La Russie a été toujours considérée comme un acteur d’opposition à la normalisation des relations de l’Arménie avec la Turquie. On fait une hypothèse que la Russie serait désormais prête à donner le feu vert pour la normalisation des rapports arméno-turcs, même si, cela voudra dire l’affaiblissement de son influence sur Erevan. Durant une longue période, elle n’était pas intéressée par l’amélioration des relations de l’Arménie avec la Turquie. Mais, avec le changement du contexte régional, sa position a évolué et s’est approchée de celle des protagonistes. On va se concentrer ci-dessous plutôt sur les 6 raisons, qu’on a pu repérer, qui pourraient expliquer pour quelle raison Moscou a changé de vision dans cette question :

Ø Tout d’abord, la Russie ne voudrait pas donner encore, après la « Guerre de cinq jours » avec la Géorgie, une mauvaise image d’un État qui détériore les relations de ses voisins. C’est pour cette raison que, les officiels russes ont essayé maintes fois de donner une image d’un État désirant l’ouverture des frontières turco-arméniennes. Ce n’est pas par hasard qu’en juin 2008, le président arménien a invité son homologue turc à regarder le match de football à Erevan (Arménie-Turquie) justement depuis la capitale russe, lors de sa visite officielle en Russie. Cela pourrait être perçu comme un message, tel que la Russie donne son approbation pour le démarrage des négociations.

Ø Deuxièmement, la Russie a des intérêts économiques : Elle a beaucoup investi et établi son monopole sur l’économie arménienne, dont la rentabilité est assez basse. Donc, l’ouverture des frontières bénéficierait avant tout aux compagnies russes en Arménie. À titre d’exemple, la Russie a investi 500 millions $ dans le domaine du chemin de fer arménien. Aujourd’hui, les voies ferroviaires arméniennes fonctionnent à 15%. L’ouverture des frontières rendra, bien évidemment, cet investissement rentable[1]. Citons un autre exemple. L’Arménie a un excédent considérable de production d’électricité et en cas de normalisation de ses relations avec la Turquie elle pourrait exporter une grande quantité d’électricité aux provinces orientales de ce pays. Compte tenu du fait que les différentes sociétés russes sont les propriétaires des principales centrales électriques de l’Arménie et 80 % du système de distribution électrique du pays sont aux mains de différentes sociétés russes, l’ouverture des frontières accroitra tout d’abord des revenus annuels de plusieurs compagnies russes en Arménie.

Ø Troisièmement, la Russie a des intérêts stratégiques. Car, l’ouverture des frontières turques rendrait la Géorgie moins utile pour l’Arménie, et la privera de la rente qu’elle tire des frais de transport du commerce extérieur de ses voisins. Plus de 80 % des interactions commerciales d’Erevan avec les pays du monde s’effectuent via le territoire géorgien. Moscou veut marginaliser/isoler/affaiblir Tbilissi - son voisin « insoumis  » et pour ce faire, la normalisation des relations turco-arméniennes serait un atout idéal. En cas d’ouverture des frontières turco-arméniennes, la Russie n’aurait plus de besoin de traverser le difficile territoire géorgien pour rejoindre l’Arménie, ainsi cela faciliterait le processus d’approvisionnement de son allié stratégique, également, sa seule base militaire dans la région se trouvant sur le sol arménien. Par conséquent, les ports turcs, par exemple Trabzon supprimerait le rôle régional des ports géorgiens en devenant un nouveau passage pour les marchandises européennes et russes venant de l’Arménie. Si la Géorgie perd son rôle de transit pour l’Arménie, cela aurait un coup dur sur son économie et par conséquent sur le régime Saakachvili, tant détesté par Moscou.

Ø Quatrièmement, la Russie suit de près l’inquiétude et la colère de Bakou par rapport à ce processus. Selon les estimations de Moscou, « l’heureux » aboutissement du processus de normalisation apporterait certainement du « froid » dans la fraternité turco-azerbaïdjanaise. Et cette situation ouvrirait de nouveaux horizons pour les relations entre l’Azerbaïdjan et la Turquie. L’accord sur la vente du gaz azerbaïdjanais au Daghestan signé en juin 2009 – en pleine crise dans les relations turco-azéri, démontre bien que la Russie profiterait de la première occasion présentée pour renforcer sa position en Azerbaïdjan.

Ø Cinquièmement, La certitude de la Russie à propos de la fidélité du gouvernement arménien en place l’aurait poussé à donner son avis positif sur cette question. Dans les années 90, Moscou était très jaloux du moindre signe d’amélioration dans les rapports turco-arméniens. Cela est en partie lié aux idées de l’ancien président arménien-Ter Petrossian, qui voyait l’accroissement de l’influence russe en Arménie comme un potentiel danger à la souveraineté du pays et cherchait « vainement » à la remplacer. Depuis, il apparait une idée ou même une crainte à Moscou que dès que l’Arménie s’ouvre au monde et améliore les relations avec ses voisins, elle s’éloignera automatiquement de l’orbite russe. Avec le renforcement du clan originaire du Haut-Karabakh[2] en tête de l’Arménie et la réélection de leur candidat au poste du président de la République en février 2008, la Russie devient assurée de la sincérité pro-russe du régime arménien. Moscou comprend que même si l’Arménie évolue dans ses relations avec la Turquie et l’Occident, cela n’aboutira pas à la détérioration de ses relations avec la Russie et le gouvernement actuel ne « trahira » jamais « son grand frère ». Donc, la Russie ne perçoit plus l’ouverture de l’Arménie au monde extérieur comme le basculement de ce pays à l’occident, comme la Géorgie.

Ø Et enfin, On pense que l’amélioration qu’on observe dans les relations russo-turques est aussi à l’origine du changement de la position de Moscou au sujet de l’ouverture des frontières. Aujourd’hui, les deux pays sont de forts partenaires commerciaux, seul le montant de l’exportation russe vers la Turquie s’élève à 16 milliards d’euros ( 2010) [3]. Cette forte coopération économique entre les deux pays a forcement accru la confiance dans les relations bilatérales. Parce que depuis le début des années 90, la Turquie était perçue par Moscou comme un État ayant envie d’ « envahir » la sphère d’influence qui était russe jusqu’à cette époque-là. On ne peut pas prétendre que leurs relations sont parfaites, mais on peut prétendre que la période de réticences[4] entre eux est actuellement « révolue ».On o observé une coïncidence intéressante entre l’évolution de leurs relations et celle du dialogue arméno-turc. Les visites régulières entre les deux pays juste avant et après la signature des protocoles[5] et les rencontres pérennes entre officiels turcs et russes au long du processus de négociations arméno-turques nous pousse à supposer que Moscou coordonnait bien sa position avec Ankara sur le sujet de l’ouverture des frontières.

Il faut souligner le fait que cette position « pro » de la Russie pour la normalisation des rapports arméno-turcs rejoint celle des États-Unis. Ce serait le cas régional rarement rencontré où les bénéfices de ces deux pays ne sont pas définies selon le principe « à somme nulle ». Mais, l’analyse un peu plus approfondie de cette hypothèse montre qu’elle n’est pas totalement exacte. Car, on peut constater quelques divergences entre les positions des États-Unis et la Russie. Sans doute, les États-Unis souhaitent beaucoup l’aboutissement dans le processus de la normalisation. Mais, au contraire de la Russie, la Maison Blanche ne voudraient jamais que le rapprochement turco-arménien devienne ultérieurement un handicap pour le développement de la Géorgie. La Maison Blanche s’oppose fermement aux efforts de la Russie d’isoler la Géorgie. Sans doute, la Géorgie est le pays le plus pro-américain de la région. Ce pays est même prêt à brûler tous les ponts avec la Russie afin de s’approcher davantage des États-Unis.

Mais, les États-Unis et la Russie partage un point commun sur le fait que la normalisation des relations diminuera la présence iranienne en Arménie. Moscou ne veut pas que l’Iran exporte son gaz vers les marchés occidentaux en développant d’autres projets suivant le pipeline déjà réalisé en 2007. Et, les États-Unis veulent réduire la marge de manouvres de ce pays dans son voisinage immédiat, y compris en Arménie.

Elshan Mustafayev,

Doctorant à l’IEP de Lyon

Article écrit en juin 2010



[1] Crisis Group Repport N°199.p. 32

[2] Ce clan est reconnaissant à la Russie pour son soutien dans le conflit du Haut-Karabakh. La position de ses membres sur ce conflit est très rigide : aucune concession à l’Azerbaïdjan et préservation du statu quo favorable à l’Arménie. Pour ce faire, ils pensent que le facteur russe est une condition sine qua non, et l’Arménie ne doit en aucun cas mettre en cause le partenariat stratégique existant entre les deux pays. Après l’élection contesté, et truquée selon les observateurs internationaux, de S. Sarkissian au poste du président de l’Arménie, la Russie lui a apporté son plein soutien, alors que la légitimité des élections était largement mise en cause par de nombreux observateurs internationaux. Aujourd’hui la Russie est devenue un garant du gouvernement actuel. Moscou comprend que quel que soit le niveau de « rapprochement » entre Ankara et Erevan le régime actuel, à cause des soucis liés sa survie au sommet du pouvoir, aura toujours besoin de l’appui de la Russie.

[3] Les statistiques de la Commission européenne : Disponible sur : http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2006/september/tradoc_113456.pdf

[4] Voir Chapitre 1 A.a. 2 « La rivalité russo-turques et turco-iraniennes au Caucase du Sud ».

[5] En février 2009, le président turc Abdullah Gül a été le premier président de la Turquie ayant visité Moscou depuis les relations diplomatiques entre les deux pays. En janvier de la même année le premier ministre turc vient à la Russie. Juste un mois avant l’invitation du président arménien au match du football, il était allé voir en Russie le premier ministre Poutine. Deux mois après le démarrage du processus en juin, en aout Poutine visite la Turquie. Un autre signe symbolique, la Russie autorise au président turc de visiter le Tatarstan- République autonome turcophone au sein de la Russie.