« La politique est une question de morale »
Turquie News a sollicité une entrevue avec tous les candidats aux présidentielles de ce 24 juin. Nous avons le privilège de vous restituer l’entretien avec Muharrem Ince, candidat du CHP, qui a été le premier à répondre à notre appel.
Un an après le référendum sur le changement constitutionnel, le chef d’Etat turc Recep Tayyip Erdoğan a invité les électeurs turcs à se rendre aux urnes le 24 juin pour les présidentielles et législatives. Ces élections étaient prévues pour novembre 2019, c’est pourquoi l’opposition a été pris de court même si la rumeur circulait. Qu’à cela ne tienne, l’opposition a trouvé sa stratégie.
Quatre partis politiques présentent chacun son propre candidat à la présidentielle mais assurent une alliance pour le volet législatif du scrutin, pour la première fois dans l’histoire. Cette coalition, voulant faire bloc à l’AKP, au pouvoir depuis 2002 se fait appeler « l’union de la nation ». Elle est constituée des sociaux-démocrates (le CHP), du IYI parti, la formation de Meral Akşener, du Saadet partisi (parti musulman) et du Demokrat Parti (centre droit).
5 candidats se présentent à l’élection présidentielle face au président turc. Meral Akşener du IYI parti, Selahattin Demirtaş du HDP, Temel Karamollaoğlu du Saadet Parti, Doğu Perinçek de Vatan parti et Muharrem Ince du CHP.
Malgré un agenda très serré, Muharrem Ince a répondu favorablement à l’entretien ardemment sollicité par Turquie News, qui a également contacté les autres candidats.
Le parti fondé par Atatürk, le CHP, parti républicain du peuple, a choisi de présenter le 4 mai dernier son candidat, c’est Muharrem Ince. Les médias francophones décrivent le député de Yalova (situé au bord de la mer Marmara) comme un excellent orateur avec un charisme incontesté. Selon ces mêmes médias, à la grande surprise des observateurs et journalistes, dès son premier discours de campagne, il a réussi à enflammer la foule. Il a promis d’être un « président impartial », au service des « 80 millions de citoyens du pays ». Pour cela, il a rendu le badge de son parti pour le remplacer par le celui du drapeau turc, geste à portée hautement symbolique. Depuis le lancement de la campagne, le candidat sillonne les routes de Turquie en bus dont la toiture fait office de scène dans certains meetings. Il multiplie les rencontres, les discussions avec les couches les plus défavorisées à travers le pays. Il choisit la stratégie de la proximité. Sa rhétorique exaltée séduit, elle ravive un espoir dans la société, en particulier des kémalistes et il monte à toute allure dans les sondages. Mais parviendra-t-il à rallier toutes les composantes ethniques, religieuses, idéologiques de la société turque ?
Parcours politique
Le professeur de physique de 54 ans est député CHP de Yalova depuis 2002. Avant son mandat, il était à la direction de la branche jeunesse dans les districts de provinces et des communes de Yalova. L’élu prend des responsabilités plus importantes en étant membre du Conseil du parti, Vice-Président du groupe parlementaire, membre du Conseil d’Administration Centrale.
L’homme est un véritable animal politique, il possède une verve à faire envier de nombreux politiciens. En effet, dans ses différentes interventions, au parlement, dans les meetings, dans les émissions télévisées, on perçoit un homme confiant, déterminé. Il ne se laisse pas décontenancer par les questions des journalistes : il connait ses dossiers sur le bout des doigts, et s’avère être un bon pédagogue parce qu’il explique avec un vocabulaire accessible à tous, « avec des phrases courtes, j’attache beaucoup d’importance à la langue du peuple, à la langue de la rue. Je crois à cela, entre le professeur et l’illettré il y a un langage commun permettant de les réunir et il faut trouver ce langage, ce croisement, d’ailleurs je m’exerce beaucoup » approuve-il (2011). Il aime jouer avec les mots, faire des rimes il s’intéresse à la poésie, « j’écris des poèmes » se réjouit-il.
Un de ses discours au parlement, datant de 2009, où il dénonce avec véhémence l’imposture, l’opportunisme, les mensonges du gouvernement rencontre un vif succès sur les réseaux sociaux. L’élu avait deviné l’impact de son plaidoyer « les cd de cette allocution ont été distribués dans la rue » affirme-t-il.
Un cœur qui vibre à gauche
Les écrivains Nazim Hikmet, Yaşar Kemal, Dostoïevski l’ont accompagné dans la construction de sa pensée avoue-t-il. Dans les années 70, la Turquie connait une forte vague à gauche, en particulier chez les jeunes étudiants issus du milieu rural comme le jeune Muharrem qui a été berger. « Des personnes dans mon village m’ont initié à ce courant de pensée ». Observer les difficultés d’un pays avec les concepts de la gauche comme la liberté, l’égalité, la solidarité, le patriotisme, est une bonne source de motivation, argue-t-il : « Quand vous estimez que quelque chose est insuffisant ou injuste, vous vous sentez redevable et responsable de faire ce qui est juste ».
C’est pourquoi, les notions de citoyenneté, de politique, de justice sont interprétées à travers ce prisme. Il explique que l’individu doit user de ses droits et faire face à ses devoirs dans un cadre républicain qui garantit l’égalité des droits. C’est dans cette acception que se définit le sens de la justice Ainsi, la justice doit être impartiale et doit s’imposer sur tout et à tous, ce qui constitue l’État démocratique contemporain.
Paix, justice, liberté, éducation, culture, économie, sont des termes que Muharrem Ince emploie dans la majorité de ses discours de campagne. C’est la raison pour laquelle les questions sont orientées à partir de ces mots clefs.
La politique au service de la culture et de l’art
La culture est intimement liée à l’identité, elle serait pour l’ancien professeur « une forme d’émotion et de pensée ». Sa représentation de la culture est la traduction d’une approche sociologique dans le sens où il la voit comme un ensemble d’éléments matériels et spirituels qui façonne une société et se transmet de génération en génération : « la culture détermine notre façon de penser et d’agir. Ce sont les valeurs que nous adoptons, les jugements, l’éthique comme le bien le mal, l’esthétique comme le beau, le laid. Les valeurs, les jugements font partie intégrante de votre sensibilité ».
C’est pour cette raison qu’il promet de renforcer une politique qui libère l’individu culturellement. Il souhaiterait que les médias, notamment la télévision et la radio soient un moyen de diffusion et de promotion des sujets culturels et artistiques. Il déplore l’absence de considération vis-à-vis de l’art et des artistes « rabaisser, avilir détruire des sculptures, se mêler des scénarios d’une série tous ces gestes font partie des événements dont nous avons été témoins ces temps-ci ».
Vous donnez une place prépondérante à l’éducation. Comment pensez-vous la promouvoir ?
Pour l’ancien enseignant, l’éducation est un des sujets les plus importants de sa campagne, elle tient un rôle majeur, c’est l’une de ses préoccupations politiques pour démocratiser la réussite.
Il y a un dysfonctionnement dans le système éducatif turc « ce ne sont pas des problèmes inconnus en Turquie », répond-t-il « il nous faut des personnes compétentes proposant des solutions effectives. Résoudre des problèmes passe par la réussite de l’éducation et de la science. Il faut prendre les bonnes décisions. J’ai exposé mes priorités dans mon meeting à Balikesir dernièrement » ajoute-t-il.
En effet, le 28 mai, il a présenté les 25 points de son programme concernant l’éducation, axé sur la gratuité et le savoir, notamment :
- Une école gratuite pour tous : pas de frais d’examen de la primaire au doctorat
- Une école plus égalitaire, plus accessible
- Réouverture des écoles dans les villages
- Favoriser et faciliter l’envoi des étudiants turcs à l’étranger
- Renforcer la reonnaissance des professeurs, des enseignants
Vous utilisez souvent les termes "paix", "justice" et "démocratie". Les observateurs et spécialistes turcs ou étrangers mettent en avant la polarisation dans la société turque. Comment vous, pensez-vous rassembler ?
- MUHARREM İNCE : « En effet, il y a une grande polarisation entre les gens à la suite des politiques menées depuis 16 ans. Les gens séparent leurs quartiers, les lieux qu’ils fréquentent, les écoles, les banques, les lieux de divertissement. Les premières années, au nom du multiculturalisme, cette démarche a été perçue comme positive. Cependant, cette situation condamne la population à se diviser un peu plus sur les questions identitaires, notamment sur l’appartenance ethnique et religieuse alors que seule doit prévaloir l’identité citoyenne. Mais dans la réalité sociale, il y a des situations où les différents groupes socio-culturels peuvent trouver une centralité. Quand la politique privilégie les différences d’un groupe et les transforme en outil réglementaire de la vie sociale sous prétexte que c’est la majorité, ce n’est pas l’unification mais la séparation.
Il faut accepter les différences, les respecter mais en faire un ordre établi est une autre chose. A côté des séparations dans le champ culturel, le mode de vie et les identités naturelles, je tiens à attirer l’attention sur une autre division au cœur des sociétés qui est l’inégale répartition des revenus et des biens. La Turquie est l’un des pires pays en terme de répartition des revenus. Tout cela figure dans notre programme que j’ai formulé en 3 points : le premier est le rétablissement de la paix à savoir relier les gens, créer des ponts c’est pourquoi je partage les propos du journaliste Levent Gültekin qui propose de "sortir de nos chambres" et je fais le nécessaire pour. Le second est la croissance, qui comprend le développement. Le troisième est une distribution plus équitable. Mais avant tout je veux rétablir la paix. J’exprime aussi une injustice dans la répartition des revenus. »
De nombreux secteurs ont été privatisés, on parle même de privatisation à outrance. De plus, les économistes affirment que les entreprises sont très endettées. Si vous êtes au pouvoir, envisagez-vous renationaliser ?
- MUHARREM İNCE : « Nous n’avons pas par principe l’idée de renationalisation. Nous nous concentrerons sur les investissements publics dans le domaine industriel. Nous allons également soutenir les investisseurs. En bref, nous le ferons et le voulons. C’est notre objectif ».
Comment la Turquie peut sortir de cette crise ? Puisqu’avec la mondialisation et la politique néolibérale, la Turquie dépend aussi des autres pays.
- MUHARREM İNCE : « La crise que connait la Turquie découle du déficit et de la dette. Qui a déclenché le problème ? Cette impasse en Turquie provient d’une perte de confiance. Ce problème est consécutif à une privation de la loi et à des décisions prises par une seule personne. La situation économique et politique observée face au monde du marché affecte la Turquie et l’affaiblit. Donc, dans un premier temps, on doit régler ces problèmes internes. Il n’est pas possible pour vous d’interférer dans les politiques de la Banque centrale américaine pour augmenter la valeur du dollar. Si vous ne vous rendez pas compte que le dollar est une monnaie de change sur les marchés internationaux et que cela vous affecte, alors vous n’observez pas le monde, la loi ... Nous allons créer un environnement de confiance dans chaque domaine en premier lieu. Nous interviendrons sur les problèmes qui nécessitent un soutien urgent et direct. Les institutions liées à l’économie seront libres de prendre leurs propres décisions. ».
Sensible à la cause paysanne, il met l’accent sur la situation désastreuse des agriculteurs, des fermiers, des maraichers qui ne sont plus en mesure de produire car la plupart des produits proviennent de l’étranger. C’est pourquoi, il insiste sur le fait qu’en Turquie il y a un manque de production permettant de se développer plus efficacement. Il veut mettre en place des dispositifs afin que la Turquie retrouve sa capacité de production.
Pour clore l’entretien, j’ai demandé à Monsieur Muharrem Ince d’adresser un petit message à la diaspora turque de France.
- MUHARREM İNCE : « Quand je serai président, je serai proche de tous les citoyens turcs, aussi bien de ceux qui vivent en Turquie que de ceux qui habitent à l’étranger. Je serai à l’écoute de tous.
En outre, je demanderai à nos concitoyens de l’étranger de bien analyser le système du pays dans lequel ils vivent et d’être forces de proposition. Toutes les idées sont bonnes à prendre. Seuls m’importent le bien et la prospérité de notre Turquie. ».
Dilek KARAAĞAÇ