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Les enjeux méconnus des élections turques du 24 juin 2018

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Les enjeux méconnus des élections turques du 24 juin 2018

Par Ibrahim Ari

La vie politique turque est très mouvementée depuis l’annonce des élections anticipées du 24 juin 2018. Celles-ci auraient dû se dérouler en novembre 2019 pour la mise en application du référendum controversé du 16 avril 2017. D’un régime parlementaire datant de plus de 130 ans, la Turquie adoptera un régime présidentialiste assurant au pouvoir exécutif des pouvoirs élargis sans contrôle parlementaire. Pour la première fois, les Turcs éliront simultanément leurs députés et leur président. Ils ont deux mois pour changer ou non le destin de la Turquie dirigée depuis 16 ans par l’AKP et Recep Tayyip Erdoğan.

Aux élections législatives

2 listes se présenteront :

  • Cumhur Ittifaki : L’alliance populaire (AKP-MHP-BBP)
  • Millet Ittifaki : L’alliance de la nation (CHP-Saadet Partisi-IYI Parti/Demokrat Parti)

4 partis se présenteront indépendamment :

  • HUDA PAR
  • Vatan Partisi
  • HDP
  • BTP

Aux élections présidentielles :

  • L’alliance populaire et HUDA PAR soutiendront le candidat Recep Tayyip Erdoğan.
  • Le HDP présentera Selahattin Demirtaş.
  • Vatan Partisi présentera Doğu Perinçek
  • BTP ne présente pas de candidat
  • L’alliance de la nation quant à elle présentera indépendamment ses candidats :
    • Muharrem Ince (CHP)
    • Temel Karamollaoğlu (Saadet Partisi)
    • Meral Akşener (IYI Parti)

L’existence de 10 partis et de 6 candidats exprime le dynamisme de la société turque. La Turquie est un pays qui a subi des sursauts inattendus qui ont changé du jour au lendemain son avenir. Rien n’est encore perdu pour l’opposition qui espère créer les conditions de l’alternance.

Les raisons d’une alternance difficile

Le bloc majoritaire de l’AKP (parti du développement et de la justice, parti au pouvoir) ne permet pas à une opposition fragmentée d’accéder au pouvoir.
L’addition des opposants qui permettrait d’atteindre une majorité n’est qu’une opération mathématique illusoire puisque l’identité des opposants empêche une telle fusion. Cette configuration politique particulière de la Turquie a pour effet d’une part d‘immobiliser l’opposition et de l’autre de stabiliser le pouvoir :

  • L’Anatolie profonde (classe moyenne) vote massivement pour l’AKP, parti revendiquant une identité conservatrice d’inspiration islamique.
  • Les Kémalistes, laïcs du CHP (Parti Républicain du Peuple, centre-gauche) se situent essentiellement sur les côtes maritimes de la Turquie.
  • Le HDP (Parti Démocratique des peuples, gauche/extrême gauche) est représenté essentiellement au Sud-Est de la Turquie par le vote des Turcs d’origine kurde mais aussi dans les villes comme Istanbul du fait d’un attachement à la gauche non kémaliste.
  • Le vote du MHP (Parti d’action nationaliste, droite nationaliste) quant à lui est bien plus épars en ne se concentrant pas sur une zone spécifique tout en ayant un résultat important (2ème parti d’opposition jusqu’en 2016/2017 au basculement de Bahçeli soutenant le gouvernement en place).

Outre la composition sociologique de la Turquie, notons, le non-respect d’un temps de parole égalitaire (principe démocratique permettant la pluralité électorale) notamment sur la chaîne d’Etat TRT (Radio-Télévision de Turquie). Comme suit les temps de parole de chaque parti :

L’alliance du MHP de Devlet Bahçeli avec l’AKP, la composition sociologique de la Turquie, l’échéance très brève de ces élections et les temps de parole inégalitaires sont de multiples obstacles pour l’opposition.

Une nouvelle donne politique brisant les schémas traditionnels

Malgré la concentration de la plupart des médias mainstream au côté du gouvernement, la société civile turque est très politisée. Elle s’organise par des moyens alternatifs (réseaux sociaux, le « terrain »…).

Meral Akşener réussit à capter cette synergie au sein de la société. Elle fonde le 25 octobre 2017 : « IYI Parti » (Bon Parti) et visite en moins de 6 mois environ 60 départements. Le parti s’est déjà implanté dans 80 départements sur 81 de la Turquie.

IYI Parti se place au centre de l’échiquier politique turc dans la volonté de rassembler la frange kémaliste et la frange nationaliste plus à droite.

Les membres fondateurs de IYI Parti proviennent essentiellement du MHP, la droite nationaliste.

Depuis novembre 2015, alors que Devlet Bahçeli porte la responsabilité des scores du MHP qui se réduisent de 16,3 % à 11,9 % (de juin 2015 à novembre 2015), plusieurs personnalités importantes du parti (Meral Akşener, Sinan Oğan, Umit Özdağ) revendiquèrent le changement de la présidence par l’organisation d’un congrès. Ce dernier devait se dérouler le 15 mai 2016 mais fut empêché notamment par le recours des forces de l’ordre.

En septembre 2016, Meral Akşener sera exclue du MHP et à posteriori comme d’autres personnalités (Umit Özdağ, Yusuf Halaçoğlu, Nuri Okutan). Ces opposants au sein du MHP se feront remarquer lors de la campagne référendaire de 2017 en créant une plateforme intitulée « Les nationalistes Turcs disent NON » afin de se distinguer de Devlet Bahçeli. Cette plateforme aura pour effet de priver le pouvoir des deux tiers de l’électorat du MHP en faveur du NON.

IYI Parti rassemble aussi un électorat kémaliste provenant du CHP et représenté par Aytun Ciray devenant le secrétaire général et le porte-parole du nouveau parti. Il provient de la frange droite du CHP se distinguant de l’aile sociale-démocrate de son président Kemal Kiliçdaroğlu.

Alors que la majorité électorale du CHP se situe à l’ouest du pays et s’enracine dans une identité kémaliste, Kemal Kilicdaroğlu a bouclé le parti en désignant la majorité des délégués en sa faveur (l’est du pays, courant social-démocrate). Muharrem Ince tentât de briguer la présidence du CHP mais échoua en raison de ce système le défavorisant. Kemal Kiliçdaroğlu désigna tout de même celui-ci en tant que candidat du CHP à la présidentielle. Par cette manœuvre, Kiliçdaroğlu assure le maintien de son siège au Parlement tout en garantissant son siège à la présidence de son parti.

IYI Parti symbolise la volonté de se libérer des carcans des partis traditionnels dont la présidence est difficile à contester (CHP/MHP) malgré les diverses défaites de ces partis face au pouvoir. L’organisation de l’opposition a sans cesse été compromise par l’échec des partis et de leurs dirigeants.

IYI Parti brise l’immobilité des partis d’opposition en créant un mouvement central. Alors que le CHP insiste pour désigner un candidat commun à la présidentielle (l’ancien président Abdullah Gül [2009-2014], ancien président de la République et membre fondateur de l’AKP) pour l’alliance de la Nation (Millet Ittifaki). Néanmoins, Meral Akşener refuse toute alliance et impacte la présentation d’un candidat propre à chaque parti. Sa volonté première est de ne pas reproduire l’erreur commise lors de la précédente élection présidentielle de 2014, à savoir un candidat unique représentant l’alliance de l’opposition et qui a permis au pouvoir en place de garder la majorité dès le 1er tour. Cette majorité conservée est due notamment à un manque de confiance des électeurs envers un candidat sans réel parcours politique (Ekmeleddin Ihsanoğlu, candidat commun du MHP et du CHP).

C’est la raison pour laquelle, le 24 juin 2018, l’opposition présentera 5 candidats de caractère avec des programmes très marqués afin d’assurer un second tour à la présidentielle le 8 juillet 2018. Meral Akşener atteint son objectif : elle mobilise l’opposition jusqu’ici paralysée devant le pouvoir. Sa personnalité et sa prestance sont des atouts considérables pour l’opposition.

Une personnalité réconciliant les composantes sociales de la Turquie

Erdoğan se maintient au pouvoir par l’usage d’un discours polarisant qui va réduire l’Histoire Républicaine à la confrontation des classes populaires (dont il serait l’unique représentant) aux kémalistes, classe représentant une élite occidentalisée. Erdoğan diffuse un mythe attribuant toutes les causes des dysfonctionnements socio-économiques du pays avant l’arrivée de l’AKP au seul CHP. Or, depuis le passage au multipartisme ce sont les partis de droite qui ont dominé le paysage politique turc.

En toute logique, c’est en la personne de Muharrem Ince qu’Erdoğan trouve son principal adversaire. En effet, ce ne sont pas les voix de ce parti qu’Erdoğan cherche à obtenir puisque c’est le parti d’opposition qu’il diabolise le plus et qui lui permet en outre de garder un discours bipolarisant lui profitant.

La personnalité de Meral Akşener brise ce schéma imposé par Recep Tayyip Erdoğan.

La réconciliation des composantes sociales de la Turquie au sein d’IYI Parti se ressent notamment dans la structuration de son électorat.

En effet d’après l’enquête de Mediar, les interrogés se disant favorables au CHP se composent très majoritairement de personnes ayant une licence alors que ceux qui se disent favorables à l’AKP ont majoritairement un diplôme équivalent au baccalauréat. IYI Parti quant à lui présente autant de personnes étant diplômées du lycée que de l’université, ce qui est un indice de jonction entre des électorats de classe moyenne et de classe supérieure.

Le parcours politique de Meral Akşener est aussi un atout considérable pour rassembler cette Turquie bipolarisée.

  • Meral Akşener provient du DYP (le parti de la juste voie), un parti de centre-droit dont elle a été ministre de l’intérieur sous le gouvernement de coalition (1996-1997) entre Necmettin Erbakan (Premier Ministre – Refah Partisi) et Tansu Çiller(Ministre des affaires étrangères – Dogru Yol Partisi). Elle est touchée de fait par le mémorandum militaire turc du 28 février 1997 qui poussât à la démission du Premier ministre Necmettin Erbakan le 30 juin 1997.
  • Meral Akşener adhère en 2001 au MHP (parti d’action nationaliste) ce qui fait écho à sa jeunesse proche des foyers idéalistes. De 2007 à 2015 elle est élue députée et préside l’Assemblée Nationale. Elle provient donc d’un parti qui critique virulemment les procès Ergenekon/Balyoz menés par la confrérie güléniste et visant l’establishment militaire-laïc (notamment contre Ilker Basbug, chef d’Etat-Major). La tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 étant attribuée à cette même confrérie. Aujourd’hui, IYI Parti réunit de nombreuses personnalités victimes des procès Ergenekon/Balyoz.

Touchée autant par les manœuvres contre un gouvernement de coloration islamiste que par la terreur instaurée par les gülénistes contre les laïcs, Meral Akşener offre aux Turcs une troisième alternative dépassant la bipolarisation de la société laissant même présager la réconciliation des classes sociales.

Vers un pacte Citoyen Républicain ?

Face au piège de l’immobilité de l’opposition et de la bipolarisation des discours politiques de Recep Tayyip Erdoğan, Meral Akşener fragilise déjà le manichéisme politique d’Erdogan qui lui permet de se maintenir au pouvoir et d’abuser de ses prérogatives.

Meral Akşener choisit d’ouvrir sa campagne présidentielle en montrant sa carte d’identité nationale. Par ce geste simple, elle affirme l’identité Républicaine et citoyenne de la Turquie qui consacre l’égalité des citoyens Turcs quelles que soit leurs origines ethniques et leurs confessions. La seule perspective viable pour l’avenir d’un pays est la préservation et la mise en avant des valeurs communes et la non exacerbation des particularismes sans pour autant les nier. Meral Akşener enlace ainsi l’héritage Républicain de Mustafa Kemal Atatürk qui suit les principes de la Raison dans le fondement d’un Etat qui voit à ses frontières se dessiner des conflits ethnico-religieux qui ont détruit et qui continuent toujours de détruire les États par la guerre civile (Syrie, Irak, Israël, Palestine). Dans un contexte géopolitique où les autoritarismes conduisent à l’effondrement des Etats, le peuple Turc choisira-t-il de jouer le jeu de ceux qui veulent entretenir la bipolarisation détruisant le liant social d’une nation ou choisiront-ils la conservation de l’Etat unitaire Turc  ?

La dérive s’accentue de plus en plus et on s’interroge sur le devenir de la Turquie : pourra-t-elle ou non sortir de cette logique autoritaire ? Le politiste Semih Vaner cite les travaux de Dankwart Rustow pour expliquer que l’Etat turc connaît des cycles libéraux et autoritaires qui s’alternent et ceci depuis le mouvement constitutionnel Ottoman. L’AKP pourrait être dans la phase terminale du cycle autoritaire. Toutefois, il ne suffit pas qu’un parti s’essouffle pour produire une alternance, il faut que la société ait pleinement conscience des enjeux afin de mettre en œuvre le changement.

Recep Tayyip Erdoğan a changé petit-à-petit les fondements de la République [affaiblissement du modèle laïc turc, des institutions militaires, de l’identité nationale citoyenne (serment national de l’écolier supprimé, ouvrages scolaires modifiés, hymne national remis en question…)], et ne compte pas s’arrêter là puisqu’il vise à construire une nouvelle Turquie à l’opposé des principes républicains et parlementaires. Seulement c’est l’alternance qui permettra de faire halte à un pouvoir devenu fou. L’alliance de la Nation s’engage à rétablir ces principes qui avaient pourtant permis l’essor de la Turquie.

Avec l’application du référendum du 16/04/2017, le titre du président change. Ce n’est plus un « Cumhurbaşkan » mais un « Başkan » qui sera à la tête du pays. Le mot « Cumhur » signifiant « Peuple » disparaîtra définitivement dans les mains d’un président désireux de représenter non plus son peuple, mais son électorat uniquement.

Le peuple doit choisir entre la République et sa disparition.

Sources :
https://secim.haberler.com/2015/
http://www.yenicaggazetesi.com.tr/trtden-erdogana-67-saat-aksenere-12-dakika-194178h.htm
http://www.yenicaggazetesi.com.tr/anket-sonuclari-aciklandi-aksener-ince-ve-erdoganda-son-durum-2960g-p7.htm
http://www.persee.fr/doc/cemot_0764-9878_1993_num_16_1_1057

Ibrahim Ari.


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