecture attentive des motifs invoqués par les tribunaux suisses dans leurs décisions en l’espèce ne fait pas apparaître qu’ils aient spécialement pris en compte cette mise en balance.
277. Les juridictions cantonales vaudoises n’ont pas même mentionné, ni a fortiori examiné en détail, l’effet de la condamnation sur les droits du requérant découlant de l’article 10 de la Convention ou des dispositions équivalentes en droit interne, à savoir les articles 16 et 36 de la Constitution de la Confédération suisse de 1999 (paragraphes 30 et 31 ci-dessus).
278. Le Tribunal fédéral suisse, quant à lui, s’est contenté de dire au considérant 5.1 de son arrêt (cité au paragraphe 26 ci-dessus) que l’article 106, al. 2, de la loi de 2005 sur le Tribunal fédéral (paragraphe 51 ci-dessus) n’exigeait pas qu’il recherchât si les juridictions inférieures avaient méconnu les droits du requérant tirés de la Constitution suisse ou de la Convention, faute pour ce dernier d’avoir plaidé cette question de manière suffisamment détaillée. Voilà qui n’est guère conciliable avec le considérant 6 de ce même arrêt, où la haute juridiction a constaté que le requérant avait invoqué son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, avant de se demander si sa condamnation était compatible avec cet article. Or, elle a examiné ce point en ne s’attachant qu’à la prévisibilité de la condamnation ainsi qu’à son but, à savoir la protection du droit des Arméniens. Elle n’a rien dit de la nécessité de cette mesure dans une société démocratique et n’a consacré aucun développement aux différents éléments s’y rapportant.
279. La Cour en conclut qu’elle doit se livrer elle-même à cette mise en balance.
280. Au vu de l’ensemble des éléments analysés ci-dessus – à savoir que les propos du requérant se rapportaient à une question d’intérêt public et n’étaient pas assimilables à un appel à la haine ou à l’intolérance, que le contexte dans lequel ils ont été tenus n’était pas marqué par de fortes tensions ni par des antécédents historiques particuliers en Suisse, que les propos ne pouvaient être regardés comme ayant attenté à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse, qu’aucune obligation internationale n’imposait à la Suisse de criminaliser des propos de cette nature, que les tribunaux suisses apparaissent avoir censuré le requérant pour avoir exprimé une opinion divergente de celles ayant cours en Suisse, et que l’ingérence a pris la forme grave d’une condamnation pénale –, la Cour conclut qu’il n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, de condamner pénalement le requérant afin de protéger les droits de la communauté arménienne qui étaient en jeu en l’espèce.
281. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
282. Il s’ensuit également qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 17 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres, § 60, Soulas et autres, § 48, et Féret, § 82, tous précités).
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION
283. Le requérant estime trop vague le libellé de l’article 261bis, al. 4, du code pénal. Il invoque l’article 7 § 1, ainsi libellé dans sa partie pertinente :
« Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise. »
284. Ayant jugé que le grief tiré d’une violation de l’article 7 de la Convention ne soulevait aucune question distincte de celles analysées sous l’angle du grief relatif à l’article 10, la chambre a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’en examiner séparément la recevabilité ou le fond.
285. Le requérant estime cette décision erronée. Il dit que, s’il a certes bénéficié de la protection de l’article 10 de la Convention, un constat distinct, sur le terrain de l’article 7, établissant que la négation de génocide ne constituait pas une infraction pénale serait très important sur le plan des principes.
286. Sur le fond de ce grief, le requérant fait valoir qu’un précédent procès concernant des propos similaires aux siens s’est soldé par un acquittement. Raisonnant en juriste, il expose que, faute d’un accord au sein du Conseil des États suisse sur le point de savoir si les événements survenus en 1915 et les années suivantes étaient constitutifs d’un génocide et en l’absence de décision d’un tribunal compétent qualifiant comme tel ces événements, il ne pouvait pas prévoir que dénier cette qualification à ces événements constituerait une infraction en droit suisse et qu’il pouvait être condamné pour un tel acte.
287. Le gouvernement suisse fait sienne la décision de la chambre sur ce point et renvoie à ses observations sur la légalité de l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression.
288. Aucun des tiers intervenants n’a formulé d’observations sur ce point.
289. Voyant dans le grief soulevé sur le terrain de l’article 7 de la Convention une reformulation du grief tiré, sous l’angle de l’article 10, d’un manque de prévisibilité de la loi sur la base de laquelle le requérant a été condamné, et examiné en détail par elle (paragraphes 137 à 140 ci-dessus), la Cour juge qu’un examen séparé ne s’impose pas.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
290. L’article 41 de la Convention dispose :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
291. Devant la chambre, le requérant avait réclamé 20 000 euros (EUR) pour un dommage matériel dont il ne précisait pas la nature, ainsi que 100 000 EUR pour dommage moral. Le gouvernement suisse avait soutenu que le requérant n’avait pas prouvé avoir subi un quelconque dommage matériel, surtout parce qu’il n’aurait pas établi avoir payé l’amende de 3 000 francs suisses (CHF) ou la somme de 1 000 CHF qu’il avait été condamné à verser à l’association Suisse-Arménie. Pour ce qui est d’un éventuel dommage moral, le gouvernement suisse avait estimé qu’un constat de violation de l’article 10 constituerait en soi une satisfaction équitable.
292. La chambre a jugé que la demande pour dommage matériel n’avait pas été suffisamment étayée et que le constat d’une violation de l’article 10 de la Convention suffisait à réparer tout préjudice moral que la condamnation du requérant aurait pu causer à ce dernier.
293. Devant la Grande Chambre, le requérant formule les mêmes demandes que devant la chambre.
294. Le gouvernement suisse renvoie la Grande Chambre aux arguments avancés par lui devant la chambre et la prie de confirmer la décision de cette dernière sur ce point.
295. La Grande Chambre partage en tous points l’analyse de la chambre. Elle décide donc de rejeter dans son intégralité la demande du requérant pour dommage matériel et dit que le constat de violation de l’article 10 de la Convention représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par lui.
B. Frais et dépens
296. Devant la chambre, le requérant avait demandé le remboursement de 20 000 EUR correspondant selon lui à ses de frais de déplacement et à ceux de son avocat et de ses experts. Le gouvernement suisse avait plaidé qu’aucune somme ne devait être accordée sous ce chef, ayant jugé cette demande insuffisamment étayée. À titre subsidiaire, il avait soutenu qu’une somme de 9 000 CHF suffirait à couvrir tous les frais de procédure devant le juge interne et devant la Cour.
297. Au vu des pièces en sa possession et de la jurisprudence bien établie de la Cour en la matière, la chambre a rejeté la demande du requérant au motif qu’elle n’était pas suffisamment étayée.
298. Devant la Grande Chambre, le requérant réitère sa demande initiale et réclame 15 000 EUR supplémentaires au titre des frais d’avocat et des frais de déplacement et de logement occasionnés selon lui par l’audience devant la Grande Chambre.
299. Le gouvernement suisse renvoie la Grande Chambre aux arguments avancés par lui devant la chambre et l’invite à confirmer la décision de cette dernière sur ce point. Il ajoute que le requérant n’a produit aucun document à l’appui de sa demande de remboursement des frais afférents à la procédure devant la Grande Chambre et prie celle-ci de rejeter cette demande.
300. La Grande Chambre partage en tous points la décision de la chambre sur la demande au titre des dépens devant celle-ci. Elle ajoute que le requérant n’a ni dûment ventilé sa demande pour ses frais et dépens devant elle ni produit le moindre document à l’appui de cette demande. Au vu des dispositions de l’article 60 § 2 du règlement et du paragraphe 21 de l’instruction pratique sur les demandes de satisfaction équitable, et rappelant qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour un requérant n’a droit au remboursement de ses frais et dépens qu’à condition que se trouvent établis leur réalité et leur nécessité (voir, récemment, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 166, CEDH 2014), elle rejette ces demandes dans leur intégralité.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Joint, par quatorze voix contre trois, la question de l’application de l’article 17 de la Convention au fond du grief soulevé sur le terrain de l’article 10 de la Convention ;
2. Dit, par dix voix contre sept, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit, par treize voix contre quatre, qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 17 de la Convention ;
4. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité ou le fond du grief soulevé sur le terrain de l’article 7 de la Convention ;
5. Dit, par douze voix contre cinq, que le constat d’une violation de l’article 10 de la Convention représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant ;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 octobre 2015.
Johan CallewaertDean Spielmann
Adjoint au greffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de la juge Nußberger ;
– opinion dissidente commune aux juges Spielmann, Casadevall, Berro, De Gaetano, Sicilianos, Silvis et Kūris ;
– opinion dissidente additionnelle du juge Silvis, à laquelle se rallient les juges Casadevall, Berro et Kūris.
D.S.
J.C.
OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA JUGE NUSSBERGER
(Traduction)
Le débat historique, volet de la liberté d’expression
Analyser, apprécier et commenter les événements historiques est indispensable pour vivre ensemble paisiblement en société : il faut prendre conscience de ce qui s’est produit dans le passé et assumer ses responsabilités si nécessaire. Nulle vérité historique ne peut rester gravée à jamais dans le marbre. Au contraire, de nouvelles recherches, de nouvelles découvertes de documents et de preuves peuvent éclairer sous un jour nouveau ce que l’on pensait être une opinion incontestée. Aussi les débats et discussions sur l’histoire sont-ils un volet essentiel de la liberté d’expression. Jamais en principe ils ne devraient être entravés dans une société démocratique, surtout pas en déclarant tabous des événements à exclure de toute libre appréciation en débat public ou en établissant des « opinions officielles » que nul ne saurait contester.
Toutefois, des limites peuvent s’imposer si le débat historique dégénère en incitation à la haine contre tel ou tel groupe et ne sert qu’à heurter la dignité et les plus profonds sentiments d’autrui. L’exemple le plus célèbre est la négation de l’Holocauste, sanctionnée pénalement dans plusieurs pays (voir par exemple, à titre de comparaison, la législation en Allemagne, en Autriche et en Belgique, paragraphe 91). Dans sa jurisprudence, la Cour valide généralement les mesures de cette nature (paragraphes 209 à 212).
Dans ces conditions, le constat d’une violation en l’espèce soulève d’importantes questions quant à la cohérence de la jurisprudence de la Cour. Pourquoi des sanctions pénales pour refus de qualifier de « génocide » les massacres d’Arméniens en Turquie en 1915 emportent-elles violation de la liberté d’expression alors que des sanctions pénales pour négation de l’Holocauste ont été jugées compatibles avec la Convention ?
Points de désaccord avec le raisonnement de la majorité
J’ai voté en faveur d’un constat de violation en l’espèce. Mais, sur la question cruciale de la distinction entre la négation de l’Holocauste et la négation d’un génocide du peuple arménien en 1915, je ne puis accepter ni la réponse donnée par la majorité de la chambre (paragraphe 117 de l’arrêt de chambre) ni celle apportée par la majorité de la Grande Chambre (paragraphes 242-243).
J’estime qu’il n’y pas eu en l’espèce de violation matérielle de la liberté d’expression. Il n’y a eu à mes yeux qu’une violation procédurale en raison d’un manque de sécurité juridique et d’une mise en balance insuffisante des droits en cause (voir, à titre d’exemples de violations procédurales de l’article 10 de la Convention, Association Ekin c. France, no 39288/98, CEDH 2001-VIII, § 58 , et Lombardi Vallauri c. Italie no 39128/05, § 46, 20 octobre 2009). Le conflit entre la liberté pour le requérant de douter de la véracité de ce qui est considéré comme la « vérité historique » et la protection du sens de l’identité historique des Arméniens et de leurs sentiments aurait dû être réglé par le législateur suisse de manière claire et prévisible. Or l’article 261bis, al. 4, du code pénal suisse ne le permet pas. Et les tribunaux suisses n’ont pas pu combler cette lacune.
Distinction entre la jurisprudence de la Cour sur la négation de l’Holocauste et la présente affaire
La chambre et la Grande Chambre ont distingué la présente affaire des affaires de négation de l’Holocauste en s’appuyant sur des arguments différents. La chambre a dit douter de l’existence d’un « consensus général » quant à savoir si les événements survenus en 1915 et les années suivantes en Turquie pouvaient être qualifiés de « génocide » du peuple arménien. Sur cette base, elle a établi une distinction entre les sanctions pénales à raison des discours tenus par le requérant et les affaires relatives à la négation de crimes en rapport avec l’Holocauste (paragraphe 117 de l’arrêt de chambre). Même si elle a dit qu’elle n’avait pas pour tâche d’apprécier des événements d’ordre historique (paragraphe 99 de l’arrêt de chambre), son approche semble reposer sur l’idée d’une différence dans le degré de certitude sur ce qui s’est passé en Turquie en 1915 et en Allemagne sous le régime nazi. Pareille approche risque d’être (mal) interprétée comme un jugement sur la validité de la connaissance de faits historiques.
La majorité de la Grande Chambre se démarque de cette approche et dit que « criminaliser la négation [de l’Holocauste] ne se justifie pas tant parce qu’il constitue un fait historique clairement établi (...) » (paragraphe 243). L’élément pertinent est plutôt selon elle le contexte, évoquant les facteurs géographiques et historiques (paragraphes 242 à 248) ainsi que le facteur temporel (paragraphes 249-250). D’après cette approche, les États où l’interdiction de la négation de l’Holocauste a été jugée compatible avec la Convention sont ceux « qui ont connu les horreurs nazies et dont on peut estimer qu’ils ont une responsabilité morale particulière : se distancer des atrocités de masse commises par eux ou avec leur complicité » (paragraphe 243). La majorité de la Grande Chambre ne peut constater l’existence d’aucun lien de responsabilité de cette nature entre la Suisse et les événements survenus dans l’Empire ottoman (paragraphe 244). En outre, s’appuyant sur le facteur temporel, elle dit que le décalage dans le temps entre la perpétration d’atrocités et la résurgence d’un débat polémique atténue les conséquences de propos critiques.
Je ne puis adhérer à cette manière de raisonner. Pour moi, il n’est pas seulement « louable, et conforme à l’esprit de la protection universelle des droits de l’homme, (...) [de] cherche[r] à défendre les droits des victimes d’atrocités de masse quel que soit l’endroit où celles-ci ont été perpétrées » (paragraphe 246) : cela suffit amplement à justifier une législation de ce type. Il s’agit d’un « choix de société » (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 153, CEDH 2014) que la Cour doit accepter. Une législation exprimant une solidarité avec les victimes de génocide et de crimes contre l’humanité doit être possible partout, même lorsqu’il n’y a aucun lien direct avec les événements ou les victimes, qu’un long laps de temps s’est écoulé et que la législation ne vise pas directement la prévention des conflits. Toute société doit pouvoir régler en toute latitude le conflit entre, d’une part, le débat libre et sans entrave sur des événements historiques et, d’autre part, les droits à la personnalité des victimes et de leurs descendants conformément à sa vision de la justice historique en cas d’allégation d’un génocide.
Le choix de société doit toutefois reposer sur un débat démocratique en société conduit ouvertement et en toute transparence et il doit être inscrit dans la loi de manière à indiquer de façon clairement prévisible quels propos sont autorisés et quels propos sont non seulement tabous mais aussi passibles de sanctions pénales. Des incertitudes touchant la responsabilité pénale peuvent étouffer dans l’œuf un débat historique ou inciter des historiens à ne plus revenir sur certains sujets. La législation sur la négation de l’Holocauste en Allemagne, en Autriche et en Belgique, déjà examinée par la Cour (paragraphes 209 à 212), est sans équivoque sur ce point. Toutes les dispositions pertinentes visent directement le « régime national-socialiste » (voir leur citation au paragraphe 91). En France, la législation vise la négation des crimes contre l’humanité, tels que définis à l’article 6 de la Charte du Tribunal militaire international, annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 (ibid.), ce qui permet de bien voir de quels événements historiques il s’agit.
Violation procédurale de l’article 10 de la Convention
Contrairement aux cas évoqués ci-dessus, le processus législatif en Suisse à l’origine du texte en cause n’était pas axé sur la « question arménienne » : il a plutôt pris la forme de débats généraux sur l’interdiction de la négation du génocide et des crimes contre l’humanité, dans le cadre desquels cette question ne fut mentionnée qu’à titre d’exemple (voir, en comparaison, les documents relatifs à ce processus, cités aux paragraphes 37-38, ainsi que l’analyse explicite qu’en ont donné les tribunaux suisses, aux paragraphes 22 à 26). L’exemple du génocide arménien n’est pas non plus évoqué dans le texte de l’article 261bis, al. 4, du code pénal suisse.
La règle pénale que renferme l’article 261bis, al. 4, est libellée de telle sorte que l’on ne sait pas vraiment si les juridictions censées l’appliquer doivent décider elles-mêmes si tel ou tel événement historique mérite le qualificatif de « génocide » et, dans l’affirmative, sur quel fondement. Cette difficulté insurmontable est amplement illustrée par les décisions des tribunaux suisses. Si le droit international et le droit national suisse donnent à la notion de « génocide » une définition claire (paragraphes 47 et 52 à 54) sur laquelle les juridictions peuvent s’appuyer, celles-ci ont du mal à opérer le bon choix méthodologique pour statuer sur la qualification juridique d’un événement aussi ancien (référence aux travaux scientifiques, aux déclarations politiques d’organes de l’État et d’institutions internationales, etc. ; paragraphes 22 à 26). Elles sont confrontées au problème de l’absence soit d’un jugement d’un tribunal international soit d’une unanimité dans les débats sur le plan national et international, qu’ils soient d’ordre scientifique ou politique. Ainsi, le Tribunal fédéral suisse n’a pu que se référer à ce qu’il appelait un « consensus général, historique en particulier » (paragraphe 4.3 de son arrêt, cité au paragraphe 26). Cela peut-il suffire à une condamnation pénale pour une opinion qui met justement en doute cette qualification de « génocide » ?
Cela montre à mes yeux que le législateur suisse n’a pas pesé les droits protégés par l’article 8 et ceux protégés par l’article 10 pour ce qui est du débat sur les événements survenus en Turquie en 1915. Dans un domaine aussi sensible, il ne peut suffire de légiférer sur des droits concurrents dans l’abstrait sans se référer aux cas historiques précis. Voilà la différence réelle qui oppose la présente espèce aux affaires de négation de l’Holocauste, où les limites du débat historique étaient clairement définies sur la base de la législation nationale et où les tribunaux avaient donc pu prendre comme point de départ la qualification juridique de « génocide » donnée à l’Holocauste pour statuer sur les responsabilités pénales. Laisser subsister un grand doute dans des débats aussi importants compromet la liberté d’expression plus qu’il n’est nécessaire dans une société démocratique.
J’ai donc voté en faveur d’un constat de violation (procédurale) de l’article 10 de la Convention ainsi qu’en faveur de la conduite d’un examen séparé de l’affaire sur le terrain de l’article 7 de la Convention.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, CASADEVALL, BERRO, DE GAETANO, SICILIANOS, SILVIS ET KŪRIS
1. Nous ne sommes pas en mesure de souscrire à la conclusion qu’en l’espèce il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
2. Notons d’emblée que la Cour a fait preuve d’une timidité certaine en réaffirmant la position de la chambre dans le sens qu’elle n’est pas tenue de dire si les massacres et déportations subis par le peuple arménien aux mains de l’Empire ottoman peuvent être qualifiés de génocide au sens que revêt ce terme en droit international, mais aussi qu’elle est incompétente pour prononcer, dans un sens ou dans l’autre, une conclusion juridique contraignante sur ce point (paragraphe 102). Que les massacres et déportations subis par le peuple arménien étaient constitutifs d’un génocide relève de l’« évident ». Le génocide arménien est un fait historique clairement établi.[2] Le nier revient à nier l’évidence. Mais là n’est pas la question. L’affaire ne porte pas sur la vérité historique, ni sur la qualification juridique des évènements de 1915. Le véritable enjeu de l’affaire concerne la question de savoir s’il est possible pour un État d’incriminer l’insulte à la mémoire d’un peuple victime d’un génocide sans outrepasser sa marge d’appréciation. Selon nous, tel est le cas.
3. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas suivre l’approche de la majorité quant à l’appréciation des propos du requérant (I). Il en va de même de l’appréciation de l’incidence des facteurs géographiques et historiques (II), des implications du facteur temporel (III) et du défaut de consensus (IV), de l’inexistence d’une obligation d’incriminer (V), ainsi que de la mise en balance effectuée par les autorités nationales (VI).
L’appréciation des propos du requérant
4. Notre désaccord concerne pour l’essentiel la façon dont la majorité a compris les déclarations du requérant (paragraphes 229-241). Ce discours, particulièrement pernicieux, et ses conséquences, ont été minimisés tout au long de l’arrêt. Même s’ils ne forment pas nécessairement un discours tombant sous le coup de l’article 17 de la Convention – encore que pour certains d’entre nous tel est effectivement le cas –, les propos litigieux constituent, à nos yeux, une dénaturation des faits historiques qui va bien au-delà d’une simple négation du génocide arménien en tant que qualification juridique. Ils contiennent l’animus d’insulter un peuple. Il s’agit d’un véritable détournement qui vise les Arméniens en tant que groupe, tente de justifier les agissements des autorités ottomanes en les présentant presque comme défensifs et revêt une connotation raciste dénigrant la mémoire des victimes, ainsi qu’il a été jugé à juste titre par le Tribunal fédéral. Dans la mesure où il tente de discréditer l’« évidence », le discours en question – confirmé par ailleurs par le requérant à l’audience de façon très claire – peut même être assimilé à un appel sinon à la haine et à la violence, du moins à l’intolérance envers les Arméniens. Loin d’être de nature à la fois historique, juridique et politique, il présente les Arméniens comme les agresseurs du peuple turc. Il qualifie de « mensonge international » l’emploi du terme « génocide » pour désigner les atrocités commises contre les Arméniens. Le requérant se réclame d’ailleurs de Talaat Pacha, l’un des protagonistes des événements, présenté à l’audience comme un « ami des Arméniens » (sic). Il s’agit là de propos qui dépassent, à notre sens, ce qui pourrait être acceptable au titre de l’article 10 de la Convention.
5. C’est ainsi que l’affaire concerne tout simplement les limites de la liberté d’expression. En appliquant la grille de lecture séquentielle de l’article 10 de la Convention, nous n’avons aucune difficulté à conclure à l’ingérence et à la légalité de celle-ci. Le tribunal de police de Lausanne, dans sa décision du 9 mars 2007, a retenu que le requérant avait nié le génocide des Arméniens en justifiant les massacres. Le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 12 décembre 2007, s’est longuement étendu sur l’élément moral de l’infraction (mobiles de discrimination raciale, aux points 5.1 et 5.2) en arrivant à la conclusion que les constatations de fait « démontr[ai]ent suffisamment l’existence de mobiles qui, en plus du nationalisme, ne p[ouvaie]nt relever que de la discrimination raciale, respectivement ethnique ». Le requérant a été poursuivi pour avoir enfreint l’article 261bis du code pénal, qui ne pose, en tant que tel, aucun problème quant à son contenu et à sa légitimité au regard des valeurs protégées par la Convention. Les juridictions ont examiné les faits et apprécié les propos litigieux. Le requérant savait qu’en tenant ceux-ci il s’exposait à l’application de l’article 261bis du code. Cette disposition poursuit d’ailleurs les buts légitimes de la protection des droits d’autrui et de la défense de l’ordre.
L’incidence des facteurs géographiques et historiques
6. Au-delà de cet aspect, il nous semble que la méthodologie suivie par la majorité est, ici et là, problématique. Il en va ainsi notamment des « facteurs géographiques et historiques », plus amplement développés aux paragraphes 242 à 248 de l’arrêt. Minimiser l’importance des propos du requérant en essayant de les cantonner géographiquement conduit à relativiser sérieusement la portée universelle et erga omnes des droits de l’homme, qui constitue la quintessence de leur acception contemporaine. En effet, ainsi qu’il a été affirmé avec force par l’Institut de droit international, l’obligation pour les États d’assurer le respect des droits de l’homme est une obligation erga omnes ; « elle incombe à tout État vis-à-vis de la communauté internationale dans son ensemble, et tout État a un intérêt juridique à la protection des droits de l’homme » (Résolution sur « la protection des droits de l’homme et le principe de non-intervention dans les affaires intérieures des États », Annuaire de l’Institut de droit international, 1989, vol. II, p. 341, article 1er). Dans le même ordre d’idées, la Déclaration et le programme d’action de la Conférence mondiale de Vienne sur les droits de l’homme énonce que « la promotion et la protection de tous les droits de l’homme sont une préoccupation légitime de la communauté internationale » (ONU, documents officiels, A/CONF/123, par. 4, 1993).
7. Il est évident que cette approche universaliste contraste avec celle de la majorité dans le présent arrêt. Si l’on voulait tirer toutes les conséquences logiques de l’approche géographiquement cantonnée qui semble être celle de la majorité, on pourrait penser que la négation en Europe de génocides commis dans d’autres continents, comme par exemple du génocide rwandais ou de celui perpétré par les Khmers rouges au Cambodge serait protégée par la liberté d’expression sans aucune limite ou presque. Il ne nous paraît pas qu’une telle vision reflète les valeurs universelles qui sont consacrées par la Convention.
L’incidence du facteur temporel
8. L’insistance sur le facteur temporel (paragraphes 249 à 254 de l’arrêt) nous semble poser des problèmes analogues. Faudrait-il en conclure que d’ici 20 ou 30 ans, la négation de l’Holocauste lui-même serait acceptable au titre de la liberté d’expression ? Quid de la compatibilité de ce facteur avec le principe de l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ?
Le défaut de consensus
9. Le défaut de consensus, sur lequel la majorité se base aux paragraphes 258 à 268, pourrait tout au plus être vu aussi comme un facteur propre à élargir la marge d’appréciation des autorités suisses. Au risque de nous répéter, nous sommes d’avis qu’un législateur a parfaitement le droit d’incriminer des propos comme ceux proférés par le requérant. La question du consensus, en tant que limite de la marge d’appréciation des autorités nationales, ne se poserait que dans l’hypothèse où il y aurait consensus quant à l’interdiction explicite d’une telle incrimination. Or tel n’est pas le cas en l’espèce.
L’inexistence d’une obligation d’incriminer
10. Quant à l’inexistence d’une obligation pour la Suisse de criminaliser les propos en question (paragraphes 258 à 268), nous avouons avoir les plus grands doutes quant à la pertinence du raisonnement. Ne peut-on pas affirmer, au contraire, qu’une coutume (régionale) émerge peu à peu à travers la pratique des États, de l’Union européenne (décision-cadre 2008/913/JAI) ou de l’ECRI (Recommandation de politique générale no 7) ? Notons également qu’au-delà de l’Europe, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale a, à plusieurs reprises, recommandé la criminalisation du discours négationniste. Peut-on ignorer tous ces développements d’un trait de main en se plaçant sur le terrain d’un supposé conflit d’obligations ?
11. Mis à part ces développements qui pointent dans la direction opposée à celle prise par la majorité, il échet de relever que la Cour de cassation du canton de Vaud, dans sa décision du 13 juin 2007, a rappelé que la particularité de la norme antiraciste suisse résidait dans le fait que le législateur national avait décidé, s’agissant notamment du génocide ou d’autres crimes contre l’humanité, d’aller au-delà des minima fixés par la Convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. À notre avis, un législateur a parfaitement le droit d’incriminer des propos comme ceux proférés par le requérant. Le législateur national suisse, à l’issue de longs débats parlementaires, a estimé que des discours tels que ceux prononcés par le requérant méritaient de l’être. Nous sommes d’avis que la nécessité de l’incrimination dans une société démocratique relève, dans cette affaire, de la marge d’appréciation de l’État.
La mise en balance des droits en cause
12. Enfin, concernant la mise en balance des droits en cause (paragraphes 274 à 280 de l’arrêt), il nous semble que le Tribunal fédéral a fait un excellent travail, mesuré, circonstancié et motivé. Il a consacré le point 6 à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention en s’exprimant comme suit :
« (...) le requérant tente essentiellement, par une démarche de provocation, d’obtenir des autorités judicaires suisses une confirmation de ses thèses, au détriment de membres de la communauté arménienne, pour lesquels cette question joue un rôle identitaire central. La condamnation du recourant tend ainsi à protéger la dignité humaine des membres de la communauté arménienne, qui se reconnaissent dans la mémoire du génocide de 1915. La répression de la négation d’un génocide constitue enfin une mesure de prévention des génocides au sens de l’art. I de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide conclue à New-York le 9 décembre 1948, approuvée par l’Assemblée fédérale le 9 mars 2000) (...) »
13. Mise en balance, il y a eu en l’espèce. Par conséquent, la conclusion du paragraphe 280 n’est pas justifiée.
14. En un mot, nous sommes convaincus qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
OPINION DISSIDENTE ADDITIONNELLE DU JUGE SILVIS, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES CASADEVALL, BERRO ET KŪRIS
(Traduction)
1. La présente opinion additionnelle porte principalement sur le vote de la majorité en faveur de la non-application de l’article 17 de la Convention. Ainsi qu’il est indiqué dans l’opinion dissidente commune concernant le constat d’une violation sur le terrain de l’article 10 de la Convention, certains des juges dissidents auraient préféré que l’article 17 s’applique. Je suis parmi ces juges qui, très respectueusement, sont en désaccord avec la majorité sur cette question.
2. Certes, en matière de négation du génocide et d’autres formes de discours de haine, la Cour n’a pas d’approche uniforme en ce qui concerne l’article 17. Dans son essai en honneur à Sir Nicolas Bratza, le juge Villiger a regroupé les affaires existantes en quatre catégories, chacune se caractérisant par une approche différente.
3. La première de ces approches consiste à appliquer directement l’article 17, de sorte que la requête est d’emblée déclarée irrecevable. À titre d’illustration, il y a la décision souvent citée rendue par la Commission en l’affaire Glimmerveen et Hagenbeek c. Pays-Bas (nos 8348/78 et 8406/78, décision du 11 octobre 1979, Décisions et rapports (DR) 18). Les requérants dans cette affaire défendaient des opinions éminemment racistes, avec un programme politique jugé par la Commission contraire à la lettre et à l’esprit de la Convention, et susceptible de contribuer à la destruction de droits de l’homme. Par l’effet de l’article 17, ils ne pouvaient prétendre à la protection de l’article 10. La Cour a adopté cette même approche dans certaines affaires, notamment Norwood c. Royaume-Uni ((déc.), no 23131/03, CEDH 2004-XI). Garaudy c. France ((déc.), no 65831/01, CEDH 2003-IX) en est un autre exemple, où l’analyse a pris fin dès le constat d’application de l’article 17 et où le grief tiré d’une violation de l’article 10 a été rejeté pour irrecevabilité ratione materiae. Cette approche est toujours suivie aujourd’hui, comme le montre la jurisprudence récente (par exemple Kasymakhurov et Saybatalov c. Russie, nos 26261/05 et 26377/06, 14 mars 2013). Il y a lieu de noter qu’on peut voir dans l’arrêt Kasymakhurov et Saybatalov une réponse à la critique selon laquelle l’entrée en jeu de l’article 17 est synonyme d’absence d’analyse juridique digne de ce nom. La Cour y a analysé en détail les opinions politiques des requérants (celles du groupe fondamentaliste Hizb ut-Tahrir), pour motiver l’exclusion de celles‑ci de la protection des articles 9, 10 et 11 par le jeu de l’article 17.
4. La deuxième approche, de nature mixte, a été suivie dans une série d’affaires où le requérant était un négationniste de l’Holocauste, tenait un autre type de discours antisémite et/ou diffusait des idées pronazies (voir, par exemple, Kühnen c. Allemagne, no 12194/86, décision de la Commission du 12 mai 1988, DR 56). Il y a combinaison ici des articles 10 et 17, en ce sens que l’affaire est soumise à l’examen habituel sur le terrain de l’article 10 § 2. Au stade de la « nécessité », l’article 17 est invoqué et permet de conclure au défaut manifeste de fondement de la requête (sans examen au fond mais pas hors du champ de l’article 10).
5. Ces deux approches ne s’excluent cependant pas l’une et l’autre, comme le montre l’affaire Molnar c. Roumanie ((déc.), no 16637/06, 23 octobre 2012). Suivant la première des approches exposées ci-dessus, la Cour a dit dans cette décision que, l’action du requérant étant incompatible avec la démocratie et les droits de l’homme, il ne pouvait invoquer l’article 10. Mais ce n’était pas son dernier mot : elle a achevé son examen de l’affaire sur la base d’une conjecture, disant qu’à supposer même qu’il y eût ingérence dans la liberté d’expression du requérant, elle aurait été justifiée au regard du second paragraphe de l’article 10.
6. Le troisième groupe dans cette typologie rassemble les affaires dans lesquelles l’article 17 aurait pu être appliqué mais ne l’a pas été, par exemple Leroy c. France (no 36109/03, 2 octobre 2008). Le requérant dans cette affaire fut condamné pour apologie du terrorisme en raison d’un dessin qu’il avait fait s’inspirant des attentats terroristes perpétrés contre le World Trade Center et publié deux jours après. Sur le terrain de l’article 10 de la Convention, il dénonçait sa condamnation. La Cour n’a pas été convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle l’affaire devait être examinée hors du terrain de l’article 10 : pour l’essentiel, elle l’a distinguée des affaires article 17 plus typiques précitées, où l’intention haineuse et injurieuse de l’intéressé était sans équivoque. Ajoutons qu’elle a finalement jugé que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant était justifiée et que la sanction appliquée était proportionnée.
7. Enfin, et même si cette approche n’est peut-être pas vraiment différente, la Cour dans certaines affaires n’a statué sur l’application de l’article 17 qu’après s’être prononcée sur le fond de l’affaire. C’est ce qu’on peut voir dans les arrêts Soulas c. France (no 15948/03, 8 juillet 2008) et Féret c. Belgique (no 15615/07, 17 juillet 2009), deux affaires où il était question de restrictions à des discours racistes et islamophobes que la Cour, au bout du compte, a jugées justifiées. Après être parvenue à cette conclusion, elle a ajouté, presque à titre surabondant, que les propos en cause ne justifiaient pas l’application de l’article 17. En quelque sorte, on pourrait penser que cela revient à mettre la charrue avant les bœufs.
8. Ce qui caractérise les différentes approches suivies par la Cour sur le terrain de l’article 17, c’est qu’elle ne se ferme aucune porte. Il y a dans sa panoplie plus d’un outil, dont elle peut se servir si besoin est dans tel ou tel cas d’espèce. À mes yeux, on peut dire aussi que la Cour fait plutôt usage de l’article 17 avec parcimonie. Hormis les formes de discours de haine les plus extrêmes et odieuses, la Cour trouve en général une réponse aux griefs tirés de restrictions à la liberté d’expression dans les limites de l’article 10 de la Convention. En l’espèce, elle a estimé que la question de l’application de l’article 17 devait être jointe au fond du grief soulevé par le requérant sur le terrain de l’article 10, jugeant déterminant au regard de l’article 17 le point de savoir si les propos du requérant visaient à encourager la haine ou la violence. Selon moi, les discours racistes et la négation du génocide, associés à une intention d’insulter ou de faire souffrir autrui, peuvent être qualifiés en eux-mêmes d’activités visant la destruction de droits ou libertés énoncés dans la Convention, au sens de l’article 17. Telle était la position adoptée par la Cour dans son arrêt Hizb Ut‑Tahrir et autres c. Allemagne (no 31098/08, § 72, 12 juin 2012, où elle a dit en particulier que les « propos dirigés contre les valeurs qui sous-tendent la Convention » sont exclus de la protection de l’article 10 par le jeu de l’article 17 (Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, et Garaudy, décision précitée). Ainsi, dans sa décision Garaudy (ibid.), qui concernait notamment la condamnation pour contestation de crimes contre l’humanité de l’auteur d’un ouvrage qui niait systématiquement l’existence de tels crimes perpétrés par les nazis contre la communauté juive, elle a jugé incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention le grief soulevé par le requérant sur le terrain de l’article 10.
9. Je considère que, en l’espèce, l’intention d’insulter la mémoire des victimes du génocide arménien était manifeste et que, en cela, les propos du requérant était dirigés contre les valeurs qui sous-tendent la Convention. Or la position précisément adoptée par la Grande Chambre sur le plan de la procédure est que le grief de violation de l’article 10 avait déjà été déclaré recevable par la chambre. L’application de l’article 17 ne pouvait donc conduire à l’irrecevabilité de ce grief. Dans ces conditions, j’aurais préféré une approche consistant notamment à se livrer à une analyse au fond sous l’angle de l’article 17 avant d’entrer sur le terrain de l’article 10. À mon sens, c’est seulement après une pareille analyse que la Cour aurait dû appliquer l’article 17 à titre subsidiaire comme principe directeur dans l’interprétation de l’article 10 au stade de la « nécessité » sous l’angle du paragraphe 2 de cet article.
10. [Opinion propre au seul juge Silvis :] Enfin, ayant voté contre un constat de violation, je ne puis accepter que celui-ci vaille satisfaction suffisante pour le requérant. Certes cette position ne vaut que pour moi : je partage bien évidemment la décision de ne lui octroyer aucune indemnité pécuniaire.