Minarets / Suisse : En Irlande du Nord aussi, « minaret » rime avec « arrêt »
La décision du peuple suisse d’interdire la construction des minarets, qui a suscité la consternation en France, ravirait à n’en point douter les fondamentalistes chrétiens de Ballybán et d’ailleurs en Irlande du Nord !
Il faut dire que ce qui plaît avant tout aux ultras du « tout biblique » de Ballybán dans le mot « minaret », c’est la faculté qu’il a à rimer avec le mot « arrêt ». Ici, on ne s’embarrasse pas de subtilités : lorsque qu’un courageux (voire téméraire !) représentant de la communauté musulmane propose la construction d’une mosquée, les « christianistes » du cru (équivalent chrétien des islamistes, malheureusement surreprésentés politiquement) ne font pas dans le détail. Ils n’interdisent pas seulement la construction d’un élément architectural distinct, tel un minaret ; non : ils opposent un « no » cinglant à toute construction de mosquée, avec ou sans minaret. Voilà qui a le mérite d’être clair.
C’est ce qui est arrivé en 2003 dans la conurbation de Craigavon, une sorte de no man’s land entre les villes de Lurgan et Portadown constitué de lotissements épars séparés par de paisibles pâturages. Un endroit idéal pour une mosquée : de la place, peu de voisins, la proximité de l’autoroute permettant aux musulmans, faibles en nombre et très éparpillés, de pouvoir converger d’assez loin assez facilement. Le propriétaire d’un terrain, d’origine pakistanaise, avait cédé sa parcelle pour accueillir le lieu de culte. Un permis de construire avait été délivré. Bref, on n’attendait plus que les ouvriers en bâtiment. Oui mais voilà : c’était compter sans le fondamentalisme religieux qui empoisonne souvent la vie politique en Irlande du Nord, et pas seulement entre Catholiques et Protestants.
Fred Crowe, un conseiller municipal de la ville (pourtant ancien maire, donc censé être rassembleur), avait déclaré à l’époque que la mosquée risquait d’attirer des militants islamistes (ou carrément des terroristes d’Al-Qaeda), et que de toute façon les habitants d’un lotissement voisin, craignant qu’on leur impose un « mode de vie » tout autre, voyaient la chose d’un très mauvais œil. Sur les ondes de la BBC, notre docteur ès lettres en islamologie arabe (oui, je fais de l’humour…) était allé plus loin, affirmant que le but des musulmans était d’« exterminer la chrétienté », avant de décréter que la « chrétienté est l’ennemi du musulman »…
Son collègue Woolsey Smith avait, lui aussi, accueilli le projet de mosquée avec une méfiance extrême : « Ils affirment qu’ils ne vont pas construire une mosquée de type oriental et qu’on n’entendra pas de gémissements [sic] appelant ces personnes à la prière, mais nous n’avons pas de garanties. Je m’inquiète pour les habitants du quartier car je ne sais pas ce qui les attend. »
Mais bon, comme ce n’est pas politiquement correct d’être ouvertement islamophobe (même en Irlande du Nord), nos deux comparses avaient invoqué des raisons un peu plus terre-à-terre pour s’opposer au projet : le manque de tout-à-l’égout et d’infrastructures routières (pensez : 200 musulmans à tout casser dans un rayon de 50 km, dont 12 familles à proximité, on imagine aisément les bouchons dignes du périph’ le vendredi…).
Mais de quoi se plaignaient les musulmans, au fait ? Ils avaient leur propre lieu de culte, hébergé par une salle des fêtes, après tout, non… ? Bon, c’est vrai, des incendiaires l’avaient fait cramer cinq ans auparavant. Oui, mais il leur restait bien leur imam, non ? Euh… en fait, il avait pris la fuite, avec sa femme et ses deux enfants, leur maison ayant été saccagée par des vandales munis de battes de base-ball. La veille, le « White Nationalist Party » (sombre groupuscule du style Front national) avait distribué des tracts dans le lotissement où cet infortuné imam résidait. Je passe (pour ne pas trop lasser) le coup des pierres jetées à travers la vitre du salon, les injures raciales, ou encore l’épisode de la « roue de voiture qui se détache », concocté par ces boute-en-train de militants du White Nationalist Party… L’imam, sa femme et leurs enfants circulaient sur l’autoroute lorsque la roue s’était détachée.
Tout cela, disais-je, c’était en 2003. Deux ans après les attentats du 11 septembre, donc. C’était encore pire en 2002, quelques mois après ces événements tragiques… Ainsi, des représentants de la petite communauté musulmane de Ballymena —le fief du Democratic Unionist Party, fondé par le pasteur intégriste Ian Paisley—avaient décidé d’offrir un cadeau à la municipalité : une réplique en cuivre des magnifiques motifs qui ornent la porte de la mosquée de la Mecque. Bien mal leur en prit : trois des conseillers municipaux appartenant au Democratic Unionist Party refusèrent ce gage d’amitié entre les religions. James Alexander avait alors déclaré : « Je ne crois pas en la foi islamique [sic] ou leurs traditions et je me méfie suite aux attaques sur New York et Washington il y a de cela un peu plus de six mois. Ils ont massacré beaucoup de gens aux Etats-Unis et ailleurs (…) Il n’y a qu’une seule foi [qui vaille], comme on me l’a enseigné (…) Ce présent comportait un certain nombre d’emblèmes islamiques [sic] et il n’y avait personne pour les traduire. Libre au conseil municipal d’accepter [ce cadeau] s’il le souhaite, mais je ne veux y être mêlé en aucune façon. » Des propos injurieux. Islamophobes. Et passible, bien évidemment, de poursuites judiciaires pour incitation à la haine raciale… Oui mais voilà, la législation en vigueur en Angleterre, très stricte concernant les propos racistes, ne s’applique que dans une moindre mesure en Irlande du Nord… C’est le revers de l’autonomie. Un état de fait qui permet aux représentants politiques de se lâcher s’ils le désirent pour casser du musulman…
Aujourd’hui, les choses ont peut-être un peu évolué… Le Democratic Unionist Party est aujourd’hui le principal parti d’Irlande du Nord (!) et il est obligé de tempérer un peu certaines prises de position… L’arsenal législatif protégeant les minorités s’est également complété. Mais on est toujours loin du compte, ainsi ce rapport, publié en 2006, décrivant l’Irlande du Nord comme la « capitale de la haine raciale en Europe ».
Mais revenons-en à cette fameuse mosquée. Elle n’a jamais été bâtie, étant donné l’hostilité qu’elle avait suscitée. Mohammad Ashraf, le propriétaire de la parcelle de terrain sur laquelle le lieux de culte était censé être construit, avait tenté de dépassionner le débat par le biais de l’humour : « Il n’y aura ni gémissements, ni appels à la prière. De toute façon, qui pourrait les entendre ? Les vaches ? » Les conseillers municipaux n’ont visiblement pas apprécié son humour un peu trop pince-sans-rire à leur goût.
Le plus sidérant dans l’affaire, c’est que les ultras du Democratic Unionist Party se targuent d’être les garants des « libertés civiques et religieuses », valeurs qui auraient inspiré la constitution américaine, les idéaux de la Révolution française, et j’en passe… Bah, après tout, ils ont peut-être raison. Ils défendent, effectivement, les libertés civiques et religieuses… les leurs !