Pourquoi vendre des F-35 à la Turquie est une décision judicieuse pour les États-Unis et l’OTAN
Par Barın Kayaoğlu et Özgür Ekşi
Publié le 18 juillet 2025 à 9h30 sur Breaking Defense
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Nous souhaitons répondre à l’article de Bradley Bowman et Sinan Ciddi, publié le 2 juillet sur Breaking Defense, affirmant que Washington ne devrait pas vendre de F-35 à Ankara, même si la Turquie renonçait à son système de défense anti-aérienne S-400 d’origine russe.
Avec tout le respect dû à leurs auteurs, l’acquisition du chasseur furtif F-35 Lightning II de Lockheed Martin par la Turquie représenterait un grand pas en avant, tant pour l’OTAN que pour les États-Unis. Voici notre réponse, articulée en trois parties :
1. La Turquie n’a jamais partagé les secrets d’armes américaines avec des puissances tierces, et n’a aucune raison de le faire avec le F-35 ;
2. Comment et pourquoi la Turquie a acquis les S-400 ;
3. Pourquoi les F-35 ne risquent pas vraiment d’être espionnés par les S-400 en Turquie.
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🔹 La Turquie trahirait-elle les secrets du F-35 ?
Certains opposants à la vente prétendent que la Turquie pourrait livrer les plans du F-35 à la Russie, à l’Iran, à la Chine, voire à la Corée du Nord. Cette idée n’est pas réaliste.
Certes, la Turquie commerce avec la Russie et l’Iran, mais elle est aussi leur rivale géopolitique. Rappelons que la Turquie est le seul pays de l’OTAN à avoir abattu un avion russe en novembre 2015, à l’aide d’un missile américain AIM.
L’exemple de l’Ukraine est également parlant : les drones turcs TB2 de Baykar ont joué un rôle crucial lors des premiers mois de l’invasion russe de 2022, aidant les Ukrainiens à résister. Contrairement à l’administration Obama, qui hésitait entre aide létale et non létale, la Turquie a agi rapidement.
Sérieusement : pourquoi la Turquie livrerait-elle les secrets d’une arme qu’elle pourrait elle-même utiliser contre ses adversaires ? Elle ne l’a jamais fait avec les F-16, les frégates Oliver Hazard Perry, les avions AWACS E-7 ou tout autre système fourni par les États-Unis.
Quant à la Chine, les sondages montrent que les Turcs se méfient autant de Pékin que de Moscou ou de l’Occident. Les exactions contre les Ouïghours, peuple turcique et musulman, sont régulièrement dénoncées dans la presse turque.
Et la Corée du Nord ? Vu les liens étroits entre Ankara et Séoul (notamment en matière de défense), l’idée que la Turquie partagerait des secrets militaires avec Pyongyang est tout simplement absurde.
Si l’argument est qu’un pays ne doit pas recevoir de F-35 parce qu’il entretient des liens commerciaux avec la Chine, l’Iran ou la Russie, alors aucun allié des États-Unis ne pourrait y prétendre.
En 2024, les échanges commerciaux entre les États-Unis et la Chine s’élevaient à 580 milliards de dollars. L’Italie, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni – tous utilisateurs du F-35 – commercent eux aussi avec Pékin.
Et pourtant, en février dernier, le président Donald Trump a proposé de vendre des F-35 au Premier ministre indien Narendra Modi, alors même que l’Inde possède au moins cinq batteries S-400 et entretient des relations étroites avec la Russie et l’Iran. Qui s’en est plaint ?
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🔹 Pourquoi la Turquie a-t-elle acheté les S-400 ?
La Turquie est partenaire du programme F-35 depuis 2002 (niveau Tier III). Vers la fin des années 2010, dix entreprises turques produisaient près de 900 composants critiques de l’appareil.
Mais en 2017, lorsqu’Ankara a annoncé vouloir acheter les S-400 russes, et que la livraison a eu lieu en 2019, le Congrès américain a imposé des sanctions CAATSA et a exclu la Turquie du programme F-35.
Cela ne devrait pourtant pas surprendre : depuis la guerre du Golfe (1990-1991), la Turquie tente d’obtenir des systèmes de défense anti-aérienne longue portée – Patriot américains ou SAMP/T européens – sans succès.
Pire encore : en 2015, en pleine guerre en Syrie, les États-Unis, l’Allemagne et les Pays-Bas ont retiré leurs batteries Patriot du sud de la Turquie, laissant Ankara vulnérable.
La Chine avait alors proposé son système HQ-9 (FD-2000), avec promesse de coproduction, mais le contrat n’a jamais été signé. Après la tentative de coup d’État de juillet 2016, où des F-16 turcs ont bombardé Ankara, et faute de Patriots disponibles, la Turquie s’est tournée vers Moscou.
Même si la Russie n’a pas proposé de transfert de technologie, elle a offert des conditions de crédit avantageuses. Finalement, la Turquie n’a acquis qu’une seule batterie de S-400, inactive et stockée.
La guerre en Ukraine a prouvé qu’il était sage de diversifier la production de missiles et pièces détachées dans les pays alliés. Lors du sommet de l’OTAN à La Haye, les membres ont promis d’augmenter leurs budgets défense. La Turquie, avec son complexe militaro-industriel en plein essor, peut aider à combler ces lacunes.
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🔹 Le « S-400 espion » du F-35 ?
L’argument selon lequel les S-400 en Turquie pourraient espionner les F-35 est peu sérieux. En réalité, c’est déjà arrivé ailleurs — et les États-Unis, Israël et d’autres pays de l’OTAN en sont en partie responsables.
Les S-400 russes à Kaliningrad ont pu observer pendant des mois les F-35B italiens en patrouille au-dessus de la Baltique. Israël a utilisé ses F-35I “Adir” dans l’espace aérien syrien alors que des S-400 russes étaient présents.
Mais pour ne pas compromettre leurs capacités furtives réelles, les F-35 sont équipés de lentilles de Luneburg et de systèmes de manipulation de signature numérique. La Turquie pourrait tout à fait en faire de même.
Quant au refus turc de livrer ses S-400 à l’Ukraine — point reproché par Bowman et Ciddi —, cela constituerait une atteinte à la souveraineté turque et violerait l’accord avec Moscou, tout en sapant les efforts de médiation d’Ankara.
Enfin, la Turquie a garanti à ses alliés que les S-400 ne seraient jamais intégrés au système de défense aérienne de l’OTAN et fonctionneraient uniquement en mode autonome.
Bonne nouvelle : Ankara développe actuellement son propre système Dome
d’acier, une défense aérienne multicouche et intégrée, avec les missiles Hisar et Siper. À l’horizon 2030, les S-400 turcs pourraient bien finir… au musée.
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🔹 En conclusion : un bon investissement pour l’OTAN et les États-Unis
L’inclusion de la Turquie dans le programme F-35 sert les intérêts stratégiques de l’OTAN. Située à un point névralgique, elle renforce la stabilité régionale.
Malgré les sanctions et embargos, Ankara reste un allié fidèle. Les entreprises turques livrent dans les temps, avec précision et sans dépasser les budgets. Leur retour dans le programme JSF réduirait les coûts, améliorerait la qualité, et libérerait des ressources pour d’autres projets.
C’est une bonne affaire pour l’Amérique et pour l’Alliance.
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À propos des auteurs :
• Barın Kayaoğlu est professeur en études américaines à l’Université des Sciences Sociales d’Ankara (ASBU), analyste et consultant indépendant. [X / Twitter : @barinkayaoglu]
• Özgür Ekşi est chercheur en défense et fondateur du média spécialisé TurDef. Journaliste depuis 1993, il a travaillé pour Hürriyet Daily et C4Defence. Diplômé de l’Université d’Istanbul, de SOAS (Londres) et de Paris-Saclay. X : @eksiozgur]