Le Premier ministre, dont le parti devrait dimanche aisément remporter les législatives, s’apprête à décrocher un troisième mandat.
Il est 16 heures, jeudi après-midi au tribunal de Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul. La greffière de la deuxième chambre réajuste la pile de dossiers posée sur son bureau. Ahmet Altan se présente face à la juge. Droit comme un i dans sa veste de tweed, le romancier turc et directeur de la rédaction du journal Taraf, tire de sa poche la feuille sur laquelle il a formulé sa défense. Poursuivi par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan pour diffamation, pour l’avoir qualifié d’"autocrate" dans l’un de ses éditos, c’est le journaliste qui, à trois jours des élections législatives turques, fait le procès du chef du gouvernement. "J’ai peur que tout le pays en paie le prix, lance le romancier. Ce procès montre l’évolution de la personnalité et de l’idéologie d’Erdogan. C’était quelqu’un qui luttait contre le pouvoir de l’armée. Maintenant c’est lui qui veut me mettre en prison".
Le chef du gouvernement turc n’a jamais été très ouvert à la critique. Mais ces derniers mois, il a multiplié les procès contre les journalistes. "D’habitude il demandait toujours des dommages et intérêts. C’est la première fois qu’il réclame une peine de prison", précise Ahmet Altan, devant le tribunal. Dans son édito, l’écrivain soulignait la dérive autoritaire du pouvoir du Premier ministre. À l’approche de ces élections législatives, que son parti, l’AKP, devrait remporter haut la main aujourd’hui, Tayyip Erdogan a multiplié les coups de gueule et les coups de sang. Les partis de l’opposition, les journalistes trop critiques, les médias étrangers, accusés d’être "manipulés par Israël". Les étudiants, les artistes, les défenseurs de l’environnement, les syndicats… Tous ont subi les foudres du Premier ministre.
Une réforme de la Constitution pour mettre en place un régime présidentiel ?
Hautement symbolique, la destruction du monument de l’amitié, à Kars, à la frontière entre la Turquie et l’Arménie, a révélé la brutalité du chef du gouvernement turc. En visite dans cette région en janvier, il avait qualifié cette œuvre monumentale du sculpteur Mehmet Aksöy de "monstruosité". Trois mois plus tard, elle était démantelée. "Notre pays est plein d’horribles statues d’Atatürk et de mosquées construites sans souci esthétique", plaide Ahmet Altan. Avant de poursuivre, ironique : "Imaginez que ce Premier ministre commence à lire des romans. Devrons-nous brûler sur la place publique Mme Bovary parce que le Premier ministre ne l’a pas aimée ? Ou Anna Karenine parce qu’elle a trompé son mari ?" Au pouvoir depuis 2003, Recep Tayyip Erdogan promet de lancer dès la rentrée le chantier crucial de la réforme de la Constitution. L’occasion pour lui de renforcer son emprise sur les institutions du pays. Il a déjà affirmé à plusieurs reprises sa préférence pour une évolution vers un système présidentiel, sur le modèle français ou américain, ce qui suscite, jusque dans son parti, de nombreuses réserves.
Guillaume Perrier, correspondant à Istanbul (Turquie) pour Le Journal du Dimanche