Par Özcan Türk
« Bir Başkadır », tel est le curieux nom de la série turque diffusée sur Netflix depuis le 16 novembre. La série, écrite et réalisée par le scénariste turc d’origine circassienne Berkun Oya, est disponible en occident sous le nom tout aussi singulier « Ethos ». Cette série de 8 épisodes fait un tabac parmi ses spectateurs. Elle est très commentée sur les réseaux sociaux.
Je l’ai visionnée.
Voici donc mes commentaires en 10 points.
1)◾️ Tout d’abord, on ne peut s’empêcher de vouloir comprendre le sens du titre qui parait très sibyllin, tant dans la version originale turque qu’en français. On appréhende progressivement les 2 appellations au fur et à mesure des épisodes.
« Bir Başkadır » peut être traduit par « Quelque chose de différent » qui résonne avec la célèbre chanson populaire « Bir Başkadır Benim Memleketim » (Mon pays a quelque chose de différent) interprétée par Ayten Alpman.
Quant au mot grec « Ethos », il signifie « coutume » et fait référence aux traits communs d’une société. Le réalisateur turc a astucieusement traduit sa série par Ethos car le spectateur occidental serait, de toute évidence, bien incapable de comprendre « Bir Başkadır » qui s’enracine dans l’âme socioculturelle turque. Ethos traduit justement le sens de cette production qui est une capture d’écran de la société turque, une représentation perspicace et nuancée.
2)◾️ La série baigne, tout entière, dans les musiques et les couleurs de Yeşilçam, le cinéma turc des années 60 à 80 qui a fondé les références cinématographiques, musicales et artistiques de la culture populaire turque.
Ainsi, le spectateur turc se délecte d’images d’archives, de tons rétro, et du concert de Ferdi Özbeğen, chanteur très célèbre dans les années 80, qui vient clore, avec nostalgie, les premiers épisodes en guise de générique de fin. Sa chanson « Gündüzüm Seninle » capture magnifiquement mes racines avec un mélange d’émotions très turc de joie et de chagrin.
Tout cela fait délicieusement écho à « Bir Başkadır Benim Memleketim » (Mon pays a quelque chose de différent) d’Ayten Alpman.
3)◾️ La grande qualité du réalisateur Berkun Oya est de ne surtout pas porter de jugement sur les différents protagonistes et groupes mis en scène. Il montre, il propose. Il ne dit ni le bien, ni le mal. Il n’y a ni flatterie, ni avilissement. La série rapporte les histoires de groupes d’individus qui vivent tous dans le même pays mais qui sont fondamentalement très différents, voire antagonistes. Alors que le spectateur est tenté de porter un jugement sur tel ou tel groupe, les épisodes le rattrapent et le forcent à la sagesse en rappelant la profonde humanité inhérente aux différents personnages.
Au moment où l’on juge l’autre personne, on arrête d’apprendre. Au moment où l’on fait l’effort de comprendre et l’on sympathise avec l’autre, on comprend toute la complexité, les contradictions et la beauté de la condition humaine.
En ce sens, il convient de féliciter le réalisateur qui a produit là une véritable œuvre cinématographique.
4)◾️ Les groupes déclinent leurs différences idéologiques (laïcs, progressistes, dévots, conservateurs, voilées, non-voilées,…) ; ethniques avec une famille d’origine kurde mais qui est déchirée, et sexuelles avec une fille d’imam qui cède à son orientation lesbienne.
Toutefois, il convient de souligner que la radicalité de ces différences, bien que réelle, représente une minorité en Turquie. Ainsi, dans l’écrasante majorité des cas, la population turque est une coloration subtile de toutes ces différences mais des groupes qui s’articulent exclusivement sur ces différences sont une frange de la population turque. Ainsi, une famille très aisée qui passe toutes ses vacances à Londres, Paris ou New-York et qui est à ce point déconnectée de la réalité turque ; ou bien une famille très religieuse qui est totalement aliénée à son imam au point de le placer au centre de toutes ses décisions, sont des cas qui existent mais sont très rares.
5)◾️ La série a le mérite de montrer une réalité, celle d’une population turque idéologiquement très polarisée, divisée et prisonnière de ses maux.
Ainsi, quel que soit le groupe, les douleurs, les problèmes et les sentiments sont souvent refoulés ce qui engendre des traumatismes psychologiques. Les individus ont une sensibilité à fleur de peau, prêts à exploser, d’ailleurs, beaucoup cèdent à la violence verbale et physique comme le montre la série.
6)◾️ Il est juste de souligner la très grande qualité de jeu des acteurs. Ils interprètent leur rôle avec brio. Leur performance d’acteur est tout bonnement fascinante !
En outre, la réalisation est très performante avec des plans fixes serrés, des zooms astucieux pour mieux dévoiler la psychologie des personnages qui sont souvent happés par les tourments de la vie, malmenés par des convulsions socioculturelles, écrasés sur des congères traumatiques, bref déséquilibrés par les difficultés de la vie. Tout le monde semble être en proie aux préjugés et à la peur. Chacun est aux prises avec ses propres problèmes, ombres et démons.
7)◾️ Bien que ces individus vivent tous dans le même pays, leurs différences sont tellement radicales qu’elles se dressent tel un gouffre abyssal entre eux. Ces groupes sont cloisonnés, ils ne se côtoient pas, ne se parlent pas, ne se comprennent pas, ne vivent pas ensemble. Chacun a du mépris pour l’autre qu’il ne connaît que très superficiellement. Pourtant, ces différents individus souffrent tous. Ils vont être amenés à se côtoyer mais surtout à dialoguer. Un dialogue sain et surtout salutaire qui va les confronter à leurs contradictions et à leurs maux. Et c’est précisément ce lien à l’autre, à travers le dialogue, qui va être salvateur pour chacun d’eux. On est tous différents, on juge et on méprise l’autre, on alimente et on nourrit même involontairement l’altérité. Pourtant, c’est l’acceptation et la part d’humanité qui font de nous une société, un peuple, une population, des êtres humains sereins et apaisés.
« Si on verse de l’eau bouillante sur le café, on risque de le brûler, il faut être patient avec lui » explique l’un des personnages. La même chose vaut avec les émotions et le jugement humains. Cela ira mieux si vous vous refroidissez un peu. Attendez un peu plus avant de juger durement l’autre. Tentez d’appréhender le côté humain qui nous relie et nous unit.
8)◾️ Au final, Ethos, « Bir Başkadır » est l’une des meilleures séries qui m’ait été donnée de visionner. Je salue l’initiative courageuse de Netflix en sélectionnant une série dramatique turque à caractère socioculturel qui est bien éloignée des films d’action américains. Par ailleurs, la qualité de cette production turque contraste avec les habituelles séries turques à vocation commerciale.
9)◾️ « Bir Başkadır » est ce feuilleton qui rappelle que, oui, la population turque possède ce « quelque chose de différent », d’unique qui est une véritable richesse et source de fierté telle que chantée par Ayten Alpman mais à condition de bien gérer son versant socioculturel. En effet, cette pente est escarpée et accidentée. Elle est souvent jalonnée de douleurs, d’incompréhensions, de stigmatisations, de mépris, de rejets, de condescendances, bref de tant de souffrances humaines. Et c’est bien l’humanité qui nourrit l’âme de chacun de ces individus très différents qui fait leur force et permet de construire un avenir commun, une société de vivre-ensemble dans laquelle chacun se reconnaît : l’Ethos.
10)◾️ Visionnez Ethos, « Bir Başkadır » ! Vous aimerez encore plus les Turcs, un peuple coloré, parfois en souffrance, souvent incompris, terriblement sensible mais profondément attachant et humain.