Quelques remarques sur le procès Gauin c. Toranian et Tilbian

Par Maxime Gauin
Le 17 octobre, devant la 17e chambre correctionnelle (chambre de la presse) du tribunal de Paris, s’est tenu le triple procès que j’ai engagé, pour injure et diffamation, contre Jean-Marc « Ara » Toranian, ancien chef de la branche politique de l’ASALA en France (1976-1983), actuellement directeur des Nouvelles d’Arménie magazine, et Samuel Tilbian, trésorier de la Fédération des associations arméniennes de Rhône-Alpes.
Une défense mal en point juridiquement…
En termes de droit et de jurisprudence, la défense a tenté de partir à l’assaut d’un abri antiatomique avec un cure-dent. Rappelons que je poursuis MM. Toranian et Tilbian, ensemble, pour un message de ce dernier, sur le forum d’armenews.com, retiré trop tard par M. Toranian, qui est le directeur dudit site :
« Dussardier [Maxime Gauin], notre prétendu historien, véritable tâcheron au service du fascisme turc nous sort un article dans lequel il s’épuise à vouloir démonter les preuves irréfutables accumulées par Vahakn Dadrian et Taner Akçam, çadevient chez lui une véritable obsession (...) Toujours selon notre négationniste patenté, les déportés étaient très bien nourris et accueillis au cours et au tenue de leurs marches forcées, et toutes les photos et films de morts et de déportés squelettiques en haillons sont des faux. »
Outre la violence évidente du propos, ces lignes dénaturent ce que j’ai écrit, et le prévenu, malgré la malhonnêteté flagrante de l’accusation, l’a maintenue à l’audience. J’ai démontré, sources à l’appui, et je le maintiens, n’ayant jamais été contesté sur le fond, qu’il n’y eut pas de famine ou de disette généralisée parmi les Arméniens déplacés de force par l’armée ottomane ; ce qui ne signifie évidemment pas que tout allait bien. La diversité des situations, même les historiens (je dis bien les historiens et non les propagandistes) partisans de la qualification de « génocide arménien » l’admettent désormais [1]— et d’ailleurs, cela ressort de témoignages arméniens [2].
Je poursuis M. Toranian seul pour trois passages d’un éditorial paru sur son site et rédigé par lui-même (les deux premiers pour diffamation, le troisième pour injure, car il n’est pas articulé sur des faits) :
« Dans cette diatribe, cosignée par un dénommé Murinson, le pamphlétaire anti-arménien tente à nouveau de noircir l’image de l’Arménie en lançant à son encontre une accusation publique d’antisémitisme. Ce qui est la moindre des choses quand on s’intéresse à des Israéliens…Gageons que s’il devait écrire pour un journal palestinien, il trouverait dans l’histoire ou l’actualité arménienne de quoi alimenter la thèse inverse, à l’instar d’Erdogan qui n’a pas hésité à suggérer l’existence d’un complot cosmopolite mondial pour expliquer la crise financière en Turquie. »
« Plus préoccupant est le fait qu’un journal comme Haaretz, sérieux, ait pu servir de support à un texte signé par un individu dont l’un des principaux titres de gloire est de défendre les thèses négationnistes de la Turquie sur le génocide arménien. »
« On ne peut évacuer par principe l’option de le dénoncer plus systématiquement au motif que ce serait entrer dans son jeu. En butte à un dilemme assez comparable avec Faurisson, nos amis de la communauté juive de France avaient [sic] choisi d’être plus offensifs. »
Le Conseil constitutionnel a jugé, en janvier 2017, que la question de 1915, comme les autres tragédies du passé n’ayant pas fait l’objet d’un procès devant la justice française, ou une juridiction internationale reconnue par la France, relève du débat historique [3].
La défense n’a jamais cité cette décision, alors qu’elle s’impose à toutes les juridictions de notre pays. Citant la décision rendue en 2013 par la 2e chambre de la CEDH, dans l’affaire Perinçek c. Suisse, la défense a cité une phrase sans rapport avec notre affaire, évitant soigneusement de commenter les passages pertinents, et notamment ceci :
« 116. Par ailleurs, la Cour estime, avec le requérant, que le ‟génocide” est une notion de droit bien définie. […] La Cour n’est pas convaincue que le ‟consensus général” auquel se sont référés les tribunaux suisses pour justifier la condamnation du requérant puisse porter sur ces points de droit très spécifiques.
117. En tout état de cause, il est même douteux qu’il puisse y avoir un ‟consensus général”, en particulier scientifique, sur des événements tels que ceux qui sont en cause ici, étant donné que la recherche historique est par définition controversée et discutable et ne se prête guère à des conclusions définitives ou à des vérités objectives et absolues (voir, dans ce sens, l’arrêt no 235/2007 du Tribunal constitutionnel espagnol, paragraphes 38-40 ci-dessus). À cet égard, la présente espèce se distingue clairement des affaires qui portaient sur la négation des crimes de l’Holocauste (voir, par exemple, l’affaire Robert Faurisson c. France, tranchée par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies le 8 novembre 1996, Communication no 550/1993, doc. CCPR/C/58/D/550/1993 (1996)). Premièrement, les requérants dans ces affaires avaient non pas contesté la simple qualification juridique d’un crime, mais nié des faits historiques, parfois très concrets, par exemple l’existence des chambres à gaz. Deuxièmement, les condamnations pour les crimes commis par le régime nazi, dont ces personnes niaient l’existence, avaient une base juridique claire, à savoir l’article 6, alinéa c), du Statut du Tribunal militaire international (de Nuremberg), annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945 (paragraphe 19 ci-dessus). Troisièmement, les faits historiques remis en cause par les intéressés avaient été jugés clairement établis par une juridiction internationale. »
On ne saura pas non plus ce que la défense pense du jugement rendu par la 17e chambre correctionnelle en 1999, et jugeant que l’imputation de « quasi négationnisme », dans un contexte où il n’est pas fait grief à la personne visée de nier l’existence des chambres à gaz, est diffamatoire, ni de l’arrêt de la Cour de cassation, rendu en 2010, qui confirme qu’accuser quelqu’un de « négationnisme au sens primaire du terme », là encore sur un sujet qui n’est pas le génocide des Juifs par les nazis, relève de la diffamation.
Quant aux propos pour lesquels je poursuis M. Tilbian seul, ils sont encore plus violents que ceux de M. Toranian : « un minable rond de cuir de l’administration fasciste turque, dont le QI doit péniblement s’établir autour de 75 […] Ils font partie des gens qui ont permis au nazisme de fonctionner comme une machine bien huilée. » (injure) ; « il a pu se faire engager par l’état fasciste turc, comme faussaire professionnel en matière historique » (diffamation) ; « un Faurisson, un Soral ou un Dieudonné » (injure). Nul besoin, je pense, d’explications jurisprudentielles, ici, pour ces propos-là.
Il me suffira de préciser que j’ai indiqué, à l’audience les deux définitions principales du fascisme, celle qu’on trouve notamment chez Pascal Ory [4] et Nicolas Lebourg [5] et celle de Zeev Sternhell [6] (les autres, celle de Pierre Milza [7] par exemple, se situant entre les deux) : 1) le mouvement politique qui utilise la guerre impérialiste pour parvenir à l’État total, dirigé par un parti-milice, et créer un homme nouveau ; 2) les anti-Lumières radicales adaptées à l’ère des masses, constituées par la rencontre entre l’extrême droite contre-révolutionnaire, national-populiste, etc., d’une part, des renégats du socialisme d’autre part, qui établissent ensemble une doctrine radicalement organiciste pour renverser la démocratie — et le libéralisme politique en général. Évidemment, la défense n’a pas pu citer ne serait-ce qu’une phrase de ma part qui correspondrait à l’une de ces définitions.
… et qui mise tout sur le pathos
Avec une situation factuelle, juridique et jurisprudentielle aussi embarrassante, que restait-il à la défense ? Le pathos hors de propos. Nous avons entendu M. Toranian et M. Tilbian nous parler de leurs familles — histoires familiales que je ne conteste pas, et qui sont donc sans rapport avec notre affaire. Pour justifier l’accusation de « fascisme », M. Toranian m’a aussi accusé d’avoir fait des photographies avec Abdullah Çatlı… mort en 1996 (alors que je suis né en 1985) ! Et pourquoi pas avec Mehmet Reşit (1873-1919), pendant qu’il y était ? Cherchant à me dépeindre comme « un pamphlétaire antiarménien », il a cité l’unique tweet (sur environ 18 500 que j’ai rédigés ou retweetés) où je me moque de Kim Kardashian, inventant au passage un mot-dièse (#Prostitution) qui n’y figure pas. À l’inverse, tout ce que j’ai pu écrire sur les Arméniens loyalistes, leur contribution à l’Empire ottoman et à la République de Turquie, le terrorisme qu’ils ont subi de la part de la Fédération révolutionnaire arménienne et du Hintchak, l’utilisation, par le politiste Nareg Seferian, de son entretien avec moi pour son analyse du conflit mémoriel et historiographique entre Arméniens et Turcs [8], ou encore mon retweet d’une protestation courageuse, formulée par Hélène Bekmezian (journaliste au Monde), évidemment, la défense n’en a pas dit un mot.
Quant aux témoins venus pour justifier l’imputation de « négationnisme », ils ont surtout confirmé l’incapacité totale de mes adversaires à me critiquer sur le fond. Premier à déposer, le chirurgien urologue Yves Ternon, habitué des prétoires depuis 1982 (il fut témoin de la défense pour des terroristes des CJGA et de l’ASALA [9], et plus récemment pour Laurent Leylekian, lequel a été condamné pour diffamation), a parlé en des termes extrêmement généraux, sans citer ne serait-ce qu’un seul document prouvant une intention génocidaire des autorités ottomanes (alors que de tels documents ne manquent pas pour la Shoah [10], ). Tout de suite après, la vice-présidente Caroline Kuhnmunch l’a interrogé, pour savoir s’il avait lu l’article qui avait provoqué les premiers messages poursuivis de Samuel Tilbian. Réponse désarmante de l’urologue Ternon : « Non. Je ne connais pas du tout ce monsieur. » La première plainte date de février 2014, la date du procès a été fixée en septembre 2016, et on commence par m’opposer un chirurgien de profession, qui ne revendique aucun travail sur archives, et qui n’a même pas pris la peine, d’après ses dires, de lire ne serait-ce qu’un article de ma part ?
M. Ternon avait placé la barre haut, mais Raymond Kévorkian a réussi à faire encore mieux. Lui aussi a prononcé une déclaration sans aucun rapport direct avec ce que j’ai publié. Interrogé pour savoir s’il avait lu mes articles, il a répondu qu’il en connaissait effectivement certains ; mais il n’a pas exprimé la moindre critique sur le fond, n’a pas donné un seul exemple de traduction malhonnête, de citation tronquée, d’omission contestable. Interrogé ensuite par mon avocat sur ma demande d’accès aux archives de la Bibliothèque Nubar, dont il était à l’époque le responsable, M. Kévorkian a dit qu’il s’en souvenait, et qu’il m’avait alors répondu qu’il serait hors de Paris lorsque je m’y trouverais. J’ai immédiatement protesté contre cette inexactitude, et la présidente, Fabienne Siredey-Garnier, l’a aussitôt relevé. J’ai donc expliqué que si, effectivement, ma première demande avait obtenu cette réponse, il y en eut une seconde, six mois plus tard. Le premier courriel de cette seconde demande fut laissé sans réponse ; l’autre aussi. Par la suite, j’ai décrit ce silence dans un article pour Daily Sabah (sur la question de l’accès aux archives sur la question arménienne), et M. Kévorkian n’a pas réagi à l’époque. Cette fois, il ne pouvait plus rester silencieux. Perdant son calme, il m’a dit quelque chose comme : « Qu’attendiez-vous de moi ? Que je vous fournisse des documents qui feraient de vous une vedette en Turquie ? » Le tribunal appréciera.
Cela dit, je ne saurais cacher que ce procès me laisse un goût d’inachevé, principalement pour une raison de temps. En effet, lors de l’audience de fixation, en septembre 2016, la 17e chambre avait décidé de ne traiter que de cette triple affaire, pour se donner le temps nécessaire. Or, à la dernière minute, nous avons appris qu’une citation directe (procédure qui se passe d’instruction) avait déposée par un homme d’affaires marseillais contre le quotidien L’Équipe — quotidien défendu par le vice-bâtonnier Basile Ader. Je ne fais nullement grief au tribunal d’avoir traité de cette affaire en une heure : c’était inévitable ; mais il se trouve que mon avocat, Me Patrick Maisonneuve, devait partir à 18h pour prendre un avion, ayant à plaider aux assises, en Province, les jours suivant. Si nous n’avions pas commencé une heure en retard, j’aurais pu parler ne serait-ce que quinze minutes de plus, et ainsi balayer l’argument du pathos en rappelant les crimes des nationalistes arméniens, ainsi que la pleine conscience qu’avaient leurs dirigeants (Garéguine Pasdermadjian [11] et Aram Turabian [12], par exemple) des conséquences qu’auraient, pour les simples civils, leur politique de trahison [13] vis-à-vis de l’Empire ottoman et de purification ethnique contre les musulmans. Je ne manquerai pas de le faire si un appel est interjeté.
D’ici là, j’attends le jugement avec calme.
Maxime Gauin
[1] Hilmar Kaiser, « Regional resistance to central government policies : Ahmed Djemal Pasha, the governors of Aleppo, and Armenian deportees in the spring and summer of 1915 », Journal of Genocide Research, XII-3/4, 2010, pp. 173-218 ; « Study the Armenian Genocide with Confidence, Ara Sarafian Suggests », The Armenian Reporter, 18 décembre 2008.
[2] Par exemple : Torkom İstepanyan, Hepimize Bir Bayrak, İstanbul, Tarla Yayınları, 1967 ; James K. Sutherland, Adventures of an Armenian Boy, Ann Arbor, Ann Arbor Press, 1964.
[3] « 196. En troisième lieu, et compte tenu de ce qui est rappelé au paragraphe précédent, le seul effet des dispositions du dernier alinéa du 2° de l’article 173 est d’imposer au juge, pour établir les éléments constitutifs de l’infraction, de se prononcer sur l’existence d’un crime dont la négation, la minoration ou la banalisation est alléguée, alors même qu’il n’est pas saisi au fond de ce crime et qu’aucune juridiction ne s’est prononcée sur les faits dénoncés comme criminels. Des actes ou des propos peuvent ainsi donner lieu à des poursuites au motif qu’ils nieraient, minoreraient ou banaliseraient des faits sans pourtant que ceux-ci n’aient encore reçu la qualification de l’un des crimes visés par les dispositions du dernier alinéa du 2° de l’article 173. Dès lors, ces dispositions font peser une incertitude sur la licéité d’actes ou de propos portant sur des faits susceptibles de faire l’objet de débats historiques qui ne satisfait pas à l’exigence de proportionnalité qui s’impose s’agissant de l’exercice de la liberté d’expression. » Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, § 196.
[4] Pascal Ory, Du fascisme, Paris, Perrin, 2010 (1re édition, 2003)
[5] Nicolas Lebourg, Le Monde vu de la plus extrême droite. Du fascisme au nationalisme-révolutionnaire, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2010.
[6] Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme, 1885-1914, Paris, Gallimard, 1997 (1re édition, 1978) ; Maia Ashéri, Zeev Sternhell et Mario Sznajder, Naissance de l’idéologie fasciste, Paris, Gallimard, 1994 (1re édition, 1989).
[7] Pierre Milza, Les Fascismes, Paris, Imprimerie nationale, 1985
[8] Nareg Seferian, The Clash of Turkish and Armenian Narratives, İstanbul, Sabancı Üniversitesi, 2017, p. 33
[9] Voir, entre autres : Comité de soutien à Max Kilndjian (éd.), Les Arméniens en cour d’assises. Terroristes ou résistants ?, Roquevaire, Parenthèses, 1983, pp. 118 et sqq.
[10] Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard, 2006, trois volumes ; Jean-Claude Pressac, Les Crématoires d’Auschwitz, Paris, CNRS, 2007 (1re édition, 1993) ; Georges Wellers, « Abondance de preuves », Le Monde, 29 décembre 1978
[11] « Imaginons que les Arméniens aient adopté une attitude exactement opposée à celle fut alors la leur ; en d’autres termes, imaginons qu’ils aient pris, en 1914, fait et cause pour les Allemands et les Turcs, exactement comme firent les Bulgares en 1915. Quel cours auraient pris les évènements au Proche Orient ? [...]
D’abord, ces horribles massacres d’Arméniens n’auraient pas eu lieu. Tout au contraire, les Allemands et les Turcs auraient tenté de gagner les sympathies des Arméniens par tous les moyens, jusqu’à la fin de la guerre. »
Garéguine Pasdermadjian, Why Armenia Should Be Free, Boston, Hairenik Press, 1918, p. 43
[12] « Les Arméniens sont les victimes volontaires de leur sympathie envers les Alliés ; en refusant le pacte des Jeunes-Turcs, et connaissant à fond le caractère sanguinaire des janissaires [sic] turcs, ils savaient très bien à quoi ils exposaient les habitants inoffensifs des régions de l’Arménie sous domination turque, mais dans l’histoire d’un peuple, il y a des moments où il est impossible de s’arrêter à mi-chemin, où il devient nécessaire de sacrifier, au besoin, une partie de la génération actuelle pour la sauvegarde de l’avenir de la race. »
Aram Turabian, Les Volontaires arméniens sous les drapeaux français, Marseille, Imprimerie nouvelle, 1917, pp. 41-42
[13] Henry Bidou, Histoire de la Grande guerre, Paris, Gallimard, 1936, pp. 317-318 ; Edward J. Erickson, Ottomans and Armenians. A Study in Counter-Insurgency, New York-Londres, Palgrave MacMillan, 2013 ; Maurice Larcher, La Guerre turque dans la guerre mondiale, Paris, Chiron, 1926, pp. 394-396