Par Yavuz’Han Bulut
Il y a seulement quelques semaines, le président turc affirmait que des élections anticipées n’étaient pas envisageables compte tenu de la situation géopolitique – avec l’intervention militaire de la Turquie en Syrie. Erdoğan affirmait même en 2014 que demander des élections anticipées serait « une trahison envers la Nation ». C’est alors son allié indéfectible, Devlet Bahçeli chef du MHP (parti du mouvement nationaliste) qui s’en chargera à sa place, pour annoncer des élections anticipées pour le 24 juin 2018. Ces élections très anticipées – avec seulement 2 mois d’intervalle – ne sont pas le fruit d’un hasard : l’opposition est prise par surprise, devant s’organiser au plus vite pour affronter celui qui tient la Turquie d’une main de fer. Quels sont alors les enjeux de ce scrutin ? En quoi ces élections sont, pour les turcs, décisives ?
→ Des élections plus qu’anticipées
Pour les opposants, peu de doute, c’est un coup monté par le pouvoir contre l’opposition. Même si tous les partis d’opposition se sont dit prêts à des élections anticipées, il est constatable qu’aucun – hormis IYI Parti – n’avait désigné de candidat pour les présidentielles. En effet, IYI parti, parti créé il y a à peine 6 mois, avait désigné Meral Akşener, une femme de 61 ans. Or son parti se retrouve pris au piège du pouvoir. La date du 24 juin n’est sûrement pas le fruit d’un hasard, et semble être choisie de façon à compromettre son entrée dans les élections. Car la participation à des élections en Turquie nécessite l’organisation d’un congrès extraordinaire au moins 6 mois avant le scrutin. Surprise, le parti ne pouvait participer officiellement aux élections qu’après le 26 juin 2018. Cette manœuvre du pouvoir semble avoir renforcé l’opposition : CHP prend l’initiative d’envoyer 15 de ses députés à IYI Parti ce qui leur permet d’avoir un groupe parlementaire. Ainsi, le parti de Meral Akşener se voit le droit de participer aux élections.
→ Les prémices d’une élection en approche
Pour le pouvoir, les causes officielles de ces élections sont dues aux tensions géopolitiques et les évolutions économiques que connaît le pays. En effet, la Turquie mène depuis plusieurs mois des opérations militaires dans le nord de la Syrie dans un cadre de lutte contre Daech et les groupes affiliés au PKK. Outre la situation géopolitique, l’économie turque se retrouve dans une impasse. La livre turque dégringole face au dollar – atteignant même la barre des 4,80 TL – et face à l’euro passant les 5,50 livres. La croissance provenant principalement de la consommation qui elle-même provient du crédit montre que le gouvernement de l’AKP (le parti de la justice et du développement) commence à avoir du mal à gérer l’économie d’un pays peuplé à plus de 80 millions d’habitants.
Outre les dires officiels, l’AKP et le MHP avaient conjointement voté en mars au parlement une réforme intitulée « sécurité des élections », c’est à dire seulement 1 mois avant l’annonce des élections. Ce pacte de réforme, comptabilise les votes sans cachets – concept qui avait permis des fraudes lors du référendum du 16 avril 2017 ; créer un système complexe de répartitions des votes ; permet la présence policière devant même les bureaux de votes – dans un contexte de dérive autoritaire et où les décrets administratifs (permis par l’État d’Urgence) priment sur l’Etat de droit. Cette réforme électorale était aussi une manière détournée d’annoncer les élections avant l’annonce officielle.
→ Quels sont les candidats et leurs stratégies ?
Une petite mise en contexte semble nécessaire.
Après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, on assistait en Turquie à une union nationale face aux menaces que rencontrait le pays. Rappelons-nous du fameux 8 août 2016 où des millions de citoyens turcs de tous bords politique se réunissaient à Yeni Kapi pour le meeting de la « démocratie et martyrs » plébiscitant ainsi le président Erdoğan vu comme rassembleur.

Meeting de Yeni Kapi, réunissant des millions de turcs, 8 août 2016.
Or quelques semaines plus tard, avec le referendum permettant l’hyper-présidentialisation du régime, cette union semble disparaître au sein de la société turque. Alors, il y avait d’un côté l’AKP et son nouvel allié Devlet Bahçeli du MHP qui militaient en faveur de la réforme, face à une opposition affaiblie dans un contexte d’autoritarisme et de pression sociale orchestrée par le pouvoir et ses médias.
C’est le ralliement de Bahçeli au pouvoir qui mena le MHP à une scission interne : une opposition se forme, principalement autour de Meral Akşener, Sinan Oğan, Umit Özdağ et Koray Aydin qui militaient pour le ‘Non’ au référendum. Par ailleurs, début 2016 ces mêmes personnes candidataient à la présidence du MHP, organisant un congrès qui ne sera pas reconnu par Bahçeli, malgré les conditions juridiques acquises.

C’est alors grâce au référendum d’Erdoğan que Meral Akşener se démarque et devient celle qui captera l’attention des nationalistes de droite comme de gauche, mais aussi celle de l’opposition dans sa globalité. Pari réussi dans son bord politique : 70% des sympathisants du MHP auraient voté contre la réforme constitutionnelle, et ce malgré l’alliance du parti avec l’AKP.
Meral Akşener est une femme politique de longue date se positionnant au centre-droit de l’échiquier politique. Doctorante en Histoire, elle a brigué en tout 4 mandats en tant que députée et a été nommée ministre de l’intérieur en 1996 sous le gouvernement d‘Erbakan dans un contexte de fortes tensions avec le PKK.
Meral Akşener, candidate du IYI parti

Perçue comme une personnalité rassembleuse entre la Turquie kémaliste et la Turquie islamiste, Akşener a pu présider pendant plusieurs mois la Grande Assemblée Nationale de Turquie (TBMM) grâce au consensus de plusieurs branches politiques. Elle reçoit même en 2015 une proposition de la part de l’AKP pour le poste de ministre de l’intérieur dans un contexte où Erdoğan venait à peine de sauver sa majorité parlementaire perdu quelques mois plus tôt.
Meral Akşener qui absorbe déjà des électeurs de tous bords politiques, cherche alors aujourd’hui à rassembler, en attirant les nationalistes vers le centre, tout en utilisant son parcours politique et social pour combiner conservatisme et kémalisme dans un même ensemble. Elle est créditée de 19 à 25% dans les sondages.
Même si l’opposition est censurée par les médias, il y a aux cotés de Meral Akşener, 4 autres candidats qui se disputeront pour obtenir la place du second tour face à Erdogan.
Figure imposante des kémalistes, Muharrem Ince sera le candidat du CHP. Ce parti généralement catégorisé au centre gauche de l’échiquier politique, commençait à perdre le souffle face aux victoires successives et triomphales de l’AKP de Tayyip Erdoğan. Kemal Kiliçdaroğlu, président du parti, qui certes a permis au CHP de faire de bons scores dans le passé, ne néglige pas un choix stratégique pour les élections à venir en nommant comme candidat du parti son farouche opposant Muharrem Ince. Celui-ci avait perdu de très loin lors du Congrès interne il y a moins de trois mois.

Muharrem Ince, candidat du CHP
Professeur de physique, Ince est très apprécié dans les milieux kémalistes mais aussi chez une partie des kurdes. Il prône un discours de réconciliation nationale qui séduit tantôt dans le front de gauche que chez les nationalistes du MHP, de la droite nationaliste dure. Cependant il semble difficile pour lui de casser l’électorat de l’AKP, qui le trouve trop à gauche ou trop laïciste. Celui-ci se voit actuellement crédité de 19 à 24%, au coude à coude avec Meral Akşener.
Au front de gauche, un candidat va faire campagne… en prison. C’est Selahattin Demirtaş, qui était déjà candidat à la présidentielle de 2014, où il avait obtenu près de 10% des suffrages.

Anciennement président du HDP (parti démocratique des peuples), Demirtaş séduit tant chez les minorités qu’à l’extrême gauche. Il est actuellement en garde à vue et en attente de son procès, car suspecté d’avoir fait la propagande du terrorisme qu’est le PKK. Celui-ci expliquait vouloir défendre les droits des peuples, en particulier ceux des kurdes, tout en affirmant dans d’autres contextes vouloir ériger la statue d’Ocalan, figure première du PKK et ennemi juré de l’État turc. Son inculpation est encore aujourd’hui sujet de discorde au sein de la société turque.
Anciennement allié avec le HDP, le parti au pouvoir ne semble pas avoir réussi à discréditer Demirtaş : celui-ci bénéficie d’un soutien encore massif et stable plaidant son innocence, il est crédité à plus de 8% des suffrages et son parti semble pouvoir passer le barrage parlementaire pouvant faire de ce parti le parti clef du parlement turc.
Difficile de positionner le parti Saadet (parti de la félicité) sur l’échiquier politique, mais ce parti né en 2001 sous Erbakan, se présente plus que jamais comme une alternative islamiste à celle de l’AKP. Le parti recueille généralement peu de voix aux élections, mais a une forte influence au sein de la société turque notamment avec sa branche religieuse qui est le Milli Görüş, implanté un peu partout y compris en Europe.

Temel Karamollaoğlu, candidat du Saadet
C’est alors Temel Karamollaoğlu, chef du parti, qui sera le candidat de Saadet, en recueillant plus de 150 000 signatures sur les 100 000 nécessaires lui permettant de se présenter aux présidentielles. Celui-ci critique l’utilisation de la religion faite par le pouvoir, à des fins électorales et politiques. Rappelons qu’initialement, Erdoğan était lui-même l’élève d’Erbakan avant que celui-ci ne se sépare du mouvement en question.
Dernier candidat de l’opposition, du moins d’apparence, Doğu Perinçek est un politicien de gauche depuis les années 70. Il a participé à la mise en œuvre de plusieurs mouvements révolutionnaires ou socialistes comme le parti des travailleurs ou le parti socialiste.

Dans le passé, celui-ci avait même été accusé de collaborer avec le PKK. Perincek affirme néanmoins avoir une vision nationaliste.
Recueillant peu de voix, celui-ci a pu se présenter aux présidentielles par le biais des 100 000 signatures, grâce à la mobilisation des opposants. En cas de second tour avec pour candidat Ince ou Akşener, Perinçek affirme ne pas se ranger derrière l’opposition.
Malgré les pressions contre l’opposition, c’est au total 5 candidats qui seront face au président actuel, Recep Tayyip Erdoğan.
A la tête de l’État depuis 2002, d’abord en tant que premier ministre puis en tant que président de la République, Erdoğan se voit aujourd’hui plus que jamais menacé.
Ancien footballeur semi-professionnel, c’est au niveau local que sa vie politique va commencer : Erdoğan gagnera la mairie d’Istanbul en 1994 jusqu’en 1998 lorsqu’il sera emprisonné pour avoir récité un poème jugé comme trop offensant aux valeurs républicaines.

Erdoğan attendant son procès, 1997
Il fonde l’AKP en 2001 pour arriver en tête des suffrages lors des élections de novembre 2002, dans un contexte de crise économique avec une inflation galopante et un État surendetté.
A la tête de l’État, Erdoğan lance une série de réformes économiques, politiques et sociales permettant l’émergence d’une nouvelle classe moyenne très consommatrice et lui étant très favorable. Rappelons tout de même que depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir, la Turquie connaît selon les années des taux de croissances à deux chiffres, les ménages se portent globalement mieux, certaines libertés politiques sont rétablies et des nouveaux droits sociaux voient le jour.
Par ailleurs, il lance des processus de rapprochement avec l’Ouest pour adhérer à l’Union impossible, mais aussi avec le PKK pour, selon lui, résoudre le problème kurde.

Résultat des présidentielles, 2014
Largement plébiscité lors des élections présidentielles de 2014, avec 52% des suffrages dès le premier tour, Erdoğan profite d’une légitimité quasi peu contestable pour appliquer ses mesures, même si un an plus tôt des soulèvements populaires avaient éclaté suite aux événements de Gezi. Néanmoins son alliance avec le PKK lui coûtera cher, au moins dans les urnes, mais pas pour longtemps : l’AKP perdra sa majorité parlementaire en juin 2015 pour la regagner 6 mois plus tard, profitant des fortes tensions internes lui étant favorables.
Cela fait maintenant 2 ans que la Turquie se retrouve face à un gouvernement toujours plus autoritaire qui ne connaît plus de limite. Le soir du 15 juillet 2016, la Turquie connaît une tentative de coup d’État orchestrée par un groupuscule de l’armée turque.

Le soulèvement a pu être contré par la population après l’appel de « résistance » lancé par Erdoğan via l’ancienne chaîne d’opposition CNN, qu’il méprisait tant et qui d’ailleurs se retrouve aujourd’hui aux mains du pouvoir.
Le bilan de la soirée s’élève à 248 morts et 2191 blessés. L’attaque fut attribuée aux réseaux Gülenistes, avec à sa tête Fetullah Gülen, l’ex-ami et allié politique d’Erdoğan. Très implanté en Turquie et dans des dizaines de pays, notamment par ses écoles et associations, le mouvement connaîtra une purge d’ampleur touchant et divisant la société turque : il est dit que plus de 80 000 personnes sont en prison et plus de 100 000 turcs limogés de leurs fonctions.
Depuis les événements de juillet 2016, une forme de paranoïa s’installe au sein de la société turque. Les proches du pouvoir, y compris le gouvernement, se mettent à accuser l’opposition d’appartenir à la mouvance güleniste : c’est alors qu’une vraie pression sociale s’installe sur les opposants en Turquie, alors que ces mêmes opposants étaient auparavant les premiers à dénoncer ce mouvement lorsque l’AKP le soutenait encore. Ce climat de peur ne profitera qu’à Erdogan, lui permettant de remporter, de très peu, son référendum sur la réforme constitutionnelle en avril 2017. On note par ailleurs que la candidate à la présidentielle Meral Akşener est aujourd’hui ouvertement accusée de gülenisme, alors que celle-ci dispose parmi ses cadres, les victimes des procès d’Ergenekon et Balyoz, procès orchestrés dans le passé par l’AKP et les Gülenistes.
La Turquie, gouvernée maintenant depuis plusieurs mois sous l’État d’Urgence, se retrouve plus que jamais divisée, notamment depuis le référendum. Lorsque les turcs attendaient d’Erdoğan un rassemblement national autour d’un président solide et neutre, celui-ci préférera être un président partisan agissant avec les moyens de l’Etat pour son électorat. Et si cette division prenait fin ?
→ un barrage républicain ?
Malgré les quelques difficultés qu’a pu rencontrer le barrage républicain en 2017, cette pratique semble aujourd’hui être ancrée en France.

Présidents des partis de « l’alliance de la Nation »
Mais c’est une première qui advient en Turquie, on assiste à l’alliance de 4 partis au sein de l’opposition face au pouvoir qu’ils jugent comme destructeur des valeurs républicaines. En effet, pour les législatives à suivre, le CHP, IYI, Saadet et DP (Parti Démocrate) feront bloc commun sous le nom de « l’alliance de la Nation » (Millet Ittifaki). Car oui, depuis la réforme constitutionnelle, on élit le président et ses députés le même jour. Ces législatives sont spécifiques car en plus d’être coordonnées avec les présidentielles, il y a l’apparition de nouvelles modalités des répartitions des votes, modalités qui ont justement été votées quelques semaines avant l’annonce du scrutin.
Alors que l’AKP se voyait profiter d’une alliance avec le MHP, Huda-Par (parti de la liberté) et le BBP (Parti de la Grande Unité) pouvant écraser l’opposition, ils se retrouvent maintenant face à un barrage solide qui a pu se construire en moins de deux mois, avec comme supplément IYI parti qu’ils envisageaient de priver des élections. Quant au HDP qui se retrouve isolé au front de gauche, la situation lui est bénéfique. Le fait que le CHP, initialement de gauche, s’allie avec des partis du centre et du centre-droit, tout en présentant un candidat de la frange dure des kémalistes, permet au HDP d’absorber un maximum d’électeurs de gauche mais aussi des kurdes déçus de l’AKP. Les sondages prédisent le parti au pouvoir et ses alliés comme perdant au parlement turc.
Alors, le risque de cohabitation est très élevé. Et si on assistait à la réélection d’Erdogan avec un parlement d’opposition ? Et si finalement c’était déjà trop tard pour ce fameux barrage républicain ?
14 Mai, le président turc est interviewé par BBC en Angleterre, lorsque la journaliste lui présente l’hypothèse selon laquelle l’opposition gagnerait la majorité parlementaire. Celui-ci sous-entend qu’il reconvoquerait des élections, alors qu’il y a 1 an lors de la campagne référendaire, Erdogan défendait avec détermination la stabilité qu’apporterait son nouveau style de régime.
Face à ce risque de cohabitation, qui sera source de très grosses instabilités, « l’alliance de la Nation » se mobilise aussi pour les présidentielles. Tout d’abord face aux risques de fraudes qui ont déjà eu lieu lors du référendum, les partis coopéreront comme ils le peuvent pour les décomptes des votes lors des deux scrutins.
Mais ils ont aussi fait le choix stratégique de présenter chacun un candidat à la présidentielle afin d’offrir un maximum de choix politique aux citoyens, notamment à l’électorat de l’AKP dont une partie attend une alternative solide pour pouvoir changer le choix de vote. Car rappelez-vous du désastre de 2014, sûrement mérité, lorsque l’opposition se met à présenter un candidat unique, restreignant ainsi l’offre politique et permettant la victoire nette et claire d’Erdogan dès le premier tour. Aujourd’hui malgré la volonté qu’a Erdogan de bipolariser le jeu politique à son avantage, les citoyens turcs ont face à eux une multitude de candidats, qui boostera sûrement le taux de participation au-dessus des 85%.
L’enjeu des élections du 24 juin prochain est donc comme vous l’avez compris, crucial à la fois pour les turcs mais aussi pour la place qu’occupe la Turquie sur la scène internationale. Celui ou celle qui obtiendra la présidence aura sous ses mains des pouvoirs extraordinaires. C’est d’ailleurs l’une, si ce n’est la seule des craintes de l’opposition de se voir gouverner par la volonté d’un seul homme. Même s’il existe des divergences, ils militent tous pour un régime parlementaire et représentatif, un Etat ayant des instances indépendantes du politique, une économie productrice et non pas seulement consommatrice et surtout une politique de réconciliation nationale dans un climat de profondes divisions sociales et politiques touchant l’ensemble de la société.
A vrai dire, les turcs sont actuellement entrain de défendre ce que la République leur avait déjà offert pendant plus de 80 années. C’est peut-être leur dernière chance, le 24 juin 2018.