Ukraine et Turquie dans l’UE : la clef de l’indépendance énergétique ?
Publié le | par | Nombre de visite 1619Source : nouvelle-europe.eu, par Philippe Perchoc
Comme le souligne Claude Mandil dans son rapport sur la sécurité énergétique européenne (2008), la diversification des approvisionnements n’est pas le seul pilier d’une politique européenne. La recherche de l’efficacité, le renforcement du marché intérieur pour créer une solidarité de fait, la mise en avant des énergies alternatives sont tout aussi importantes. Pourtant, le débat européen sur l’énergie se focalise le plus souvent sur la question des approvisionnements. C’est pourquoi nous avons choisi de revenir sur quelques éléments des débats relatifs aux adhésions turques et ukrainiennes sous cet angle.
La question russe
L’énergie est au cœur des relations avec la Russie et le débat européen sur l’énergie est largement orienté par une peur de la pression énergétique que cette dernière pourrait exercer sur l’Europe.
En adoptant cette perspective, peut-on penser que les adhésions turque et ukrainiennes seraient un atout pour l’Europe ?
Un œil sur la carte montre bien l’interdépendance actuelle de la Russie et de l’Europe. Si l’Europe peut acheter son gaz en Russie (mais aussi en Norvège ou en Algérie), la Russie le vend prioritairement à l’Europe. Les projets d’oléoducs et que gazoducs vers la Chine ou le Japon sont nombreux, mais ne sont aujourd’hui que des projets. On assiste donc bien à une interdépendance des Européens et des Russes, de ce point de vue.
On voit aussi le rôle pivot joué par la Turquie et l’Ukraine dans l’approvisionnement énergétique européen, mais selon des modalités différentes : quelles sont-elles ?
L’Ukraine pour contrôler les réseaux
L’Ukraine est le principal point de passage du gaz russe vers l’Union européenne (80%) et l’un des verrous de l’approvisionnement global européen (40% du total du gaz consommé dans l’UE). Ces chiffres illustrent à eux seuls l’importance stratégique de ce pays pour l’Union européenne comme pour la Russie.
Au moment où la situation politique ukrainienne est de plus en plus confuse, la question se pose pour les Européens de savoir comment stabiliser cette région vitale. Cette stabilisation pourrait passer par une adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, ou par une forme de « super-association ». Quels en seraient les avantages ?
Tout d’abord, la sécurité énergétique de l’Europe s’ouvrirait de nouveaux horizons.
La première serait un meilleur contrôle des réseaux d’approvisionnement européens. Tout comme Gazprom essaie de descendre les tuyaux des lieux de production aux maisons individuelles européennes, les Européens pourraient tenter de faire le chemin inverse et de remonter le plus loin possible vers le lieu de production, chemin sur lequel l’Ukraine est une étape obligatoire.
Cette remontée devrait aussi permettre une remise en état du réseau ukrainien qui en a bien besoin et qui nécessiterait environ 2.5 milliards d’euros d’investissements.
Le second avantage d’une forme d’adhésion serait de stabiliser le pays, notamment en exigeant plus de transparence dans le secteur du gaz.
L’Ukraine est le pays du gaspillage : son économie est le plus gourmande du monde et le pays consomme plus de gaz que le Japon ou même que l’Afrique dans son ensemble ! Or, ce gaspillage a tendance à se transformer en « gaz-pillage ». L’opacité des réseaux, de la distribution et des intermédiaires sont autant de facteurs de corruption et de pression sur la vie politique ukrainienne.
Le pays n’a pas encore pris le problème de la réduction de sa dépendance au gaz à bras-le-corps. Il connaît une « malédiction du gaz bon marché » : entre 1998 et 2005, Kiev a payé ses 1000 m3 de gaz environ 50 dollars contre 192 en Europe de l’Ouest. Le pays a donc profité de son « avantage comparatif » et s’est concentré sur des secteurs à forte consommation d’énergie comme l’agriculture et la sidérurgie. Aujourd’hui cet avantage s’est transformé en forte dépendance et le système de corruption qui s’est développé autour de son opacité est un vecteur de déstabilisation permanente pour le pays.
La mise en application des règles européennes en termes d’économies d’énergie ou de transparence des marchés publics seraient un puissant levier de stabilisation de l’Ukraine.
Vues sous leurs angles énergétiques, une « super association » ou une adhésion pour l’Ukraine seraient très bénéfiques pour l’Europe. D’autant que cette solution suscite moins d’hystérie à Moscou que la perspective d’une adhésion à l’OTAN.
La Turquie pour la diversification
Une adhésion turque, vue sous le même angle, relève d’une autre logique : l’Ukraine pour contrôler les réseaux, la Turquie pour la diversification.
L’Europe ne peut se satisfaire de la dépendance à un fournisseur principal et la diversification des sources d’approvisionnement est un enjeu fondamental du siècle à venir. Or, la Turquie est l’un des principaux vecteurs de cette diversification pour l’Europe.
« Nabucco », projet européen de liaison UE-Turquie-Caucause-Asie centrale sans passer par la Russie, est un projet essentiel, mais qui doit être relativisé dans la mesure où aucun des pays d’Asie centrale ne semble détenir plus de 2% des réserves mondiales de gaz. La Turquie serait donc une ouverture importante vers cette région, comme complément à ses fournisseurs habituels (Russie, Norvège et Algérie). Comme le souligne Claude Mandil, l’important dans les négociations tarifaires avec la Russie est de ne pas apparaître dos au mur pour discuter quelques millions de mètres cubes de gaz supplémentaire. Il faut pouvoir montrer que nous avons des alternatives crédibles et Nabucco est l’un des piliers de cette diversification.
D’autres perspectives s’ouvrent par la Turquie : celle du gaz iranien et moyen-oriental en général. L’Iran détient en effet environ 15% des réserves mondiales de gaz, comme le Qatar. De ce point de vue, la Turquie pourrait devenir une plaque tournante de la diversification européenne quand les perspectives des échanges avec l’Iran reprendront.
Stratégies européennes
L’un des arguments intéressants du dernier livre de Michel Rocard était que l’Europe fédérale étant morte, la Turquie avait tous les avantages à en être membre, notamment en termes énergétiques.
Or, cet argument repose sur l’idée qu’une Europe avec la Turquie serait plus forte que sans, sous-entendant que la vocation de l’Europe à la puissance n’est pas totalement abandonnée.
Si l’on adopte ce point de vue, il convient certainement de lancer un débat sur les mérites comparés et complémentaires des adhésions turques et ukrainiennes, de différents points de vue stratégiques : énergie, stabilité, marché, fonctionnement des institutions européennes.