LETTRE OUVERTE AUX REPRESENTANTS DE LA NATION
Strasbourg, le 17 janvier 2012
Mesdames, Messieurs les Sénateurs,
Dans quelques jours, le Sénat examinera publiquement la proposition de loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi transmise par l’ Assemblée Nationale qui l’a adoptée le 22 décembre 20111 au terme d’une discussion publique n’ayant réuni qu’une cinquantaine de Députés. C’est dans ce contexte grave et au titre de notre double appartenance, française et turque, qu’il nous revient de vous faire part de nos observations suivantes.
A titre préliminaire, nous souhaitons réitérer la position suivante selon laquelle nous sommes résolument opposés à toutes postures dogmatiques des Etats. En effet, qu’il s’agisse de la Turquie, de la France ou de tout autre Etat, nul ne saurait, légitimement et avec responsabilité, arguer d’un titre quelconque qui déboucherait sur une prise en otage des peuples et communautés respectives. De tels agissements ne peuvent aboutir qu’à pourfendre littéralement un processus de dialogue long et sinueux qui a été amorcé depuis quelques années au sein de la société civile en Turquie. La “communauté turque” de France aspire à un même élan avec ses concitoyens arméniens, car qu’on le veuille ou non, en tant que citoyens français, nous partageons un même toit, un même dessein, celui de la République française. A ce titre, nous sommes désireux que ce débat parvienne à une solution dans le cadre d’un dialogue public historique qui se doit d’être apaisé et rationnel en vue de l’établissement de la vérité historique. Nous insistons à nouveau sur le fait qu’aucun voile ne saurait être tiré, à nos yeux, sur un quelconque drame de notre histoire, et dès lors qu’une erreur a été commise dans le passé et qu’un préjudice a été causé, il convient de le réparer nonobstant les qualifications qui pourront lui être rapportées.
A présent, nous voulons nous focaliser sur la Loi de la République - en tant qu’effigie du sens commun - et ses finalités. Du point de vue de la philosophie politique, Paul Dumouchel2 (philosophe politique à l’Université Ritsumeikan de Kyoto) tentait de définir ce qu’était une bonne loi, c’est à dire de juger de sa valeur, à l’aune de 3 critères : la justice (« une bonne loi est une loi juste, au minimum c’est une loi qui ne commet pas d’injustice [et qui] ne pénalise pas inutilement un groupe particulier »), l’efficacité sociale (« une bonne loi poursuit un objectif qui est à l’avantage de tous, ou du moins du plus grand nombre, et elle est ainsi faite qu’elle va permettre de l’atteindre »), et enfin le fait qu’elle ne saurait constituer un motif de désordre. Or sur ces trois points, un examen attentif des faits laisse indubitablement présager que ces caractéristiques ne seront guère réunies en l’espèce.
En effet, premièrement cette proposition est perçue comme indigne de la patrie de la Liberté et injuste par les citoyens franco-turcs, puisqu’entraînant une criminalisation latente généralisée d’une partie conséquente du corps social, et ce, pour un délit d’opinion à propos d’une question historique sur laquelle les débats à l’œuvre dans les différentes sphères sociales démontrent nettement qu’il est impossible de parler d’un « consensus » en la matière.
Sur le second critère, ainsi que nous l’avons écrit, il est vain de croire qu’une telle législation parviendra à soustraire à la majorité des Français d’origine turque et aux historiens, leurs pensées ou manières de voir sur cette question. En outre, force est de constater qu’une telle proposition ne poursuit aucunement un « objectif qui est l’avantage de tous ». Comment en convenir autrement lorsque les débats du 22 décembre 2012 au sein du Palais Bourbon ont fait ressurgir des relents éminemment communautaristes appelant à honorer la « promesse », la « dette », le « devoir moral » de la Représentation nationale à l’égard de la communauté arménienne ? Il s’agit, selon nous, d’une violation flagrante de l’esprit même de la République : l’intérêt général censé être incarné par la Loi disparaît, et la Loi perd de son essence en s’éloignant de la maxime selon laquelle « la Loi est l’expression de la volonté générale » (art. 6. DDHC). Par ailleurs, un tel mouvement législatif ouvrira indéniablement la voie à un engrenage de la concurrence mémorielle dépravant encore plus l’indispensable partage d’un sens commun.
De surcroît et en dernier lieu, cette loi est susceptible de fragiliser le pacte social, puisque les efforts de rapprochement entre citoyens français d’origine arménienne et d’origine turque seront alors compromis. Et plus grave encore, les efforts d’intégration des citoyens français d’origine turque seront plus que mis à mal, dès lors qu’ils auront du mal à se reconnaître dans la Loi de la République. Les tabous et les préjugés sur cette question perdureront avec l’institutionnalisation d’un ressentiment par la Loi. Et cela serait alors susceptible d’aiguiser et d’accentuer davantage les postures extrêmes et les réflexes partisans. Ce qui constitue à long terme une menace manifeste sur la paix sociale française. En somme, cette proposition, si elle venait à être adoptée, ne saurait nullement servir le processus de réconciliation entre ces deux pays et ces deux peuples : il le freinera voire même l’entravera significativement, éloignant davantage l’espoir d’une issue à ce contentieux. Et la France risquerait de ne plus disposer de leviers d’action efficaces pour influer positivement sur un dialogue et une empathie d’une nécessité de plus en plus criante.
A ce stade, nous n’allons pas revivifier la controverse de savoir s’il revient ou non au législateur d’écrire et d’imposer pénalement l’histoire. Cette question a été longuement débattue, et d’éminents historiens3 suivis de l’ Assemblée Nationale4 ont exprimé leur conviction solennelle en vertu de laquelle la Loi ne devait aucunement s’immiscer dans la recherche de la vérité historique.
Quant aux risques d’inconstitutionnalité d’une telle loi, plusieurs juristes - dont des professeurs de droit, des avocats, un ancien président du Conseil Constitutionnel - les ont déjà soulignés (principe de légalité des délits et des peines, atteinte à la liberté d’opinion et d’expression, atteinte à la liberté des enseignants et des chercheurs). Mais c’est surtout votre assemblée, qui, consciente de ces griefs, avait rejeté une proposition de loi similaire le 4 mai 20115.
Aussi cette proposition de loi a, selon nous eu un double mérite, celui d’inciter fortement la “communauté turque” de France à réfléchir plus amplement à propos de ce débat et à se questionner pour se libérer de ses propres préjugés et approches hâtives sur ce sujet. Un autre aspect positif a été la prise de conscience d’une majorité fulgurante de Français originaire de Turquie de leur statut de citoyen, et des droits et des devoirs y afférents afin de ne plus être des citoyens en acte mais plutôt des citoyens en puissance. Nous redoutons que l’adoption définitive de cette loi mette en péril tous les efforts initiés de bonne foi au sein de la “communauté turque” en vue de parvenir à une solution.
Confiant dans la sagesse de la Haute Assemblée, nous estimons que ladite proposition de loi ne saurait constituer le remède à laquelle aspire cette issue, et vous demandons, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, de ne pas l’adopter. Et dans le but d’impulser une démarche constructive et pacificatrice, nous pensons que la Haute-Assemblée pourrait, sur la base de l’article 34-1 de la Constitution, adopter une résolution soutenant les initiatives civiques, culturelles et scientifiques allant dans le sens du rapprochement entre les deux communautés.
Restant à votre disposition pour tout complément d’informations relatif à nos observations, nous vous prions de bien vouloir agréer, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, l’expression de notre haute considération.
Au nom du Comité de direction du Congrès des Etudiants Turcs de France
Hakki Unal, Président
Selim Degirmenci, Vice-président